2 - Langages, modes, formes, genres : essai de typologie des discours convoqués

Si les énoncés ajoutés à la trame narrative sont assez aisément repérables, il convient de savoir les décrire avec précision. Nous nous proposons ici de fournir quatre critères d’analyse, qui renseignent sur une bonne part de la spécificité de chaque unité stylistique : le langage, le mode, la forme et le genre. Nous ne voulons pas engager de débat à leur sujet, notre but étant l’isolement de principes permettant d’établir une discrimination entre les divers discours convoqués dans les romans 654 . De même, quoique les types de ces énoncés soient en nombre élevé mais pas illimité, nous ne visons en rien leur relevé systématique.

Par « genre », nous entendons un type de discours englobant, qui induit des contraintes d’écriture à l’échelle d’une œuvre entière. Parmi les genres, reconnus ou non à la Renaissance, nous trouvons représentés dans nos romans, à des échelles diverses, l’histoire, le théâtre  il y a un statut scénique des échanges que Panurge a avec Trouillogan et avec un frère Fredon  et le lyrisme  Panurge, frère Jean et Pantagruel parlent en rimes ‘«’ ‘ par fureur poëtique ’». Quant aux genres narratifs, ils sont bien sûr très présents : l’épopée marque de son empreinte le récit des exploits de frère Jean défendant la vigne de Seuillé ; le roman de chevalerie et la chanson de geste tardive s’imposent dans la présentation du combat de Pantagruel contre Loup-garou, de Quézinstra contre l’amiral qui tient le siège de la ville d’Élivéba et d’Alector contre deux loups-cerviers des montagnes d’Arménie. De plus, des chapitres entiers reprennent la forme du conte ; c’est le cas, par exemple, de l’histoire de Thanaise et de Désaléthès, de celle du tour de Panurge à une ‘«’ ‘ haulte dame de Paris ’» et de celui d’un laboureur de Papefiguière à un petit diable.

Par ‘«’ ‘ forme ’», nous entendons une réalisation textuelle soumise à des règles de composition, mais dont l’étendue est moindre que le genre. Par ce moyen, nous souhaitons distinguer, par exemple, la poésie lyrique du sonnet. Très nombreux sont les poèmes à forme fixe dans nos romans : des brocards de carabins aux chansons de grand-mère en passant par les épigrammes licencieuses et les énigmes, toute la gamme des compositions versifiées, souvent pratiquées dans la lignée des grands rhétoriqueurs, est représentée. Citons également des formes comme la lettre, la réflexion morale, le développement philosophique, l’épitaphe, la declamatio, le sermon, la plaidoirie et la prédiction. Rien n’empêche, d’ailleurs, les auteurs de détourner d’anciennes formes pour en créer de nouvelles. À grand renfort de jeux sonores, Rabelais invente le blason composé seulement d’adjectifs, la description des « contenences » anatomico-morales, la classification de mets raffinés selon qu’ils sont viandes ou poissons et l’exposé de l’ascendance généalogique qui remonte jusqu’aux origines bibliques ; il présente souvent ces énoncés sous forme de listes, de manière à en faire sentir la cohésion. De son côté, Des Autels se plaît à imaginer, en guise d’éthopée de Trigory et de Fanfreluche, un « calepin d’injures », pour l’un, et une succession interminable de comparaisons dégradantes, pour l’autre.

Par « mode », nous entendons une modalité énonciative et un acte de communication particulier. Il s’agit surtout des cinq types d’énoncés suivants : descriptif, narratif, argumentatif et didactique, les modes interrogatif et injonctif apparaissant moins souvent dans le roman. Ce sont des catégories essentielles pour la définition des unités stylistiques du roman puisque, à la différence du genre et de la forme, elles tiennent compte de l’instance à l’origine du discours. Par exemple, nous avons des récits de songes dans Alector et dans les Angoysses assumés par le narrateur tandis que, dans le Tiers livre, c’est Panurge qui relate son rêve. De même, la description d’un personnage  Panurge par Alcofribas et Alector par son père  n’a pas la même portée selon l’identité du locuteur qui la produit. Mais les modes entrent très souvent en combinaison avec d’autres catégories. Ainsi, les récits de combat font toujours intervenir des genres  épiques ou chevaleresques  aux procédés repérables. Par exemple, l’argumentation de Bridoie devant le tribunal de Mirelingues met en œuvre le mode argumentatif dans le cadre d’une plaidoirie ainsi qu’un jargon de mauvais latiniseur, mêlé de patois. De plus, un locuteur peut prendre les traits d’une autre instance d’énonciation : dans sa description de Durat puis de Priscaraxe, Franc-Gal parle en naturaliste ; Quézinstra s’adressant aux rebelles de Bouvaque et Franc-Gal aux peuples scythes parlent le langage politique.

Enfin, nous pouvons parler de « langage », terme dont nous usons par ailleurs dans un sens non spécifique, pour définir trois choses différentes : soit une langue existante ou inventée, soit un énoncé émanant d’un représentant archétypique d’un champ du savoir, soit un discours tenu par un des personnages du roman. Autrement dit, hormis dans le cas de l’usage strictement linguistique, un langage peut renvoyer aux propos que l’on attribue par convention au théologien, au scientifique ou à l’homme de loi  sans qu’ils s’actualisent dans une forme spécifique , ou bien il peut désigner la prise de parole ponctuelle d’un protagoniste. Le langage monacal de frère Jean collecte ainsi des bribes de latin de cuisine, mais ne se présente pas souvent sous les espèces de l’homélie. Les figures des savants du Tiers livre sont assez connues pour que nous omettions d’illustrer précisément la superposition entre le langage érudit abstrait et la prise de parole singulière des intervenants : dans ce roman, les personnages rencontrés par Panurge sont détenteurs d’un savoir. Le discours amoureux est peu représenté dans Alector et dans la Mythistoire, tandis que la casuistique sentimentale occupe diverses autorités, civiles et religieuses, dans les Angoysses. Au sujet de la restitution de la parole des personnages, notons que le dialogue occupe une place essentielle dans nos huit romans. Mieux, ils s’ingénient à mêler récit et discours : dans la première partie des Angoysses, le discours narrativisé constitue une variante du monologue intérieur, tandis que ce type de témoignage chez Rabelais, appliqué à des protagonistes secondaires, est plutôt le signe d’une déformation de leurs paroles  elles peuvent être restituées, selon la terminologie de Genette, sous la forme d’un discours soit direct, soit indirect, soit indirect libre, soit narrativisé. Il est flagrant de constater combien nos romanciers tirent parti de cette pluralité des manières d’introduire la parole de personnages. Or si le narrateur a souvent les moyens de s’immiscer dans le propos des personnages, est sérieusement remise en cause l’idée d’une ligne narrative pure : dans nos romans, la narration, difficilement séparable de langages rapportés, s’avère d’abord un récit de paroles.

En somme, le nouveau roman de la Renaissance introduit dans son entité une quantité étonnante de genres, fort anciens ou contemporains ; il rassemble des acquisitions formelles de toutes sortes et fait état des connaissances et de l’érudition de son temps. Pour cerner les capacités métamorphiques de celui-ci, nous avons tenté de recenser des outils d’analyse valables pour chaque unité discursive. Notre balisage reste cependant limité : il n’inclut pas le discernement de la tonalité ou de l’idéologie adoptées par le locuteur, qui supposent toutes deux une étude globale des discours en présence ; il permet seulement de faire un premier repérage et, surtout, d’orienter la saisie des énoncés dans une perspective stylistique, énonciative et générique, plutôt que thématique, génétique ou psychologique.

Notes
654.

Nous suivrons les données des trois ouvrages de référence suivants : J.-M. Adam, Les Textes, types et prototypes, Paris, Nathan, 1992 ; P. Larthomas, Notions de stylistique générale, Paris, P.U.F., 1998 ; K. Cogard, Introduction à la stylistique, Paris, Flammarion, « Champs Université », 2001.