Chapitre 2
Le problème de l’unité du roman :
un récit sans forme ou au carrefour de toutes les formes ?

‘Doucement me reconforte
Une chatte à moitié morte
Qui chante touz les jeudis
Une alleluye si forte
Que le clichés de nos porte
Dist que siens est li lendis,
S’en fu uns leus si hardis
Qu’il ala, maugré sa sorte,
Tuer Dieu en paradis,
Et dist : « Compains, je t’apporte
Celle qui mon cuer a pris. »
Fatrasie de Watriquet de Couvin 668 .’

Quelle idée François Rabelais, Hélisenne de Crenne, Guillaume des Autels et Barthélemy Aneau pouvaient-ils se faire de leurs compositions romanesques ? Quelle impression les contemporains ont-ils retenue de textes déroutants, si différents des formes d’écriture de l’époque ? Il est presque impossible de répondre à une telle question. L’exigence de pluralité linguistique, que nous estimons primordiale pour le renouvellement du genre, ne devait pas être perçue, sinon très intuitivement, par les lecteurs de la Renaissance. Pour eux, les œuvres concernées ne ressortissaient d’ailleurs pas au roman ; elles se caractérisaient simplement par leur appartenance à la littérature de divertissement. Il est frappant de constater que les auteurs eux-mêmes ont fait peu d’efforts pour situer leurs productions dans le système des genres alors en vigueur ou pour les comparer aux types de récits non envisagés par les arts poétiques : l’emploi des notions de « veritable histoire »et d’» histoire fabuleuse » présente l’avantage de cristalliser la haute idée qu’ils ont d’une forme neuve de narration, sans induire de classement typologique précis. En dehors du relevé lexical, il est d’autres indices qui nous permettent de confirmer cette analyse : en diverses occasions, les auteurs ont livré des éléments qui renseignent, directement ou indirectement, sur leur mise en œuvre d’une poétique atypique. Pour commencer, Aneau et Des Autels ont exprimé une conception similaire de la prose française. Le Quintil horacien, sûrement publié dès 1550, et l’édition de 1551 de la Replique aux furieuses defenses de Louis Meigret s’en prennent conjointement à la Défense : ces discours reprochent à Du Bellay de défendre une poésie lyrique affectée et pensent que l’illustration de la langue vernaculaire doit passer par l’imitation de Cicéron. Ouvrant son commentaire sur le second livre de la Défense, Aneau préconise ainsi aux « bons orateurs Français » de mettre par écrit les ‘«’ ‘ belles et bonnes, et prudentes oraisons, harangues, Actions, Conseils, Sentences et paroles »’ qu’ils prononcent à voix haute. En effet,

‘[…] en très bon et pur langage Français [y] sont traitées et déduites diverses choses graves et honnêtes appartenantes et nécessaires à la vie commune, et à la conservation de la socialité des hommes, et non pas plaisantes folies, et sottes amourettes, fables et propos d’un nid de souris en l’oreille d’un chat 669 .’

Aux formes de discours héritées de la rhétorique grecque et latine, Aneau oppose de manière méprisante des écrits hétéroclites de type lyrique  comme il dit plus loin, ‘«’ ‘ la subtile jonglerie de la plus grande partie des Poètes » ’: ce qu’il promeut, c’est une écriture en prose de type oratoire. Il en va de même pour Des Autels : constatant le manque laissé par l’inachèvement de l’Orateur français de Dolet, il s’engage à montrer à l’avenir qu’il existe des ‘«’ ‘ nombres en prose »’ ‘ 670 ’ ‘. ’S’il se montre réticent à l’égard des réalisations des prosateurs du début du siècle, il formule son espoir de voir un jour l’écriture non versifiée porter les belles couleurs de l’éloquence :

‘Je ne parleray point des proses Françoises, pource que nous en avons bien peu de nostre invention, après l’institution de Budé et quelques œuvres de theologie : car en Jean le Maire quel bon cerveau recevra en prose, ces prolixes descriptions poëtiques ? Mais j’espere que cest heureux siecle y pourvoira, et nous fera naistre comme des Poëtes, des Historiens, des Orateurs, et des Philosophes 671 .’

Mais la misère de l’imitatio ciceroniana sera telle qu’en dehors des arts rhétoriques ramistes, aucun traité portant spécifiquement sur « l’elocution Françoise » ne paraîtra au XVIe siècle. Au niveau des productions, ceux-là même qui prônent une pratique de la prose d’intérêt public et à visée didactique seront parmi les premiers à choisir de cultiver le domaine de la fiction. N’est-ce pas la preuve qu’Aneau et Des Autels, se mettant à l’écart de la politique culturelle d’appropriation du prestigieux numerus oratorius, inventent en toute conscience une prose distincte de l’éloquence ? Chez H. de Crenne et Rabelais, le hiatus entre la hiérarchie officielle des formes d’expression et la marginalité de leurs textes est explicitement formulé dans le métadiscours romanesque. Dans l’épître finale de la première partie, Dame Hélisenne s’excuse ainsi d’avoir dû traiter d’» Amours impudicques » et de n’avoir su le faire dans un « langaige plus orné et modeste » :

‘Bien suis certaine que ceste mienne petite œuvre se trouvera de rude et obnubilé esperit, au respect de celles que povez avoir leu, qui sont composées par les Orateurs et les Hystoriographes, lesquelz par la sublimité de leurs entendemens composent livres, dont les matieres ne sont moins jocundes que difficiles et ardues : mais en cela me doibt servir d’excuse, que nostre condition fœminine n’est tant scientificque que naturellement sont les hommes 672 .’

Sous une modestie féminine qui relève de la captatio benevolentiae, elle affiche son choix d’une matière amoureuse et refuse l’érudition au profit de la peinture fidèle des sentiments : ‘«’ ‘ comme celle qui totallement est studieuse et affectée pour […] faire congnoistre [s]on affection ’» à ses lectrices, la romancière explique la distance de son texte par rapport à la prose savante des orateurs et des historiens par le respect du serment qu’elle a fait de révéler une vérité personnelle. En faisant référence ensuite à la science de « literature », elle se montre également consciente des exigences de la création artistique et place son récit en compétition avec les différentes parutions contemporaines. Dans le prologue du Cinquiesme livre, probablement rédigé vers 1544, le retournement du topos de l’incapacité en promotion d’une forme basse de littérature est plus spectaculaire encore. Rabelais commence, en effet, par exalter toute une génération de ‘«’ ‘ poëtes et orateurs Galliques ’» antérieurs à la Pléiade ; il loue leur traitement de matières élevées et déplore d’être incapable de les imiter :

‘Je contemple un grand tas de Collinets, Marots, Drouets, Saingelais, Sallets, Masuels, et une longue centurie d’autres poëtes et orateurs Galliques. Et voy que par long temps avoir en mon Parnasse versé à l’escole d’Apollo, et du fons Cabalin beu à plein godet entre les joyeuses muses à l’eternelle fabrique de nostre vulgaire, ils ne portent que marbre Parien, Alebastre, Porphire, et bon ciment Royal, ils ne traitent que gestes heroïques, choses grandes, matieres ardues, graves et difficiles, et le tout en rethorique armoisine, cramoisine : par leurs escrits ne produisent que nectar divin, vin precieux, friand, riant, muscadet, delicat, delicieux, […] imitez les si scavez, quant est de moy imiter je ne les scaurois […] 673 .’

Tout en faisant cet aveu de faiblesse, le romancier défend l’existence de son propre « Parnasse » et le fait qu’il a bu, lui aussi, à la source d’Hippocrène. Il peut ensuite soutenir, en barbe des ‘«’ ‘ rappetasseurs de vieilles ferrailles latines ’», la valeur de la « langue vulgaire » et, par une comparaison avec Ésope, laisser entendre la contribution de l’œuvre d’un ‘«’ ‘ petit riparographe’ ‘ 674 ’ ‘ » ’à l’enrichissement de la littérature nationale. Du coup, il imagine les lettrés sérieux lisant ses livres avec le même intérêt qu’Alexandre de Macédoine portait aux traités d’Aristote : voilà l’écriture de romans paradoxalement intégrée au mouvement d’illustration de l’idiome national ! Finalement, à des degrés divers, nos quatre romanciers mettent en avant la bouffonnerie, la légèreté, voire l’inutilité, de leurs œuvres afin de revendiquer l’existence d’une forme mineure de composition. Sans militer en faveur d’un genre précis, ils refusent de faire allégeance à la prose rhétorique et cherchent à délimiter un espace propre pour la création romanesque.

Pour expliquer le mutisme des auteurs sur la catégorisation de leurs textes, au delà des précisions archigénériques, nous formulons l’hypothèse qu’ils ne pouvaient défendre les droits à la reconnaissance du genre qu’ils inventaient pour la bonne raison que celui-ci tend à accueillir en son sein toutes sortes de formes d’écriture. De fait, si l’originalité du nouveau roman est indicible, c’est qu’il met en œuvre la bigarrure verbale et le mélange des genres : il ne peut être ajouté aux autres dans le système des genres parce qu’il se constitue par l’intégration de ceux-ci. En cela réside aussi le risque de la mise en péril de sa plastique romanesque. Nous retrouvons ici le problème de la définition du roman en général comme anti-genre : par le réemploi qu’il fait depuis ses origines d’unités stylistiques de toutes natures, donc parce qu’il est au carrefour de toutes les formes, des théoriciens actuels n’hésitent pas à le voir comme un mode d’écriture sans forme 675 . Mais si l’ouverture à de multiples catégories littéraires et discours non codifiés constitue une loi intemporelle du genre, chacune de ses manifestations cherche, en fait, à conférer à son hybridité naturelle une unité supérieure. Dans le cas de nos romans, il s’agit donc de déterminer les garde-fous qui leur évitent de tomber dans la fatrasie, quoiqu’ils aient en commun avec le poème cité en exergue de collecter des fragments hétérogènes de situations linguistiques. Nous verrons, pour commencer, que les auteurs se plaisent à mettre en cause leur unité compositionnelle en élisant non pas une, mais plusieurs formes pour en régir la structure d’ensemble. Or la possibilité de ranger les œuvres en sous-genres distincts nous semble attester l’existence de principes unifiants de composition dans chacune d’elles. Enfin, une preuve suprême que le nouveau roman n’est pas un genre sans canons sera peut-être donnée par leur rapprochement avec des types de fiction qui allient également la narration et le plurilinguisme ; le tout sera d’établir une discrimination entre les unes et les autres…

Notes
668.

Citée par D. Poirion dans Le Moyen Age, op. cit., t. II, 1971, p. 46. Nous précisons que « le clichés » est le loquet, « li lendis », l’argent et « uns leus », un loup… si tant est que cet étrange poème du début du XIVe siècle puisse faire sens par-delà le culte qu’il affiche pour l’incohérence verbale.

669.

Quintil horacien, in Traités de poétique et de rhétorique…, op. cit., II, 1, p. 205.

670.

La Replique aux furieuses defenses de Louis Meigret est citée et analysée par K. Meerhoff dans Rhétorique et poétique au XVI e siècle…, op. cit., pp. 165-168 et ici p. 168.

671.

Ibid., pp. 167-168.

672.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, pp. 221-222.

673.

Cinquiesme livre, « Prologue », pp. 726-727.

674.

Ibid., p. 727.

675.

Telle est, par exemple, l’opinion de M. Aucouturier, qui pervertit en partie la pensée du théoricien qu’il traduit : dans la préface qu’il donne à l’Esthétique et théorie…, op. cit., pp. 18-19, il affirme que

[…] si Bakhtine n’en définit pas les contours de façon précise, c’est que le roman n’est pas vraiment un ‘genre’, au sens de ceux que nous trouvons définis jusqu’à Boileau et ses émules, et que nous pouvons définir parce qu’ils sont essentiellement ‘finis’, achevés, déterminés, épuisés. En ce sens, le roman est plutôt un anti-genre, toujours inachevé, qui se développe sur les ruines des genres clos, ‘monologiques’, dogmatiques, officiels, et se nourrit de leur substance.