Bien qu’ils portent dans leur ensemble sur les aventures d’un même lignage et se recentrent dès 1546 sur un personnage principal, les ‘«’ ‘ livres Pantagruelicques’ ‘ 720 ’ ‘ ’» ressortissent à des genres différents. Rien de commun, en effet, entre les premiers récits de prouesses gigantales et la mise en débat des savoirs dans le Tiers livre ou le voyage imaginaire relaté dans les deux derniers. Pourtant, une visée comique caractérise ces romans et confère à la série une unité : des ‘«’ ‘ balivernes et plaisantes moquettes ’» données pour le « passetemps joyeux » des lecteurs aux ‘«’ ‘ joyeux et fructueux livres de pantagruelisme ’», en passant par les « joyeuses matieres » traitées, les « joieulx escriptz » porteurs d’un plaisir différé et l’image de la ‘«’ ‘ cornucopie de joyeuseté et raillerie »’ ‘ 721 ’ ‘, ’l’auteur insiste d’un bout à l’autre de son œuvre sur la visée humoristique de sa prose. Mais ce choix de la facétie met en jeu l’écriture romanesque bien au delà de la tonalité de la formulation : l’humour est une donnée essentielle dans la construction de l’appartenance générique des cinq Livres.
Quoique Pantagruel et Gargantua s’inscrivent dans la continuité de la littérature médiévale vulgarisée, nous avons constaté qu’ils font emprunt de leur matière à d’autres sources, de sorte que le parcours des géants rejoint tant celui de héros mythiques que celui de personnages historiques qui se sont illustrés par leur sagesse. La distance établie par Rabelais avec le monde arthurien est telle qu’il ne constitue pas l’univers dans lequel les protagonistes évoluent. Certes les réminiscences chevaleresques qui parsèment les textes prouvent que l’auteur a dû se délecter en son temps de ‘«’ ‘ quelque histoire plaisante des anciennes prouesses’ ‘ 722 ’ ‘ ’». Mais en plus de reléguer les chevaliers des chansons de geste et des romans bretons en enfer et de faire dire par Grandgousier que le temps des exploits guerriers est révolu 723 , il traite quelques épisodes de la guerre picrocholine sur le mode des réécritures déformantes des vieux romans. Peut-on dire alors que Rabelais se livre à une parodie des codes du récit chevaleresque à la manière des auteurs de romanzi 724 ? Chez Pulci, Morgant est l’auxiliaire de Roland : d’abord méchante brute persécutant les moines d’une abbaye, il est converti à la foi chrétienne et devient l’écuyer du défenseur du royaume de Charlemagne. Rabelais a pu être inspiré par le mélange de comique et de sérieux dans le traitement de cet être appartenant au merveilleux des romans de chevalerie et, plus généralement, par la déconstruction des conventions du genre. Sur ce terrain, on le sait, l’Arioste excelle : loin de souscrire à une éthique courtoise dégradée, il adopte le ton de l’histrion pour substituer au récit annoncé d’affrontements féroces et de tendres retrouvailles, l’histoire risible d’une folie au sens propre suscitée par l’amour. Rabelais a probablement été séduit par cette mise à distance des vieux sujets dans Morgante Maggiore et Orlando furioso. Mais pas plus sur leur modèle que sur celui du livret français de 1532, il ne compose une parodie du roman de chevalerie 725 . Des éléments essentiels manquent, comme la thématique chevaleresque et, plus encore, la matière amoureuse : alors que depuis l’Orlando innamorato le grand sujet du romanzo est l’amour, le monde rabelaisien est dépourvu de sentimentalisme. Rappelons-nous le chapitre 24 de Pantagruel, où Pantagruel reçoit une lettre d’une dame de Paris qui lui reproche de l’avoir abandonnée ; il contient tous les éléments d’un épisode de galanterie chevaleresque, mais Rabelais se refuse à l’écrire. Si parodie il y a, elle se produit en fait à l’égard de la mauvaise historiographie. Dans Pantagruel, outre la réflexion menée sur l’» histoire veridicque », Rabelais se plaît ainsi à mimer les défauts des historiens fustigés par Lucien dans Sur la Manière d’écrire l’histoire 726 . Si le narrateur de Gargantua, tout attaché à son rôle d’historiographe, manifeste d’abord un souci des preuves, il traite bien vite avec négligence la question de la véracité de son récit 727 . Du coup, les chronotopes de l’histoire et du mythe et les dimensions du réel et du merveilleux se rejoignent : alors même que l’auteur déplore la confusion des ouvrages sérieux et didactiques avec les fictions, sa parodie tant de l’historiographie profane et sacrée que des récits pseudo-historiques, le conduit paradoxalement à assurer que le plus incroyable est vrai et que le plus acceptable est douteux. Voilà comment, selon nous, les plans du devenir d’un héros fabuleux et de l’histoire d’un humain rapportée par un témoin s’accordent sans peine. Pantagruel et Gargantua nous rapportent la vie d’un homme exceptionnel : celui-ci appartient à la catégorie des personnages historiques au destin exemplaire, tels les sages et les saints, mais ses capacités sont au moins égales à celles héros épiques, des chevaliers et des géants populaires. C’est d’ailleurs bien à ces narrations dans leur ensemble vies, épopées, chansons de geste romancées et chroniques gargantuines que les deux romans empruntent leur structure : la généalogie, la naissance accompagnée de prodiges, l’enfance et les hauts faits constituent une trame conventionnelle, qui n’est pas propre seulement aux romans de chevalerie. Rabelais mêle toutes les formes de biographie, ce qui lui permet de convoquer alternativement ou simultanément des matériaux disparates et de les concilier par le biais de la parodie de l’histoire.
Avec le Tiers livre, nous quittons le roman de formation et la collection d’épisodes de la vie de géants héroïques. Pantagruel prend un physique humain et la composition du livre ne nous reporte en rien au trajet de l’éducation intellectuelle et morale d’un être surdoué. Le premier élément d’innovation tient au changement du personnage principal : si Pantagruel est à l’origine de nombreuses consultations, son acolyte rusé et espiègle passe au centre du roman. Cependant, par rapport au premier livre de la série, il a changé : il est toujours ‘«’ ‘ bon topicqueur ’» mais il a perdu son assurance à toute épreuve et, face au fou, au médecin, au philosophe et au légiste, il ne sait que penser ni à quoi se résoudre. Une philautie démesurée le domine, le poussant à s’opposer aux prédictions et aux analyses qui lui promettent que si sa femme est aussi soucieuse que lui de sa propre satisfaction, il sera bel et bien cocu. Panurge se lance donc dans une quête existentielle, interrogeant successivement la volonté divine et ce que préconise le savoir humain. Ce qui unifie ici la tension générique de l’œuvre n’est pas exactement la parodie, mais le procédé de la distanciation. Il porte sur tous les discours énoncés de manière dogmatique, autrement dit sur les réponses données au protagoniste. C’est ce qu’atteste le métadiscours du prologue définitif du Tiers livre,construit sur l’implicite de l’anecdote du chameau et de l’esclave « biguarré » présentés par Ptolémée à la foule. Elle permet à Rabelais d’évoquer ses craintes à l’égard de la réception d’un livre ‘«’ ‘ ridicul[e] et monstrueu[x] »’ et de faire appel à l’alliance du dialogue et de la comédie prônée par Lucien dans l’opuscule À celui qui a dit : ‘«’ ‘ Tu es un Prométhée en discours ’ ». La satiriste y rapporte la même histoire pour promouvoir un genre nouveau de dialogue philosophique, dont la tonalité comique, qui puise à la liberté bachique, permet de railler les réflexions éthérées et fait tourner le dialogue à la farce 728 . Dans le roman de Rabelais, cette irrévérence vis-à-vis des savoirs se traduit par l’échec de la quête de Panurge et entraîne, sur le plan narratif, une répétition monotone du schéma de la consultation. En somme, la moquerie met à l’épreuve le dialogue philosophique et suscite une forme spécifique de narration : au lieu de lui faire concurrence, le récit ténu de la recherche de la vérité est en lien étroit avec l’absence d’aboutissement du programme philosophique.
Dans le Quart livre et dans les trente-et-un premiers chapitres du Cinquiesme livre, au roman de la quête existentielle se substitue le roman de l’épreuve existentielle. Tous les personnages embarqués sur la Thalamège vont devoir affronter des coups du sort, telles la tempête et la guerre. Ils testeront leurs connaissances et leur éthique de vie respectives à la fois dans ces moments difficiles et face aux systèmes de pensée, de morale et de religion des peuples indigènes. De toute évidence, l’Histoire véritable et son voyage dans des contrées situées au delà du monde connu servent d’archétype à ce récit. Dans le texte de Lucien, le je et ses compagnons n’ont pas de but précis, sinon qu’ils veulent connaître les limites de l’océan et l’identité des habitants de l’autre rive. Le navire va d’île en île, par mer ou dans les airs, et ils font des découvertes aussi étranges que des vignes-femmes changeant en végétal ceux qui s’unissent à elles, la bataille des Solaires et des Lunaires, le séjour des Bienheureux et celui des Impies et une énorme île en forme de fromage durci. Rabelais, qui se délecte de la fantaisie des mondes décrits par Lucien, reprend cette trame narrative dans le Quart livre et prolonge la déconstruction de l’illusion réaliste du prologue dans le récit lui-même 729 . Mais à la différence de ce qu’il a fait dans Pantagruel et dans Gargantua, il ne se lance pas dans une parodie généralisée des invraisemblances des récits historiques et des fictions qui se prétendent vraies. Les personnages ne sont pas confrontés à un matériau encyclopédique dont le fondement est faux, mais à des modes de vie et des constructions intellectuelles étrangers aux leurs. Or la manipulation facétieuse de schèmes linguistiques et mentaux rejoint sans difficulté le cadre du voyage imaginaire lucianique : par l’infléchissement du modèle narratif grec, la mise à distance d’un fonctionnement social cohabite sans heurts avec la mise à l’épreuve de l’assise intellectuelle et spirituelle des sujets dans le récit d’aventures maritimes. À partir du chapitre 17 du Cinquiesme livre, nous avons vu qu’une tension s’établit entre ce type de narration et l’initiation des personnages à un savoir ésotérique. Alors que la contradiction se résout dès l’instant où les Pantagruélistes abordent en Lanternois, il n’est pas sûr que la quête de la sagesse qui les anime alors soit tout à fait déconnectée des épreuves existentielles précédentes. De même, le fait que le vin soit ici élixir de vérité et que le récit soit placé sous le signe des activités vaines des officiers de la Quinte et de la figure du gueux alchimiste Henri Cotiral, rencontré par les voyageurs à sa sortie du royaume d’Entéléchie, peut amener à douter du sérieux de l’expérience qui suit. Disons donc qu’à partir du chapitre 32 nous avons affaire, sans aucun doute possible, au genre du récit initiatique, mais que le sujet de celui-ci est tout à la fois trivial et élevé.
Dès lors, Rabelais nous donne la preuve qu’il sait allier la récupération de multiples genres, antiques, médiévaux ou contemporains, à la création d’ensembles romanesques dont les éléments sont solidaires les uns des autres. Il inscrit ses romans dans des formes littéraires précises, ne serait-ce que pour démobiliser le lecteur par leur incompatibilité et le forcer à trouver les points de convergence entre elles.En l’occurrence, la tonalité de sa formulation est pour beaucoup dans l’agrégation de catégories typologiques hétérogènes.
Pantagruel, chap. 34, p. 337.
Respectivement, ibid., p. 336 ; Cinquiesme livre, « Prologue », p. 725 ;Gargantua, « Prologe de l’Auteur », p. 6 ; Quart livre, « À […] mon Seigneur Odet cardinal de Chastillon », p. 521 ; Tiers livre, « Prologue de l’Autheur », p. 352.
Cette périphrase désigne le genre de livres dont on fait lecture à Gargantua, placé sous la tutelle de Ponocrates, en début de repas (Gargantua, chap. 23, p. 66). Pour un recensement des modèles de Rabelais, voir l’ouvrage, toujours d’actualité, de J. Plattard L’Œuvre de Rabelais (sources, invention et composition), Paris, Champion, 1967, et en particulier pp. 1-33 pour l’utilisation des romans de chevalerie et des Grandes Cronicques.
Celui-ci oppose un discours chrétien à l’héroïsme des armes : « ce que les Sarrazins et Barbares jadis appelloient prouesses, maintenant nous appellons briguanderies, et mechansetez » (Gargantua, chap. 46, p. 124).
C’est le sujet de l’article de B. Périgot intitulé « L’Arioste et Rabelais face au roman » », in L’Arioste et le Tasse en France au XVI e siècle, R. Gorris-Camos (dir.), Paris, Presses de l’École normale supérieure, « Cahiers V.-L. Saulnier », 2003, pp. 39-52. Si les rapprochements entre les textes de l’Arioste et de Rabelais sont fins, nous trouvons discutables les arguments en faveur d’une identification des procédés et de la portée de la parodie chez les deux auteurs.
Selon J. Céard, dans « Rabelais, lecteur et juge des romans de chevalerie », in Rabelais en son demi-millénaire, op. cit., pp. 237-248, il y a beaucoup trop de différences de forme entre les romans de Rabelais et les textes médiévaux et les emprunts de l’un à l’autre sont trop restreints pour que l’on puisse voir dans Pantagruel et Gargantuaune « parodie » des textes chevaleresques.
Pour un recensement des procédés imités par Rabelais, voir la notice de Pantagruel, pp. 1215-1217, et pour la mise à distance, dans les épisodes du combat contre Loup-garou et de la résurrection d’Épistémon, des romans de chevalerie qui se prétendent historiques, voir J. Céard, « L’histoire écoutée aux portes de la légende : Rabelais, les fables de Turpin et les exemples de saint Nicolas », in Études seiziémistes offertes à V.-L. Saulnier, Genève, Droz, « Travaux d’Humanisme et Renaissance », 1980, pp. 91-109.
Après avoir transcrit le texte des « Fanfreluches antidotées trouvées en un monument antique » et s’être enquis auprès de témoins oculaires de l’enfance du géant, Alcofribas déclare ne pas se soucier de corroborer la mort de Gargamelle ni de narrer la fin de la vie de Picrochole (Gargantua, respectivement chap. 2, p. 11 ; chap. 7, p. 24 ; chap. 37, p. 102 ; chap. 49, p. 132). Dans Pantagruel déjà, il avait pris de la liberté par rapport à sa tâche en manipulant ouvertement le lecteur : l’introduction du dicton « ‘Car si ne le croiez, non foys je’, fist elle » au sein du récit sape les conventions narratives, tout comme le flou affiché sur la datation des événements » quelque jour je ne sçay quand » (Pantagruel,chap. 1, p. 222etchap. 6, p. 232).
Pour la citation complète du commentaire de Lucien, voir la notice du Tiers livre, p. 1345. Nous ne souscrivons pas tout à fait à l’idée de M. Huchon selon laquelle la comédie lucianique définie marque de son empreinte le Tiers livre au niveau de la seule forme théâtrale de certains échanges : si quelques épisodes prennent l’aspect de saynètes à plusieurs personnages, il nous semble que c’est surtout dans la présentation distanciée des propos des mages et des savants que se traduit ici l’héritage de Lucien.
Aux multiples « je veids » ou « veismes », fait contrepoint le déni de la vérité des faits : « Croyez le si voulez : si ne voulez, allez y veoir », « Il est escript. Il est vray. Je l’ay veu », « je vis derrierre je ne scay quel buysson je en scay quelles gens, faisans je ne scay quoy, et je ne scay comment, aguisans je ne scay quels ferremens, qu’ils avoient je ne scay où, et ne scay en quelle maniere » (Quart livre, chap. 38, p. 628 et chap. 52, p. 672 ; Cinquiesme livre, chap. 9, p. 747). De ce point de vue, l’épisode du pays de Satin, où le narrateur décrit des êtres de tapisserie, qui vont du plus exotique » J’y vy un Rhinoceros » au plus abstrait » J’y vy la my-caresme à cheval » , constitue un sommet dans l’exhibition de la fausseté de la narration (Cinquiesme livre, chap. 29). Au chapitre suivant, nous verrons Ouï-dire apprendre aux historiens à être de faux témoins.