b - Les Angoysses douloureuses

Dans le roman d’H. de Crenne, le projet littéraire s’organise également autour du lecteur : c’est à lui qu’il incombe de trouver une unité entre les histoires successivement racontées par Dame Hélisenne, Guénélic et Quézinstra. Le premier critère qui l’incite à saisir l’œuvre dans son entier est la présence d’une continuité de style d’un narrateur à l’autre. De fait, les marques distinctives du premier récit se retrouvent dans le suivant : outre les ouvertures de type poétique qui signalent le début de chaque grande étape de l’histoire  » Mais l’heure venue que Proserpine delaisse sa mere, pour retourner aux tenebreux Royaulmes de son mary, lors… » , Guénélic adopte la même démarcation stylistique entre la narration et les pièces insérées qui requièrent une prose oratoire 730 . D’ailleurs, Guénélic commence par écrire à la manière de la narratrice l’histoire de sa propre expérience amoureuse ; nous est donnée à lire une pseudo-autobiographie masculine rapportée, en quelque sorte… Pour évoquer les qualités de celle qui a pris son cœur, il allègue certains des exemples de femmes mythiques qu’elle-même, souhaitant à ses lectrices toutes sortes de qualités, vient de citer 731 . Une fois qu’il a exposé la douleur causée par l’amour, il engage un long débat avec Quézinstra sur l’assujettissement amoureux et sur les extrémités auxquelles il conduit. C’est alors que débute, de manière presque inopinée, le voyage des amis : la rencontre de brigands sur le chemin de Sirap constitue un récit chevaleresque enchâssé dans un roman d’amour ; de fait, après cet épisode, un nouveau dialogue s’engage entre les jeunes gens. Quand les personnages seront à Goranflos, le récit de Guénélic se sera complètement converti en roman d’aventures ; toujours est-il que les considérations sentimentales occuperont encore largement l’espace du texte, sous la forme soit de confidences de Guénélic à Quézinstra, soit d’entretiens de ceux-ci avec d’autres personnages. Nous passons en quelques pages, en somme, d’un récit sentimental augmenté de confidences aux narrataires, d’élégies et de débats multiples portant communément sur l’amour, à des controverses sur le même sujet mais sur un fond d’aventures chevaleresques. Or le maintien de la première personne produit un effet d’intériorisation des événements et crée une homogénéité entre la narration des exploits physiques et les prises de parole relatives à la peine du personnage. Ce primat des actions sur les sentiments convient parfaitement aux retrouvailles des amants et au récit de la libération d’Hélisenne vers la fin de la troisième partie. La formulation connaît alors un nouvel infléchissement : dans la mesure où il ne traite pas d’amour, Quézinstra adopte une expression sobre et qui va à l’essentiel. Au niveau du style du roman, nous avons donc affaire à un changement dans la continuité. Quant aux différents thèmes abordés, ils nous semblent trouver une cohérence autour de l’» angoysse », c’est-à-dire la souffrance amoureuse. De fait, si le premier récit est défini comme le ‘«’ ‘ livre d[es] angoisses ’» d’Hélisenne, Guénélic revendique lui-même son lot d’» anxietez », d’» afflictions » et de ‘«’ ‘ peines intolerables »’ ‘ 732 ’ ‘. ’Les faits d’armes sont donc présentés comme une partie obligée du service d’amour : le jeune homme déclare d’emblée aux lecteurs qu’il observe ‘«’ ‘ les coustumes que le vray amoureux doibt avoir’ ‘ 733 ’ ‘ ’». Dès lors, loin de constituer des excroissances inutiles, les divers récits qui suivent celui d’Hélisenne se révèlent une ‘«’ ‘ solution à l’impasse psychologique décrite dans la première partie de l’ouvrage’ ‘ 734 ’ ‘ ’». Enfin, une même tonalité pathétique caractérise l’ensemble de la matière narrative des Angoysses, largement empruntée au ‘«’ ‘ piteux et larmoyant style ’» de Flamette : dans le mouvement même où ils relatent leurs « angoisses », Hélisenne et Guénélic cherchent à susciter la ‘«’ ‘ compassion’ ‘ 735 ’ ‘ ’» du lecteur. L’auteur invente donc une langue singulière qui trouve sa cohésion dans le récit de l’amour malheureux de deux jeunes gens.

Notes
730.

C’est ce que nous avons établi au chapitre 1 pour le récit d’Hélisenne, pp. 327-328.

731.

Les Angoysses douloureuses…, partie II, p. 234-235 et partie I, p. 222. Les notes de C. de Buzon expliquent que les deux passages sont une reprise de la même page du Peregrin.

732.

Ibid., partie II, p. 237, partie III, p. 440 et partie II, p. 237. L’auteur joue de l’ambiguïté du terme, qui renvoie autant à un sentiment qu’au titre même de l’ouvrage. La première partie s’intitule ainsi « Commencement des angoisses amoureuses de Dame Helisenne, endurées pour son amy Guenelic », où le syntagme « angoisses amoureuses » est à la fois employé en mention et en usage. La seconde distingue les deux sens par une antanaclase : « La seconde partie des angoisses douloureuses : composée par dame Helisenne […] : Où sont relatées les angoisses dudict Guenelic ». La déclaration finale de Quézinstra fige définitivement le terme en l’utilisant par référence au titre du roman : « […] tous lecteurs qui s’occuperont à lire ces angoisses douloureuses […] » (ibid., respectivement pp. 98 et 231, p. 506).

733.

Ibid., p. 232.

734.

J.-P. Beaulieu, « La dualité structurelle des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours de Marguerite Briet », Revue Frontenac/Frontenac Review, Kingston (Canada), n°2, 1984, pp. 1-8 et ici p. 4.

735.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, p. 96.