1 - Le dialogue littéraire et la construction narrative

Si l’on définit le dialogue comme ‘«’ ‘ la formulation écrite d’un débat autour d’une question théorique et pratique’ ‘ 740 ’ ‘ ’», le dialogue littéraire a la particularité d’ajouter à l’entretien canonique des éléments de fiction, au niveau soit du choix des personnages, soit de l’élaboration d’un contexte pour leur entretien, soit enfin de l’invention d’un devenir pour les interlocuteurs. À la Renaissance, la finalité de la forme discursive dans son ensemble va ainsi du débat d’idées à la narration d’événements survenant aux interlocuteurs ; entre ces deux pôles, les œuvres se soumettent dans des proportions variées à des fins narratives. Prenons un représentant des diverses tendances et voyons en quoi nos romans se rapprochent ou diffèrent de lui du point de vue de la construction narrative.

Les Dialogues de Jacques Tahureau, pour commencer, ont paru de manière posthume en 1565, mais ont été rédigés au plus tard en 1555, année de la mort de leur auteur. Ils font converser deux personnages : le Démocritic est persuadé des ‘«’ ‘ grans abus et sottes inventions qui sont entre les autres hommes’ ‘ 741 ’ ‘ ’», tandis que le Cosmophile goûte naïvement la vie, sans exercer son esprit critique à l’égard de la conduite de ses semblables. Leur rencontre a lieu après que le second, sans être vu, a écouté le premier soliloquer ; les indications de lieu et d’action sont données dans le discours du Cosmophile. Mais une fois que le sujet de l’entretien est posé, à savoir l’enseignement de la voie de la moquerie des ‘«’ ‘ mondain[s] ’», toute référence au cadre des propos disparaît, les personnages eux-mêmes n’agissant plus. À la fin du premier dialogue cependant, le Démocritic évoque un de ses amis intimes, le Monirien, puis invite son interlocuteur à se rendre à sa demeure, qu’il lui montre du doigt. Quelques lignes des répliques de ce passage et du début du second dialogue font office de didascalie : le nouveau décor est sommairement décrit ; on fait allusion à un repas et à la fraîcheur de l’ombre des lauriers. Les propos reprennent aussitôt, avec toutefois une brève digression sur l’âme de voyageur du Cosmophile et sur les étapes que le Démocritic a effectuées par le passé pour arriver à la connaissance et les choix de vie qui en sont la conséquence. À la fin, les deux personnages promettront de se revoir, une fois que le Cosmophile sera revenu d’une expédition de cinq à six mois. Les données narratives sont donc bien maigres : l’arrière-plan fictionnel est à peine ébauché. Certes, les personnages racontent à l’occasion quelques histoires, comme celle d’un soldat fanfaron dans une auberge en quête d’un bonnet de nuit ou une cure miraculeuse obtenue grâce à des crottes de chèvres ; mais elles sont très courtes et reliées au principal sujet de l’œuvre, la sanction des vices de la société contemporaine. Il s’agit donc d’un dialogue sans intention narrative et l’on ne saurait en rien l’annexer à la prose des romans.

Le Cymbalum Mundi, quant à lui, a paru en 1537 et a été attribué dès le XVIe siècle, par H. Estienne et Pasquier, à Bonaventure des Périers. Il réalise nettement la combinaison lucianique du dialogue et de la comédie : dans les quatre dialogues, des personnages prennent successivement la parole, sans être simultanément en présence, et leur discours donnent de nombreux éléments sur la mise en scène. Ils parlent seuls, à deux ou à plus puis se trouvent à nouveau seuls, sans que l’absence de didascalies empêche la compréhension des situations. Au premier dialogue, Mercure parle ainsi du livre de Jupiter qu’il tient à la main et qu’il doit aller faire relier ; deux larrons arrivent alors, reconnaissent le messager des dieux et élaborent un plan pour lui subtiliser le précieux volume. Ils mettront à exécution leur projet dans une auberge lorsque Mercure, habitué à chaparder des objets, se sera un peu trop éloigné de sa table. Des actions ont donc lieu et les répliques donnent toutes les précisions voulues sur les gestes, les costumes et les décors. À part ça, les ‘«’ ‘ quatre Dialogues Poëtiques, fort antiques, joyeux et facetieux ’» prennent en partie la forme du théâtre : dans chacun d’eux, une intrigue se déroule et la dimension comique est savamment ménagée, comme dans la dispute de philosophes aux « areines », comparant des grains de sable pour retrouver la pierre philosophale que Mercure a un jour brisée en mille morceaux, ou dans le discours du cheval Phlégon, auquel Mercure vient de donner la parole et qui explique à la foule comment son maître le traite. Mais la disjonction entre les quatre dialogues demeure : à part Mercure, les personnages ne réapparaissent pas d’un acte à l’autre et la trame narrative n’est pas continue. La différence essentielle entre ce texte et celui de nos romans qui, par sa forme dialoguée et son sujet philosophique, s’en rapproche le plus  le Tiers livre  réside dans le mode de présentation du dialogue : dans l’un, nous avons affaire à des échanges de paroles énoncés sans jamais la médiation d’un narrateur, tandis que dans l’autre, Alcofribas use du discours rapporté pour reproduire les discussions, donne des précisions sur le cadre dans lequel elles se déroulent et les relie entre elles par des repères chronologiques. De fait, la trame diégétique du Cymbalum Mundi n’est pas prise en charge par une instance de surplomb, condition essentielle à tout genre narratif ; de plus, sa composition en forme de ‘«’ ‘ Dialogues Poëtiques ’» le rapproche plus des Dialogues de Lucien et des Colloques d’Érasme que du roman. L’enjeu de cette distinction entre le mode dramatique et le mode narratif mixte, pour reprendre les catégories platoniciennes, est de taille, puisqu’il traduit des rapports hiérarchiques distincts entre les modes énonciatifs du récit et du discours. L’œuvre de Des Périers est donc significative, par contraste, de l’importance accordée à la narration dans le Tiers livre, qui se signale par la présence d’un fil principal et de plusieurs récits enchâssés.

Considérons à présent un recueil de dialogues situé en dehors de notre période d’étude et au delà même du XVIe siècle : les Avantures du baron de Fæneste d’Agrippa d’Aubigné, dont les quatre livres paraissent entre 1617 et 1630. Non seulement il est tout empreint des techniques de composition narrative de la Renaissance, mais il offre pour notre propos une belle manifestation d’un glissement de la visée intellectuelle du débat d’idées  le sous-titre de la première publication indique qu’il s’agit de « Dialogues »  vers l’entassement de contes. Il commence, comme les Dialogues de Tahureau, sur la rencontre d’un cavalier et d’un gentilhomme qui se promène dans son parc. La conversation s’engage entre deux postures sociales et morales : conformément à l’étymologie de leurs noms, Énay représente l’être et Fæneste le paraître. Très vite, Fæneste dévoile sa vie de pícaro, rapporte moult anecdotes plaisantes sur les hommes de guerre et débat de politique et de religion avec son interlocuteur. Mais des unités verbales bien délimitées s’inscrivent également dans l’œuvre, tout à fait à la manière de nos romans : descriptif de l’habillage à la cour, propos de table, pièces de vers, énigme, lettre d’amour, « Traitté » écrit par Fæneste sur le modèle de Don Quichotte au sujet d’un homme de guerre devenu hypocondriaque, sermon rapporté du père Ange et finalement ekphrasis de quatre contre-triomphes se succèdent sans que leur intrusion perturbe le bon déroulement du dialogue. Celui-ci introduit-il une évolution chronologique ou, tout au moins, rapporte-t-il une histoire continue qui fédère ces énoncés disparates ? Si l’histoire du voyage du jeune gascon allant chercher fortune à Paris et des escroqueries dont il est la facile victime occupe une bonne part du livre I, les bons contes d’Énay et de Beaujeu alternent par la suite au hasard avec les souvenirs personnels de Fæneste et avec des querelles sur la théologie ou l’éthique du combattant. Les personnages se déplacent, mangent, rencontrent Beaujeu, l’ami d’Énay, et Charbonnière, le valet de Fæneste, et les font entrer dans la conversation, mais l’évolution de chacun d’eux n’est pas au premier plan du texte. En l’absence de tout récit principal, les Avantures du baron de Fæneste se rapprochent donc à la fois du recueil de contes et du dialogue, sans être un roman 742 .

Un cas plus proche de notre période d’étude est à envisager ; il s’agit du Dialogue treselegant intitulé le Peregrin traictant de l’honneste et pudique amour concilié par pure et sincere vertu, traduit par François Dassy en 1527. Si ce texte donne pour cadre à la narration la forme dialoguée, cela lui vient du caractère didactique du roman sentimental italien et espagnol, lui-même hérité des traités médiévaux 743 . De fait, l’ombre du Pérégrin apparaît le soir et disparaît au matin pour faire un récit de ses amours passées et débattre avec des devisants sur la passion. L’histoire-cadre est donc très développée et elle possède une orientation morale. La narration par épisodes ne souffre en rien de cette structure par enchâssement : s’il y a roman ici, c’est bien par le développement linéaire d’une histoire.

En somme, le nouveau roman se démarque de la forme du dialogue par le souci qu’il porte à la narration et par le fait que sa mise en œuvre du plurilinguisme ne passe pas seulement par un échange de répliques. D’autre part, il nous semble qu’il faut militer en faveur de traits spécifiques du dialogue à tendance platonicienne ou lucianique de la Renaissance : il possède une dominante qui est l’entretien dialogué à tendance réflexive. Du coup, la construction narrative ne constitue pas pour cette forme un intérêt majeur, alors qu’elle est l’objet premier de nos romans.

Notes
740.

A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, Paris, P.U.F., « Écriture », 2001, p. 5.

741.

Les Dialogues, op. cit., « Premier dialogue », p. 15.

742.

Nous ne souscrivons donc à pas à l’affirmation d’H. Weber, dans son introduction aux Avantures du baron de Fæneste, in Œuvres, H. Weber (éd.), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, pp. 667-830 et ici p. XLVI, selon laquelle « avec le refus de l’intrigue, le souci d’un entrelacement des langages ou plus généralement de la diversité des modes d’expression », l’œuvre est un « ancêtre du roman moderne ». Nous pensons plutôt, mais pour les mêmes raisons, qu’elle reprend des formes de narration et de conversation propres à des œuvres non romanesques du XVIe siècle.

743.

Selon C. de Buzon, « La parole d’Amadis. Serments et secrets dans le Second livre d’Amadis de Gaule, in Les Amadis en France au XVI e siècle, op. cit., pp. 53-72, quatre courants confluent dans l’ensemble de la littérature sentimentale de la Renaissance : « la tradition courtoise, la tradition italienne, la tradition chevaleresque et la tradition médiévale du tractatus ». Dans notre analyse de la traduction du texte de Caviceo, nous nous inspirons des conclusions de M. Thorel dans l’article intitulé « Le Peregrin : roman d’amour ou dialogue d’amour ? », in Le Renouveau d’un genre…, op. cit.