Chapitre 3
Varietas romanesqueet imitation

‘Et Jacques s’est servi du terme engastrimute ?… Pourquoi pas, lecteur ? Le capitaine de Jacques était Bacbucien ; il a pu connaître cette expression, et Jacques, qui recueillait tout ce qu’il disait, se la rappeler ; mais la vérité, c’est que l’Engastrimute est de moi, et qu’on lit sur le texte original : Ventriloque.
D. Diderot, Jacques le Fataliste et son maître 757 .’

La rhétorique antique a établi un lien étroit entre les concepts d’imitation et de variation : lorsque l’on s’inspire d’un modèle, on subordonne l’original à une finalité qui lui est étrangère. Au Moyen Âge et à l’époque classique, la pratique de l’allégation fait toujours autorité 758 . Mais à ce mouvement de transposition systématique des formes, des genres et des œuvres des bons auteurs, la Renaissance confère une orientation nouvelle : l’imitatio et la varietas, entendue dans un sens rhétorique strict et parfois, de manière plus floue, en tant que principe de foisonnement libre du texte, garantissent la mise à distance des sources convoquées. Chez Érasme déjà, le sujet affirme son indépendance par rapport aux modèles dont il s’inspire par un exercice de transformation stylistique, qui peut aller de la paraphrase à la traduction et à la réécriture 759 . On conçoit que les questions de l’innutrition des auteurs du passé et de la création d’une richesse des mots et des idées prennent une dimension particulière dans le roman : la production du discours y est conditionnée par la convocation de paradigmes de toutes natures et la copia régit, plus encore que la variété d’un style univocal, la pluralité des énoncés rassemblés dans la prose. Or la catégorie de l’imitation doit être confrontée à celle de la représentation du réel. On sait, en effet, que de la fin du Moyen Âge à celle du XIXe siècle un idéal de précision référentielle s’est instauré dans la littérature occidentale et qu’il a connu sa mise en œuvre la plus poussée dans le roman 760 . Si l’entreprise de Rabelais, d’H. de Crenne, de Des Autels et d’Aneau n’a évidemment rien de commun avec l’idée de certains auteurs du XIXe siècle pour lesquels la restitution de la structure sociale, économique et politique d’une époque est le matériau premier du roman, il ne faudrait pas conclure trop vite que ceux-ci ne sont pas concernés par ce problème. Pour les y confronter, il faut poser deux préalables. D’abord, la notion de « réalisme » consiste en un ensemble de conventions textuelles : elle ne repose pas sur la reproduction fidèle de la réalité mais sur la création de l’illusion d’un discours vrai ; en somme, si le lecteur a l’impression que les romanciers copient le réel, c’est qu’ils le lui font croire. Ensuite, les relations entre la fiction romanesque et la vérité du monde qu’elle produit sont loin de se limiter à la tentative d’observation minutieuse de la société industrielle commençante : de tout temps, le roman a souhaité explorer la porosité des limites entre ce qui est vérifiable tangiblement et ce qui ne l’est pas ; le paysage imaginaire de chaque œuvre donne des règles au lecteur pour être admis en tant que tel. Il est ainsi possible de refonder le concept de mimèsis en en faisant, comme Aristote, le garant de l’invention d’un univers auquel le réel ne préexiste pas, qui lui soumet au contraire son mode de fonctionnement. La question se pose donc de savoir comment le nouveau roman de la Renaissance articule, dans la variété qui le caractérise, le dépècement de l’œuvre d’autrui et  summum de l’affirmation d’une singularité par rapport aux modèles  la construction d’une référence qui lui est propre. En somme, en quoi l’imitatio romanesque est-elle compatible avec l’instauration d’un rapport au monde spécifique ?

Selon la Poétique, la mimèsis narrative est nécessairement mixte d’un point de vue énonciatif : le poète représente à la fois des actes accomplis, par le biais du récit, et des parole prononcées, par le biais des dialogues. G. Genette approfondit et mésinterprète la distinction de ces modes d’imitation en revenant au livre III de la République, qui analyse un passage de l’Iliade où tous deux sont convoqués :

‘Si l’on appelle imitation poétique le fait de représenter par des moyens verbaux une réalité non-verbale, et, exceptionnellement, verbale (comme on appelle imitation picturale le fait de représenter par des moyens picturaux une réalité non-picturale), il faut admettre que l’imitation se trouve dans les […] vers narratifs, et ne se trouve nullement dans les […] vers dramatiques, qui consistent simplement en l’interpolation au milieu d’un texte représentant des événements, d’un autre texte directement emprunté à ces événements : comme si un peintre hollandais du XVIIe siècle, dans une anticipation de certains procédés modernes, avait placé au milieu d’une nature morte, non la peinture d’une coquille d’huître, mais une coquille d’huître véritable 761 .’

S’il faut distinguer la reproduction d’une réalité non verbale et celle du discours des personnages, doit-on conclure pour autant que quand le romancier redit, il renie la fonction représentative du langage ? La citation de Jacques le Fataliste suffit à prouver le contraire. Alors que Jacques vient de qualifier Rabelais d’» hérétique Engastrimute », la narrateur suppose que le lecteur proteste contre ce mot mis dans la bouche d’un valet et admet finalement que le terme est de lui ; mieux, il aurait falsifié le « texte original », idéalement objectif, de l’entretien de Jacques et son maître. Diderot revendique ainsi l’art du mensonge que tout romancier pratique, tant dans l’invention de la fiction narrative que dans les propos échangés : le narrateur est responsable du dialogue comme du récit ; à tous les niveaux de la production verbale, il impose sa présence linguistique et idéologique. Dès lors, après avoir étudié la manière dont nos romans construisent un monde fictionnel et le caractère déconcertant de celui-ci pour le lecteur, nous verrons que l’imitation de discours est l’aspect essentiel de leur fonctionnement. Au lieu de transcrire servilement une source linguistique préexistante, chaque locuteur cherche à faire porter aux données qu’il imite  littéraires ou non  un univers de référence nouveau, conforme à sa vision du monde. Selon la typologie des langages représentés, selon leur origine et selon leur « rendu », nous chercherons enfin à cerner deux veines d’écriture au sein des nouvelles formes romanesques de la Renaissance.

Notes
757.

Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche classique », 1961, p. 226.

758.

Pour un traitement approfondi du phénomène d’intertextualité généralisé à la Renaissance et à des époques antérieures, nous renvoyons aux ouvrages ou parties d’ouvrages suivants : A. Compagnon, La Seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979 ; Cornucopia…, op. cit., « Imitation », pp. 62-103 ; Histoire des poétiques, J. Bessières, E. Kushner, R. Mortier et J. Weisgerber (dir), Paris, P.U.F., « Fondamental », 1997, « La poétique de la Renaissance », pp. 111-117.

759.

Voir le chapitre 1 de cette partie, p. 319.

760.

Voir É. Auerbach, Mimèsis. La représentation de la réalité dans la littérature occidentale, C. Heim (trad.), Paris, Gallimard, « Tel », 1968 [1ère éd. Buchdruck, 1945] et quelques quelques études sur les périodes où s’affirme la volonté d’ouvrir une béance sur des réalités non nobles et sur la vie individuelle : G. Reynier, Les Origines du roman réaliste, op. cit. et Le Roman réaliste au XVII e siècle, Genève, Slatkine Reprints, 1971 [1ère éd. Paris, 1914] ; J. Serroy, Roman et réalité. Les histoires comiques au XVII e siècle, Paris, Minard , 1981 ; pour le courant « réaliste » du XIXe siècle, H. Mittérand, Le Discours du roman, Paris, P.U.F., « Écriture », 1986 [1ère éd. 1980].

761.

« Frontières du récit », Recherches sémiologiques. L’analyse structurale du récit, Communications, Paris, n° 8, 1966, pp. 152-163.