II - La représentation de discours : une approche verbale du réel

La part du récit est relativement maigre dans nos romans. Nous l’avons dit, non seulement les personnages prennent allègrement la parole, mais la narration est parfois en bonne part intégrée au dialogue  comme dans la Mythistoire et Alector ; elle peut, par ailleurs, être adressée au lecteur et porter des marques d’oralité ; enfin, le narrateur ne se prive pas de prendre à son compte des énoncés bien délimités. En somme, analyser les objets fictifs de la narration ne suffit pas : le grand sujet du roman étant la représentation de discours, il faut s’interroger sur la référence des images langagières. Acceptons d’emblée que celles-ci ne reproduisent ni des choses ni des concepts, ce qui supposerait qu’un univers non verbal leur préexiste. Dès l’aube de la Renaissance, une réflexion nouvelle sur les rapports des mots et des objets de la pensée voit le jour 788 . Pour ne citer que cet aspect, nos auteurs savent que la relation entre les signes linguistiques et le monde est arbitraire 789 . Chez Érasme déjà, les res et les verba sont indissociables : les choses-mots appartiennent à un même domaine  le langage  et non à deux domaines distincts  le langage et la pensée 790 . Si nous la transposons au roman, cette analyse implique qu’en amont, les unités discursives imitent non pas une réalité extralinguistique, mais des paroles écrites ou orales et qu’en aval, elles sont porteuses de véritables représentations du monde. À tous les niveaux de son fonctionnement donc, l’imitation romanesque suppose une approche verbale du réel.

Notes
788.

Voir M.-L. Demonet-Launay Les Voix du signe, op. cit., pp. 87-129 et pour les idées linguistiques de Rabelais en particulier, ibid., pp. 176-187, T. Cave, Cornucopia, op. cit., 137-146 ; et l’introduction de M. Huchon aux Œuvres complètes de Rabelais, pp. XVIII-XLV.

789.

Rabelais et Aneau aiment à moquer l’idée d’une langue innée ; pour ce faire, ils parodient le becus des enfants que Psammetic a fait élever hors de tout commerce humain. À sa naissance, Gargantua ne s’écrit pas « du pain, du pain », mais « à boire, à boire, à boire », tandis qu’Alector dit en italien « Beco, Beco » (Gargantua, chap. 6, p. 22 et Alector, chap. 16, p. 112). Évidemment, quand Franc-Gal stipule que le mot est phrygien, il insiste sur son incongruité dans la bouche d’un enfant scythe ; Alector étant coq par son nom, on peut juger de l’humour du passage…

790.

Sur l’aspect unitaire de la copia verborum et rerum dans le traité d’Érasme, voir Cornucopia…, op. cit., pp. 46-61.