Puisque le roman ne copie pas un hors-texte mais qu’il redit des énoncés, la question se pose de savoir dans quelle proportion respective il imite des sources littéraires et des parlers oraux. Il y a fort à parier que nos romanciers puisent sans cesse dans le patrimoine des textes autorisés par la culture humaniste ; mais certains d’entre eux, font parler divers représentants de corps de métier, de classes sociales et d’institutions civiles et religieuses. Nous allons voir que la nature de la matrice linguistique ne conditionne pas le type du langage reproduit : il est possible que des langages sociaux aient été canonisés par une tradition littéraire et qu’inversement, des discours emphatiques soient placés dans la bouche de personnages humbles. Ce qui compte avant tout, c’est l’effet que veut produire chaque énoncé.
Si nous définissons la source d’un langage romanesque comme son modèle verbal le plus direct, il faut admettre que, dans nos romans, celle-ci est le plus souvent de nature littéraire. Même si une unité stylistique peut actualiser plusieurs sources et que la convocation d’un matériau entraîne sa reconfiguration par le romancier, la typologie des discours que nous avons dressée plus haut 791 montre assez que nos œuvres sont écrites par ravaudage de pièces empruntées à des textes antérieurs. L’Antiquité classique fournit son lot de genres épopée, récit de voyage, comédie, histoire, mythe et de formes littéraires anecdote, apologue, ekphrasis. Outre des poèmes comme le fatras, le blason, la ritournelle, l’énigme et la litanie, la production du Moyen Âge, pour sa part, offre de précieux types de narrations, tels le roman, le conte, le fabliau et la nouvelle. Mais à côté de ces modèles pratiqués de longue date par les écrivains et des sources canonisées par la littérature du début du siècle, des énoncés extra-littéraires ont séduit nos romanciers. Gargantua, Quézinstra et Franc-Gal se plaisent ainsi à tenir des harangues militaires ; Alcofribas apparaît tantôt sous les espèces d’un spécialiste en herborisation et en zoologie, tantôt comme un amateur d’architecture et d’ésotérisme ; tandis que Bridoie et Gaudichon ergotent sur des points de droit, Pantagruel formule un sermon sur le fait de s’en remettre à Dieu dans les cas où la puissance humaine est inopérante ; la Quinte tient un discours alchimique et Bacbuc élabore un exposé platonicien sur les trésors enfouis dans les entrailles de la terre. On le voit, c’est surtout dans le propos des personnages qu’un langage propre à une caste sociale érudite trouve à se manifester : quand c’est un représentant un domaine de la connaissance ou de la croyance qui parle, le discours est souvent placé dans la bouche de protagonistes. Dans les Angoysses, la vieille demoiselle au service d’Hélisenne expose ainsi la doctrine médiévale des cinq degrés d’amour sur un mode didactique et le prince de Bouvaque adopte la posture tout à la fois du philosophe et de l’homme d’Église. Tandis que le prêtre Croniel, remettant la couronne civique à Alector, tient un discours de législateur, la muse Calliope décrit par le menu le nom et la qualité des poètes de l’Hélicon. Dans le Tiers livre, Pantagruel se pose comme le détenteur de plusieurs types de savoir : il statue sur la vaticination par les songes, sur le contenu prophétique des signes des muets, sur les capacités divinatoires des poètes avant de mourir, etc. Les divers exemples que nous venons de citer soulèvent deux problèmes d’importance : y a-t-il, en terme de decorum, une convergence entre le discours tenu par un personnage et son statut social ? Et chacun s’identifie-t-il tout au long de l’œuvre à la classe qu’il représente ? Autrement dit, la question se pose du rapport entre la source supposée réelle de la prise de parole et le discours produit ; cela nous invite à analyser l’origine des énoncés non livresques et à envisager la construction éventuelle d’un type humain. Chez Rabelais, il faut d’emblée constater la présence de candidats au dialogue qui appartiennent à des couches déterminées de la société : en plus des nobles et des clercs, les bourgeois et le petit peuple urbain et campagnard sont sollicités pour exprimer leur point de vue. Gargantua, en particulier, puise parmi les bas niveaux de la hiérarchie des métiers : après la foule mélangée des « bien yvres », des fouaciers, des bergers, des soldats et un moine paillard se font entendre. Ce dernier définit son appartenance sociale dès sa première apparition, dans un épisode fameux : alors que les religieux du cloître entonent un chant incompréhensible à plusieurs voix et en décalage avec leur couardise, frère Jean ‘«’ ‘ des entommeurs ’» remplit d’emblée le programme que lui assigne son nom ; il affirme son humeur batailleuse et son goût pour la cuisine, en l’occurrence pour le bon vin. Pour raisonner les autres frères, il déploie toute sa verve d’» hyvrogne » en soutane dans un style dynamique et enjoué :
‘Escoutez messieurs vous aultres : qui aimez le vin, le corps Dieu sy me suyvez : car hardiment que sainct Antoine me arde sy ceulx tastent du pyot qui n’auront secouru la vigne. Ventre Dieu, les biens de l’eglise ? Ha non non. Diable, sainct Thomas l’Angloys voulut bien pour yceulx mourir, si je mouroys ne seroys je sainct de mesmes ? Je n’y mouray jà pourtant, car c’est moy qui le fait es aultres 792 .’S’il utilise des locutions et des dictons fréquents chez les moines, parfois formulés en latin, il recourt à toute occasion à des jurons, des déformations lexicales et des paronomases. Quant au sociolecte de Panurge, il n’est parfois pas très loin de celui de frère Jean 793 : l’» apte à tout » connaît le latin de cuisine et quelques termes de scolastique et il excelle dans les jeux de mots scatologiques et sexuels. Les particularités de son vocabulaire, de sa syntaxe et de ses références apparaissent, par exemple, au moment de sa première tentative pour connaître l’avenir de son mariage. Tandis que Pantagruel lui explique que la détermination du sort par les dés relève de la charlatanerie, Panurge rétorque par des calembours les ‘«’ ‘ beaulx dez ’» sont des baudets et le jeu du « verd du Diable » est rapproché de celui où il ne faut pas être pris ‘«’ ‘ sans verd ’». Il évoque ensuite le nombre de fois où il « belute[ra] » sa femme lors de leur nuit de noces, mais Pantagruel lui rétorque sèchement qu’il s’avance un peu vite ; indigné, il présente alors avec prolixité ses qualités viriles :
‘Oncques ne feut faict solœcisme par le vaillant champion, qui pour moy faict sentinelle au bas ventre. Me avez vous trouvé en la confrairie des faultiers ? Jamais, jamais, au grand fin jamais. Je le fays en pere et beat pere sans faulte. J’en demande aux joueurs 794 .’L’introduction de parlers sociax non spécifiquement de type savant ne manque donc pas de donner une énergie à la prose romanesque. Cela est confirmé dans la Mythistoire, à ceci près que le babil railleur des personnages est inattendu par rapport à leur rang princier. Que Songe-creux, dont le nom est emprunté à une locution populaire 795 , tergiverse sur le goût du vin chez les Barragouines, sur le caractère insatiable du désir des femmes et sur l’odeur d’un « estron », le tout saupoudré de références livresques mais détournées de leur contexte, n’a pas de quoi surprendre : comme Alcofribas, le narrateur se pique d’érudition et il en fait souvent usage pour traiter de sujets triviaux. Mais faire expliquer par Fanfreluche les principes de la ‘«’ ‘ nouvelle religion » ’qu’elle a connue au couvent de Crolecul et qu’elle a expérimentée avec un ‘«’ ‘ petit Ganimedes » ’est en soi un coup d’éclat stylistique pour Des Autels :
‘[…] saincte Brigide, dit elle, faisoit mettre les religieuses en haut, et les moines en bas, nous mettions religieux dessus, et les Nonnains dessouz. Mon Dieu, combien de fois nous ont trouvé les religieuses l’une (sic) dessus l’autre, joüans aux chausses madame, et le plus souvent ne faisoient pas semblant de nous veoir, pour en avoir le passe-temps, et puis en faisoient de beaux contes ensemble 796 .’L’effet du décalage burlesque entre l’appartenance sociale des personnages et la bassesse de leur propos s’atténue peu à peu au cours de la lecture ; d’ailleurs, l’anthroponyme des héros a vite fait de les installer dans la vulgarité. Finalement, Gaudichon incarne en partie l’acquisition inepte d’un savoir, Fanfreluche la malice inculte et Biétrix et Trigory la pulsion sexuelle et brutale ils se frappent et s’injurient en toute occasion. Si le repérage de types est posssible chez Rabelais et Des Autels, il serait dangereux de s’en tenir, pour évaluer la nature des langages produits par les personnages, à une distinction entre les sources livresques et les modèles sociaux censés appartenir à la sphère du réel. Nombre de langages populaires ont été officialisés par la littérature de la fin du Moyen Âge : le parler du moine ribaud, du sot et du bouffon ont été figés dans les petits genres narratifs et théâtraux. Sont convoqués dans nos romans des formes en usage dans la vie sociale, comme la lettre, le sermon, la plaidoirie ou la généalogie ; mais elles ont de longue date acquis le statut de formes de discours semi-littéraires. C’est d’abord à des réminiscences érudites que Rabelais fait appel quand il met des historiettes, des propos de table, des proverbes et des calembours dans la bouche de ses farceurs. Entre autres, l’histoire de l’anneau d’Hans Carvel rapportée par frère Jean dans le Tiers livre figure dans les Facéties du Pogge et dans les Cent Nouvelles nouvelles ; du coup, la différence entre les apophtegmes ou les récits mythologiques avancés à l’appui de discours sérieux et ce type d’anecdotes s’amenuise 797 . Les Grandes Cronicques elles-mêmes ne se présentent-elles pas comme la transcription d’une tradition folklorique orale, tandis que leurs variantes ne peuvent qu’être la réécriture savante de cet opuscule ? Dans le cas de parlers dialectaux, au contraire, c’est bien le modèle social qui prime les données littéraires. En définitive, chez nos quatre auteurs, un prisme livresque fait obstacle à l’imitation de langages parlés par des individus de la vie courante ou de jargons spécialisés utilisés par des doctes. Quelle que soit la nature de leur source, les énoncés intégrés dans les romans prennent toujours la forme d’une représentation littéraire : l’étude de l’origine des unités verbales trouve ses limites dans le fait que celles-ci sont le résultat d’une esthétisation.
Si les personnages parlent plus comme des livres qu’à la manière de prototypes réels et que des réseaux textuels relient toujours l’écriture romanesque à une culture, tous les langages de nos œuvres ne s’équivalent pas. Même s’il est inventé, l’apologue du lion et du renard conté par Panurge à Pantagruel se trouve ainsi proche par son style de l’histoire de l’anneau d’Hans Carvel ; inversement, le prêche de l’archer Croniel cherchant à persuader les Orbitains de la générosité de Jove dans sa création du monde n’a rien de commun, par ses images en lien avec la nature, ses répétitions et sa structure circulaire, avec la complexité et la concision de l’explication d’Hippothadée sur la liberté de l’homme dans le projet divin. Plutôt que de comparer un discours à son modèle, il vaut donc mieux voir quel effet cherche à susciter le contenu, l’agencement et le rythme des prises de parole. Chez Rabelais, le langage propre à un individu ressort souvent par contraste avec celui de ses interlocuteurs. C’est ce qu’attestent les propos de table échangés par les Gargantuistes lors du banquet offert par Grandgousier : après que le page Eudémon a lancé une pique contre les moines en citant un vers de Virgile, le père de Gargantua, avec sa bonhomie provinciale, fait montre de tolérance, tandis que son fils élabore une diatribe contre les tares des religieux. Reprenant les arguments de l’Éloge de la folie, il blâme tour à tour leur inactivité, leur absence de foi sincère et leur attachement à des rites superficiels, ce à quoi il oppose les principes de saint Paul. Par un retournement du plus haut comique, frère Jean lui-même poursuit la satire : ‘«’ ‘ Je foys (dist le moyne) bien dadvantaige’ ‘ 798 ’ ‘ ’» ; à grand renfort de proverbes, d’interjections et d’équivoques, il énumère les pièges qu’il confectionne pour attraper du gibier. Il explique ensuite la longueur de son nez par l’anecdote des « tetins moletz » de sa nourrice et cite le début du psaume Ad te levavi pour sous-entendre qu’un autre de ses membres est de la même proportion… La parole de protagonistes en conversation les distingue donc nettement les uns des autres et exhibe les qualités abstraites qu’ils incarnent respectivement la verdeur et la rapidité de la pensée du moine débauché, la pondération et l’effacement du vieillard, la fougue et le militantisme du jeune érudit. Pourtant, les héros rabelaisiens ne se réduisent pas aux propriétés de la classe d’individus qu’ils représentent : le lecteur peut déceler l’esquisse d’un caractère individuel au fil de leurs diverses interventions verbales 799 . Dans le cas cité, frère Jean échappe à la catégorisation au sein des mauvais religieux par le fait que la formulation et le contenu de son discours témoignent qu’il n’est jamais inactif ; son naturel dynamique sera renforcé dans le Quart livre. Panurge, pour sa part, évolue sensiblement de Pantagruel au Tiers livre : il quitte l’ethos du bohème astucieux pour se faire tout à la fois clerc, peureux et lunatique. Après avoir quitté Raminagrobis, il fait se perd dans des formules marquant sa peur superstitieuse des diables et revient sur son intention première qui était de retourner voir le vieux poète :
‘Ho, ho, je me abuse, et me esguare en mes discours. le Diable me emporte si je y voys. Vertus Dieu, la chambre est desjà pleine de Diables. Je les oy desjà soy pelaudans et entrebattans en Diable, à qui humera l’ame Raminagrobidicque, et qui premier de broc en bouc la portera à messer Lucifer. Houstez vous de là. Je ne y voys pas. Le Diable me emporte si je y voys 800 .’Le personnage se démarque donc du type par sa complexité même : il est arrogant quand l’occasion le lui permet face au clerc Thaumaste ou au marchand de Taillebourg et conscient de sa finitude lorsqu’il passe par les épreuves de toute vie d’homme. Le mouvement d’individuation progressive des protagonistes par leur parole ne se produit pas chez Hélisenne et Aneau dans la mesure où ils ne sont jamais vraiment des représentants archétypiques d’une classe humaine. Quézinstra, par exemple, n’hésite pas à conseiller à Guénélic, avant qu’ils ne partent à l’aventure, de changer d’objet de désir dans la mesure où il ne peut obtenir satisfaction avec Hélisenne :
‘Vous scavez que en ceste cité y a grand nombre de belles dames disposer à aymer et à estre aymées. Disposez vous donc de vous conformer au vouloir de quelque belle dame : laquelle facilement se submettra à vostre plaisir, tant à l’ocasion de vostre beaulté que de vostre florissante jeunesse. Et par ce moyen de l’aultre dame vostre liberté retirez 801 .’Guénélic tiendra moins encore les propos du parfait chevalier. Dès lors, si une cohérence psychologique des personnages se dessine Hélisenne est une amante éplorée avide d’assouvir sa passion mais travaillée par le remords, Guénélic un courtisan impatient et dont l’amour pour Hélisenne se veut absolu, Quézinstra un Hippolyte définitivement hostile au sentiment amoureux et attiré par les exploits chevaleresques , l’écart par rapport à des modèles figés est d’emblée mis en place dans l’œuvre : en fonction des besoins du moment, chaque protagoniste peut recourir à n’importe quelle forme de discours socialisé. Ainsi, alors que Mercure commence à s’adresser à Quézinstra de manière presque badine, lui notifiant qu’il n’a pas intérêt à descendre aux « lieux obscurs et tenebreux » à moins qu’il veuille ressentir de ‘«’ ‘ douloureuses anxietez ’», celui-ci se lance dans une explication sur les causes du châtiment des impies qui leur apparaissent 802 . De même, Hélisenne ne s’adresse pas à son mari comme elle fait une tirade élégiaque pour elle-même. Du coup, l’idiolecte des personnages principaux se dissout quelque peu dans la reprise constante qu’ils font de sociolectes variés, auxquels ils ne s’attachent jamais que provisoirement. De même, dans Alector, la détermination du caractère des héros ne passe pas par leur démarcation par rapport à un type social ou littéraire. La première fois qu’elle prend la parole dans le roman, Noémie tient ainsi un discours de type délibératif adressé à ses frères et ses amis pour leur enjoindre d’épargner Alector, qui lui a sauvé la vie et auquel ils doivent les services de l’hospitalité. Juste après, blessée à mort, celle-ci tient à son ami un discours tout aussi emphatique mais de type courtois et pétrarquiste :
‘Las ! Je suys ferue à mort pour vous (mon amy Alector). De noz amours a esté brieve la jouyssance, et bien triste la defaillance, la fleur de ma beauté et jeunesse aussi tost passée, comme la rose matinalle au soir descheüe et flaistrie. Mais la mort m’est d’autant moins grieve de ce que je suys occise vous sauvant du coup mortel et de ce que je meurs entre vos mains, mon doux ami, vous en laissant la vengeance 803 .’Alector sait aussi jouer sur toutes les cordes de la rhétorique : outre son remarquable plaidoyer devant le tribunal du Potentat Dioclès, il demande congé à sa mère en développant longuement l’image des oiseaux qui quittent le nid de leurs « peres et meres » et lance aux arènes une imprécation pleine d’animosité contre le ‘«’ ‘ meutrier (sic) Sagittaire ’» de Noémie. Nous sommes donc aux antipodes de la manière de construire un caractère chez Rabelais et Des Autels : pour ceux-là, un personnage assume d’abord une posture sociale stable, qui lui impose d’adopter un parler conventionnel, et s’en démarque ensuite en créant son propre idiolecte. Ainsi, les parlers triviaux et nobles interfèrent souvent : aucune des grandes figures des cinq Livres ne résiste à la tentation de colorer son idolecte de la verve populaire. Par exemple, alors que les fouaciers de Picrochole et les bergers de Gargantua emploient des images en rapport avec la réalité rurale Marquet dit à Frogier qu’il a « prins cornes », autrement dit qu’il est agressif comme un taureau, et celui-ci lui rétorque qu’il le trouve « bien acresté ce matin », c’est-à-dire combatif comme un coq , le narrateur lui-même se met à parler par comparaison et locution campagnardes » les mestaiers […] frapperent sus ces fouaciers comme sus seigle verd », les ‘«’ ‘ beaulx fouaciers glorieux […] avoient trouvé mal encontre, par faulte de s’estre seignez de la bonne main au matin »’ ‘ 804 ’ ‘. ’De même, Épistémon n’hésite pas à raconter l’anecdote des femmes et du secret, Pantagruel le conte de la fumée du rôti et Bridoie l’épisode du Gascon Gratianauld. Chez Des Autels inversement, les personnages qui affichent leur inculture se trouvent parler parfois comme des clercs. C’est le cas de Fanfreluche : elle cite des exemples de philosophes et de rois de l’Antiquité bons buveurs, rapporte le mythe étiologique de l’octroi aux Barragouines par Hercule, passant par Gueule sèche, du droit de boire leur « benoist saoul » et discute avec Songe-creux de la confusion des états des « vilains » et des ‘«’ ‘ Gentils-hommes »’ ‘ 805 ’ ‘. ’Ce genre de mélange a tendance à briser le mouvement d’individuation des personnages, au lieu de dynamiser leurs propos nous y reviendrons. Le procédé rabelaisien est, au contraire, imité avec succès par Aneau : le caractère composite du langage des protagonistes ne parasite pas la spécification des caractères puisque sont introduits non des références livresques, mais des traits de style inhabituels, reproduisant les techniques populaires de renforcement de la vigueur des propos. Croniel invite ainsi Franc-Gal à lui confier son histoire citant le dicton rimé : ‘«’ ‘ Compaing par voie bien parlant / Vault bien un chariot branlant ’» ; mais les zeugmes, tel « descharge ton corps de tes armes […] et ton corps de tes passions », et les paronomases, comme ‘«’ ‘ mieux seantes sont les armes que les larmes ’», donnent à l’évocation de la réalité douloureuse un ton mi-comique, mi-tragique 806 . Il en va ainsi de bien des prises de paroles de Franc-Gal et d’Alector ainsi que du narrateur extradiégétique : lors de l’épisode inaugural, celui-ci file la métaphore de la ‘«’ ‘ sagette empennée de legiere inconstance et ferrée d’un fer de dur courroux ’», tandis qu’Alector s’irrite contre le « cruel Tygre », « insiadeur Aspic » et « couard et malin Crocodile » qui a ôté la vie à sa fiancée 807 . Nul doute que la coloration du style donne de l’attrait aux prises de parole des divers personnages.
Dès lors, nos auteurs reconfigurent les matériaux textuels dont ils s’inspirent et leur assignent de nouvelles valeurs culturelles : ils décident en large mesure du caractère livresque ou parlé, emphatique ou populaire, érudit ou trivial des langages qu’ils convoquent. Si l’étude de la proportion comparée des modèles littéraires et réels peut avoir de l’intérêt nous ne nous sommes pas lancée dans une analyse aussi vaste , c’est en tant qu’elle permet de juger de leur innovation dans la matière narrative qu’ils travaillent. S’attachant, par ailleurs, à faire des personnages des représentants de classes abstraites ou à leur conférer des caractères bien individualisés, nos romanciers attestent que le roman se doit d’imiter des hommes parlants et non des hommes en action, tâche qu’Aristote a assignée aux genres antiques.
Voir partie II, chapitre 1, pp. 335-337.
Gargantua, chap. 27, p. 79.
Dans son Étude sur la syntaxe de Rabelais comparée à celle des autres prosateurs de 1450 à 1550, Genève, Slatkine Reprints, 1967 [1ère éd. Paris, 1894], E. Huguet note ainsi que, par rapport à la prose « périodique » de Pantagruel et Gargantua, Panurge et frère Jean usent d’un « style vif, bref et coupé » (p. 424-426).
Tiers livre, chap. 11, p. 384.
Songer creux signifie imaginer des chimères, rêvasser, comme le rappelle Panurge au sortir de sa nuit de rêves agités (ibid., p. 390).
Mythistoire barragouyne…, chap. 7, pp. 35-36.
C’est ce que montre l’article de F. Joukovsky intitulé « Les narrés du Tiers livre et du Quart livre », in La Nouvelle française à la Renaissance, op. cit., pp. 209-221.
Gargantua, chap. 40, p. 111.
Nous reprenons ici la perspective de J. Lecointe dans « Les quatre Apostoles… », art. cit., au détriment de celle de G. Demerson dans « Le plurilinguisme chez Rabelais », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 14/2, 1981, pp. 3-19. Ce dernier affirme que les figures de Rabelais ne possèdent que des traits épisodiques, ce qui les empêche d’avoir une cohérence psychologique et sociale et d’orchestrer un « plurilinguisme romanesque » (p. 5). Nous disons, au contraire, que les personnages ont d’abord une référence collective, dont ils se désolidarisent ensuite ; leurs caractères leur permettent donc d’infléchir la vision du monde véhiculée par le discours social.
Tiers livre, chap. 23, pp. 420-421.
Les Angoysses douloureuses…, partie II, pp. 244-245.
Ibid., partie III, p. 489 et pp. 493-494.
Alector, chap. 1, p. 22.
Gargantua, chap. 26, pp. 74-75.
Mythistoire barragouyne…, respectivement chap. 3, pp. 10-11 ; chap. 3, pp. 12-13 ; chap. 6, pp. 26-27.
Alector, chap. 6, pp. 53-54.
Ibid., chap. 1, pp. 21-22.