2 - L’image d’un énoncé et son contenu idéologique

On pourrait penser qu’à présent que les unités verbales compilées dans nos romans ont été déclarées, pour l’essentiel, en relation d’intertextualité avec des œuvres antérieures, le problème du rapport du langage au réel ne se pose plus. En fait, il apparaît sous une forme nouvelle : on peut dire que chaque énoncé romanesque est porteur d’un univers de référence qui a sa logique propre et qui engage une vision subjective du monde. Nous touchons ici au fondement de la conception bakhtinienne du roman : contre les formalistes, qui ferment le récit sur lui-même et ne s’intéressent qu’à sa ‘«’ ‘ morphologie ’», le théoricien russe déclare que l’écriture romanesque ne peut être que ‘«’ ‘ sociologique’ ‘ 808 ’ ‘ ’». Cela ne se réalise pas au niveau de l’œuvre entière, mais de chaque entité verbale produite : l’individu qui parle, le type de discours sollicité et l’expression utilisée construisent une approche linguistique du réel. Autrement dit, contre la notion d’intertextualité qui a dévoyé la richesse de celle de dialogisme 809 , il faut affirmer que tout univers langagier possède un contenu culturel et une intention, qui sont paradoxalement élaborés par le fonctionnement stylistique du discours. Voyons donc comment imitation et idéologie ont partie liée pour nos romanciers.

L’idée que toute représentation verbale porte en elle un système de référence singulier est plus malaisée à montrer dans nos romans que dans des traductions. Alors que, par exemple, la configuration de l’univers chevaleresque d’Herberay apparaissait clairement par contraste avec celui de l’Amadís de Montalvo, l’axiologie véhiculée par l’image d’un langage doit être saisie, dans le cas présent, par l’analyse de ses propriétés stylistiques intrinsèques. Parfois cependant, la connaissance de la source d’un énoncé permet encore de raisonner en termes de changement d’intention 810 . C’est ce qu’atteste, par exemple, la description de la fin du combat entre Quézinstra et le roi d’Athènes lors du tournoi organisé par le prince de Gorenflos 811 . Le narrateur reprend mot pour mot le passage des Illustrations de Gaule qui relate la victoire d’Hector sur son frère Pâris. Pour cela, il a soin de faire s’affronter les personnages à la « lucte », après que l’usage de la lance et de l’épée n’ont pu les départager. Le déplacement d’un épisode guerrier antique dans un récit chevaleresque ne choque pas dans la mesure où le style de Lemaire réactive lui-même les traits de la prose des romans médiévaux. Mais le lecteur averti de la reprise peut soupçonner que le choix d’un tel extrait n’est pas anodin : il infléchit le texte d’Hélisenne dans le sens d’une opposition symbolique entre la figure du preux combattant et celle de l’amoureux. Cela fait écho au reste de la seconde partie : par ses actes, Quézinstra est le champion d’une éthique de la virilité et de la sagesse, alors que, par ses seules paroles, Guénélic incarne l’inactivité et la mélancolie amoureuses. Prenons à présent un passage qui ne transcrit pas directement un modèle : au début de sa relation avec Guénélic, Hélisenne a une discussion houleuse avec son mari au sujet de joueurs d’instrument venus la poursuivre jusque sous les fenêtres de leur demeure ; celui-ci n’a alors plus de doute sur la cour pressante de Guénélic ni sur l’» appetit venerien » qui domine sa femme. Par exception, Hélisenne décide de cesser de lui mentir ou de tenter de se justifier et, sous la menace de son mari d’» user de crudelité, et ignominie » envers elle, elle lui avoue la flamme qui la dévore :

‘Certes je croy que quelque esperit familier vous revele le secret de mes pensées, ce que je pensoye estre reservé à la divine prescience, et vrayement je l’ayme, effusement et cordialement, et avecq si grande fermeté, que aultre chose que la mort ne me scauroit separer de son amour. Venez doncques avecques vostre espée, faictes transmigrer mon ame de ceste infelice prison corporele, je vous en prie : car j’ayme mieulx mourir d’une mort violente, que le continuer (sic) languir, car mieulx vauldroit estre estranglée, que d’estre tousjours pendant, et pourtant ne tardez plus, transpercez le cueur variable, et retirez vostre espée taincte et sanguinolente 812 .’

La confession est osée : l’amante éplorée ne demande pas la mort pour être châtiée de sa faute, mais pour mettre fin à son désespoir ; comme elle l’a affirmé dans un de ses monologues antérieurs, elle préfère qu’Atropos vienne couper le fil de sa vie plutôt que de cesser de voir son ami. Or cette formulation de l’inassouvissement de son désir prend une dimension anticonformiste dans la mesure où Hélisenne s’adresse à l’instance sociale qui la première est censée le lui en faire reproche. On ne peut s’empêcher de penser à l’aveu d’une autre héroïne, qui manifeste aussi tous les symptômes physiologiques de la mélancolie amoureuse : ‘«’ ‘ J’aime… à ce nom fatal je tremble, je frissonne. / J’aime… ’». Mais Phèdre est hésitante et Œnone ne représente pas l’autorité morale, alors qu’Hélisenne dépasse d’emblée l’obstacle de l’indicible et expose son insoumission aux codes de la société civile et religieuse : s’il y a chez elles deux une nostalgie de la pureté, comme le montre l’allusion suivante à la vierge Polyxène, ce n’est pas chez Hélisenne un souhait de retour à la normalité, mais la proclamation d’un amour absolu, sans bornes. Le sacrifice de soi se fait ici offrande au dieu Amour : l’héroïne enjoint son propre mari de lui permettre de réaliser l’acte d’allégeance suprême à la concupiscence de la chair.

Le fait que tout point de vue sur le monde est déterminé par l’instance qui l’énonce nous est confirmé par le diptyque constitué par les lettres de Gargantua et de Pantagruel au début du Quart livre 813 . Le père s’inquiète du commencement de la navigation : il parle par adages populaires et use de quelques archaïsmes lexicaux. Le fils, pour sa part, formule sa reconnaissance envers la gentillesse de celui qui vient de se dire son ‘«’ ‘ pere et amy ’» : la phrase cicéronienne prend ici de l’ampleur, tandis que le vocabulaire se fait latinisant. Des références platoniciennes, stoïciennes et évangéliques sont alléguées : le thème de l’impossibilité de rendre les bienfaits d’un homme généreux est traité de manière à faire l’éloge du destinataire de la missive. Dès lors, tandis que Gargantua se révèle allier la sagesse antique et la sagesse populaire, Pantagruel cherche à accorder, par son style, la philosophie antique et la révélation chrétienne. Bien que les protagonistes partagent les mêmes valeurs, s’affirment donc des optiques intellectuelles et spirituelles différentes. Mais aux critères thématiques, lexicaux, syntaxiques et énonciatifs d’analyse doit s’ajouter la prise en compte de la tonalité des énoncés. La narration du combat de Pantagruel contre le physétère fait assez comprendre que la sélection d’une matière et l’inscription dans une tradition littéraire ne suffisent pas pour déterminer le projet de celui qui assume le discours. Rabelais reprend, en l’occurrence, une source biblique : l’affrontement de Job contre le Léviathan. Le début du chapitre montre l’invulnérabilité du monstre, insensible aux javelots comme aux boulets de canon, ce qui permet à Alcofribas de faire ressortir par contraste la force de Pantagruel. Pourtant, le narrateur s’amuse du procédé de la surenchère : il fait citer aux lecteurs de nombreux exemples de prestigieux lanceurs de flèches  ‘» Vous dictez, et est escript, que… »’, ‘«’ ‘ Vous nous dictez aussi merveilles de… »’, ‘«’ ‘ Vous faictez pareillement narré de… »’ , pour finalement les repousser au profit de l’adresse de son héros. Après une longue parenthèse sur les lances utilisées habituellement par Pantagruel, qui ressemblent à des piles de pont, et sur l’incroyable précision de ce tireur, le combat arrive enfin :

‘Avecques telz dards, des quelz estoit grande munition dedans sa nauf, au premier coup il enferra le Physetere sus le front de mode qu’il luy transperça les deux machouoires et la langue, si que plus ne ouvrit la gueule, plus ne puysa, plus ne jecta eau. Au second coup il luy creva l’œil droict. Au troyzieme l’œil gausche. Et feut veu le Physetere en grande jubilation de tous porter ces troys cornes au front quelque peu panchantes davant, en figure triangulaire æquilaterale : et tournoyer d’un cousté et d’aultre, chancellant et fourvoyant, comme eslourdy, aveigle, et prochain de mort 814 .’

Ayant désamorcé l’emphase de son modèle, Alcofribas peut choisir un style à sa convenance : l’animal biblique surnaturel est désacralisé par la précision mathématique de l’offensive de Pantagruel. Après d’autres assauts, il ressemble à la quille d’un navire ; finalement, il se renverse ‘«’ ‘ ventre sus dours, comme font tous poissons mors ’» ; la série des comparaisons indues s’achève sur le rapprochement avec un ‘«’ ‘ serpent à cent pieds ’». Le physétère change donc de statut au cours du chapitre : de monstre infernal, il devient un objet fictif, présenté comme improbable par l’instabilité et l’incongruité des comparants, puis un simple poisson. Le comique infléchit donc l’orientation du passage et démythifie tant l’imaginaire des récits merveilleux que la réalité décrite par les traités d’histoire naturelle : la facétie et la dérision militent ici en faveur d’une approche rationnelle du réel. Telle n’est pas l’idéologie qui anime le narrateur du combat d’Alector contre le serpent des arènes. Le héros a déjà vu son père affronter un monstre marin à Tangut 815  : il s’agissait d’une pêche au gros transposée dans les airs, Durat saisissant le ‘«’ ‘ Trolual ’» par les crocs ; l’avatar du physétère ne résistait pas longtemps hors de son milieu de vie. À la fin de l’œuvre, Alector mène sa propre action héroïque, tout en reprenant certaines astuces de Franc-Gal et d’un de ses compagnons ; avant de transpercer le cœur du ‘«’ ‘ monstre draconic ’» en enfonçant son épée dans sa gueule, il maintient ainsi celle-ci ouverte avec un javelot :

‘Alector n’ayant dequoy se defendre luy presenta l’escu et s’advisant de la sagette qu’il avoit croisée à son baudrier, la saisit promptement et la planta en la gueulle bée de ceste male beste, en sorte qu’elle en estoit baillonnée ; et comme plus vouloit serrer les dens pour empoigner le bras d’Alector, de tant plus se enferroit plus profond du fer de la flesche. Et qui plus est, se sentoit grievement offensé du fust de la sagette, qui estoit de fresne, bois alexitheriac et naturellement contraire au genre serpentin. Parquoy ce monstre draconic se retira en se destordant horriblement par grande douleur et angoisse qu’il sentoit, tant des plaies que de la flesche, et plus encore du fust contreserpentin que du fer, pour lequel arracher, il n’avoit piedz ne mains. Parquoy il mettoit en sa gueule le bout de sa queüe pour se oster ce curedent nuysant 816 .’

L’humour est autrement plus présent dans le style de cet extrait que précédemment : l’impuissance du serpent est plaisamment soulignée par la mention de son absence de pieds et de mains ; sa peur et sa quasi-superstition sont raillées par l’usage du néologisme « contreserpentin » ; le rapprochement burlesque entre l’univers humain et l’univers animal trouve son apogée dans l’expression « ce curedent nuysant ». Le monde fictionnel de cette lutte n’est celui ni de l’épopée ni du roman de chevalerie ni même de la chronique rabelaisienne : c’est celui du conte de nourrice, qu’Amyot décriait tant. Un merveilleux de convention est sollicité dans la présentation du serpent-dragon à trois rangées de dents, à la langue trifourchue et d’une longueur d’une vingtaine de mètres ; le motif de l’élixir protecteur et de l’arme magique apparaît dans la matière dont sont faits le fourreau de l’épée et la flèche d’Alector. Aneau connaît les virtualités comiques du style qu’il imite ; il les exploite en mêlant toutes sortes de références à des pratiques bien réelles : le vocabulaire de l’escrime et de la pêche donne la fantaisie nécessaire à un passage qui rapporte les faits d’armes d’un enfant. En somme, le ton s’adapte au sujet décrit : le chant du coq finalement poussé par Alector juché sur le dos du serpent est là pour attester que la présentation de la première grande épreuve du héros associe dramatisation et légèreté. La tonalité des unités discursives rassemblées dans la Mythistoire n’est jamais aussi bon enfant : le locuteur exprime toujours un jugement moqueur sur sa matière. Le procédé du récit intégré à un dialogue établit même, dans les huit premiers chapitres du roman, une complicité entre deux narrateurs-personnages. Voici, par exemple, comment Fanfreluche et Songe-creux commentent le choix par Biétrix d’un surnom pour Trigory :

‘Ma mere pour la grande familiarité qu’elle avoit à mon pere luy changea son nom de Jean Gippon, et commença à appeler Trigory, quasi Tresgorier. Voylà aussi galande etymologie, dy je lors, que celle de Paris, Guillori, quasi Guigne aureilles. Ma foy, dit elle, aussi estoit il tres-gorrierement habillé à la façon de son pays. Il vous avoit tout premierement un beau gros chappeau de feurre (sic) tout neuf, ou autant vaut, car il n’y avoit que dix ans qu’on commençoit à le porter. Puis une belle blaude de grosse fine toile, souz laquelle il avoyt une bien gorgiase (sic) jaquette de bureau : mais jamais on ne la sçeut desgarnir de poux, quelque poüillement qu’on y feit 817 .’

La glose approximative du surnom par Fanfreluche  » Tresgorier » signifie très élégant , d’un côté, et une glose du même genre faite par Songe-creux  » Guigne aureilles » doit désigner celui qui lorgne les oreilles , de l’autre, annoncent la tonalité ironique de la présentation suivante. De fait, le décalage entre la description d’un vêtement vieux et sale et des termes laudatifs ‘«’ ‘ tres-gorrierement habillé ’», « beau chappeau », « tout neuf », « une belle blaude », « bien gorgiase jaquette »  ne cessera de se creuser. La conclusion prend alors une portée vivement dégradante : ‘«’ ‘ avec ses guestres et sabots, non sans raison, pour sa gorgiaseté receut ce nom de ma mere ’». Les propos des deux personnages possèdent donc ici la même visée idéologique.

Dans nos romans, il est net que chaque image d’un énoncé possède une référence et une intention, qui lui viennent en partie seulement de sa source. Seule la naturalisation par le locuteur de son modèle  littéraire en général  procure à chaque prise de parole une orientation spécifique, de nature livresque, savante, populaire, etc. Dès lors, l’écriture romanesque n’est pas fidèle au réel en ce qu’elle imite un sujet appartenant à la vie quotidienne ou qu’elle prend par endroit une apparence documentaire, mais en ce qu’elle représente les perspectives axiologiques de groupes humains : tout acte de mimèsis verbale, informé par une topique intertextuelle, est créateur de son propre imaginaire. Si nos romans sont réalistes, c’est en tant qu’ils font découvrir de véritables systèmes de représentation. Au lieu de concevoir le discours comme un système normatif articulant des idées abstraites, les auteurs travaillent donc à faire de chacune de ses manifestations une ‘«’ ‘ concrétion socio-idéologique vivante’ ‘ 818 ’ ‘ ’».

Notes
808.

On connaît les affinités marxistes et la dissidence politique de Bakhtine, qui lui valurent l’arrestation puis l’exil ; il faut donc employer l’adjectif sociologique avec précaution. L’intérêt de son travail consiste dans le fait qu’il considère que le roman n’est coupé ni de l’histoire ni de la société ; il estime que la mise en œuvre de la signification dans ce genre littéraire implique la prise en compte de facteurs culturels (Esthétique et théorie…, op. cit., p. 120) :

Le dialogue intérieur, social, du discours romanesque exige la révélation de son contexte social concret, qui infléchit toute sa structure stylistique , sa « forme » et son « contenu », et au surplus, l’infléchit non de l’extérieur, mais de l’intérieur. Car le dialogue social résonne dans le discours lui-même, dans tous ses éléments, tant ceux qui concernent le « contenu » que la « forme ».
809.

Ce point est développé par A. Compagnon dans Le Démon de la théorie. Littérature et sens commun, Paris, Seuil, « La couleur des idées », 1998, p. 119. L’auteur constate que « le dialogisme de Bakhtine a perdu tout enracinement dans le réel en devenant intertextualité », à la suite de quoi il propose de « refonder le concept de mimèsis » défendu par Aristote, les humanistes et les marxistes (p. 120).

810.

Nous avons abordé la question de l’intérêt du discernement du modèle d’un énoncé pour la détermination de sa visée intentionnelle au chapitre 1 de cette partie, pp. 310-315.

811.

Voir Les Angoysses douloureuses…, partie II, pp. 312-313 et les notes de C. de Buzon pp. 580-581.

812.

Ibid., partie I, p. 118.

813.

Voir Quart livre, chap. 3, pp. 544-545 et chap. 4, pp. 545-547 et les notes de M. Huchon pp. 1502-1503.

814.

Ibid., chap. 34, p. 619.

815.

Alector, chap. 21, pp. 148-149.

816.

Ibid., chap. 25, p. 187 ; nous nous inspirons, pour l’analyse, des notes de M.-M. Fontaine, t. 2, pp. 804-806.

817.

Mythistoire barragouyne…, chap. 3, pp. 13-14.

818.

Esthétique et théorie…, op. cit., p. 114.