a - Une copia restreinte

La variété des images verbales dans les Angoysses et Alector est relativement limitée. De fait, les romans produisent beaucoup d’énoncés qui ressortissent à des genres ou à des formes semi-littéraires ; en dehors de l’insertion de pièces intercalaires reconnues de longue date, cela se traduit par le fait que les personnages parlent selon des types de discours conventionnels, comme la rhétorique judiciaire, politique ou courtoise. En somme, la seule forme de discours extra-littéraire qu’ils convoquent est celle des savants, à savoir les hommes de loi, les théologiens, les médecins, etc., mais elle est fortement conventionnelle. Du coup, les énoncés prennent une orientation littéraire ou livresque. Ce phénomène est accentué par un élément annexe : la prose d’H. de Crenne et d’Aneau est marquée par une tendance à l’ornementation qui s’applique uniformément à toutes les unités verbales, quoique le style de chacune d’elle reste particulier. La coloration rabelaisienne de la formulation d’Aneau, éloignée du bien parler d’Amadis H. de Crenne, pour sa part, ne l’aurait pas désavoué , donne un caractère vivant au texte, sans l’empêcher de s’ennoblir à tout instant des procédés de la prose oratoire. Au niveau de la présentation des personnages, si tout type d’individus peut prendre la parole, le même langage emphatique est utilisé : le mari d’Hélisenne s’exprime comme le serviteur qui lui conseille de la faire se confesser à un religieux ; de même, Désaléthès n’a pas moins de verve que Croniel ou Franc-Gal. D’ailleurs, aucun des héros n’est le reflet d’un groupe social ou d’une caste de savants : leur emprunt de sociolectes variés rend assez difficile le discernement de leur caractère propre. Quelle vision les Angoysses et Alector donnent-ils du réel ? Comme l’épopée, la tragédie ainsi que le roman héroïque et le roman pastoral au siècle suivant, ces œuvres ont tendance à rejeter une présentation matérielle de la vie quotidienne 820 . Alors même qu’Hélisenne fait le choix de s’intéresser à des gens d’extraction moyenne et qu’elle entre dans leur existence privée, son roman et celui d’Aneau donnent une représentation noble et élevée du monde commun. La conséquence de ces divers traits de fonctionnement ne se fait pas attendre : nous avons affaire à des textes qui sélectionnent leur matériau linguistique, qui le naturalisent dans une prose ornée et qui l’orientent vers l’imitation d’un monde idéalisé.

Notes
820.

Selon T. Pavel, une tension existe dans l’histoire du genre romanesque, de l’Antiquité au XIXe siècle, entre les œuvres qui tendent à la « représentation idéalisée de l’existence humaine » et celles qui mettent en cause cet « idéal »(La Pensée du roman, op. cit., p. 12). Le choix d’une vision « empirique » du monde a donc été fait avant les romanciers dits « réalistes », par des moyens différents des leurs.