b - Une copia étendue

Chez Rabelais et Des Autels, ce qui arrête d’emblée l’attention est la représentation de langages extra-littéraires : du latin savant au latin dégradé des disputatores de la Sorbonne en passant par le jargon des médecins et des juristes et les patois des professions populaires, tout est bon pour imiter le langage des différents groupes sociaux. Du coup, en marge du sérieux et de l’affectation des personnages des Angoysses et d’Alector, se dressent les types populaires et les figures hautes en couleur des romans facétieux. Plutôt que la prise de parole de savants, c’est en effet surtout la proportion de discours non érudits qui est ici remarquable. Quoique le passage à l’écrit suppose une esthétisation de données réelles ou supposées telles, la grande nouveauté apportée par ces textes à la poétique romanesque est l’insertion de parlers autres que ceux de la verve littéraire. Bien sûr, les fouaciers, les marchands et les serviteurs peuvent s’exprimer de manière plus ‘«’ ‘ sociolectale ’» que dans la réalité : l’accentuation des tics de langage donne à l’occasion une image peu authentique des conventions familières des gens de métier et des classes sociales. Mais il est précisément notable que Rabelais ait été le premier à rendre conventionnel les propos des populations de la ville et de la campagne  Des Autels bénéficie déjà de ce figement. Ce ‘«’ ‘ pseudo-réalisme ludique’ ‘ 821 ’ ‘ ’» permet de donner un statut littéraire à des couches sociales prises en compte en partie, toutefois, par la tradition antérieure. Il ne faudrait cependant pas réduire ces œuvres à l’expression d’une culture populaire : il s’agit de proses de nature bipolaire, qui insèrent des matériaux bas dans un contexte savant et qui, inversement, dynamisent les langages littéraires en les affublant de vulgarismes et d’accents du sociolecte campagnard et urbain. Ajoutons que si les romans de Rabelais arrivent à rendre le réel dans sa multiplicité, il semble que la Mythistoire réussisse moins bien à faire de la variété linguistique le garant d’une saisie totalisante du monde. Les deux auteurs s’insurgent néanmoins de concert contre l’idéalisme outré du roman chevaleresque et du roman sentimental : contre l’imitation ennoblissante de leurs congénères, ils veulent réévaluer l’univers quotidien ; dans ce projet, le comique leur est évidemment un allié précieux. En somme, les cinq Livres et la Mythistoire se définissent par l’absence de bornes fixées à l’invention verbale, par le refus de la production exclusive de langages élevés et par l’ouverture du discours à toutes sortes de représentations idéologiques.

Les deux veines romanesques que nous venons de dégager s’opposent donc en ce qu’elles ne choisissent pas les mêmes types d’énoncés, qu’elles engagent une conception distincte de l’écriture en prose et qu’elles induisent une perception différente du réel. Cette dichotomie, qui repose sur la nature et la visée axiologique des images de langages, s’inscrit au sein d’une pratique de l’écriture narrative qui charrie des réminiscences verbales de procédés et d’images littéraires. On ne saurait donc forcer la distinction entre elles sans oublier que le plurilinguisme constitue le fonds commun de leur variété. En ce sens, notre terminologie et nos analyses ne recoupent que partiellement ici celles de M. Bakhtine 822 .

Transposée au nouveau roman de la Renaissance, la question de l’imitation est indissociable de celle de la représentation de discours multiples. De fait, le fonctionnement de l’univers imaginaire de nos œuvres est directement lié à la production d’images de langages : la pluralité des genres insérés tend à faire cohabiter en leur sein des objets fictifs et des mondes possibles a priori sans interférence. Le caractère composite des chronotopes, des types de personnages et de la logique fictionnelle modifie donc en permanence l’horizon d’attente du lecteur. Mais l’infinie variété des unités discursives imitées a une conséquence plus essentielle encore : si les énoncés ne représentent pas une réalité extralinguistique, mais déjà des paroles, ils sont également le vecteur de visions du monde disparates. La notion de mimèsis fait ainsi peau neuve : au lieu de mesurer sa validité selon le degré de fidélité d’un auteur à la vie quotidienne, il faut l’envisager en termes de construction d’une référence feinte et subjective. L’imitation romanesque reconnaît donc que l’accès au réel, dès lors qu’il est médiatisé par les mots, engage une représentation nécessairement partielle et partiale du monde ; le plus « réel », dans nos œuvres, est donc le dessein discursif, le rapport de valeur que le locuteur instaure à l’égard de l’énoncé qu’il produit. Par corollaire, plus l’hétérogénéité des langages convoqués est grande, plus le roman embrasse de rapports au monde différents ; à ce titre, il est possible de dire qu’un romancier comme Rabelais, qui se plaît pourtant à déconstruire sans cesse l’illusion réaliste, restitue l’existence dans sa variété. Cherchant à recréer les façons de parler de toutes les couches sociales de son temps, tout en compilant des formes de discours littéraires, cherchant aussi à donner figure humaine à des positions idéologiques, il organise, dans la masse de ses cinq Livres, un plurilinguisme auquel il ne fixe aucune limite. Des Autels le suit dans cette entreprise, quoique la brièveté de son roman et le projet spécifique qu’il forme produisent une réalisation bien moins « copieuse ». H. de Crenne et Aneau, au contraire, sont peu disposés à ouvrir leur texte à n’importe quel système de valeurs, à admettre la langue vulgaire dans le dialogue et à rire de tout : une pulsion idéalisante travaille en profondeur leur écriture. Il est donc possible d’opposer, dans certaines limites, le fonctionnement de l’éclectisme verbal entre ces deux groupes de romanciers par leur utilisation respective d’une prose comique et d’une prose à dominante sérieuse.

Alors que la pratique de la translation de romans au XVIe siècle réalise à un premier niveau l’idée d’une création par transcription du discours d’autrui, la nouvelle forme de composition romanesque qui s’élabore entre 1532 et 1564 exploite ce principe d’une manière tout à fait saisissante. Décidant de n’employer que les mots qu’ils ont reçus de la tradition littéraire ou des conversations du monde qui les entoure, Rabelais, H. De Crenne, Des Autels et Aneau choisissent de laisser envahir la trame de leurs récits par toutes sortes d’unités stylistiques allogènes. S’ils n’ont pas produit de métadiscours explicite à ce sujet, il semble que tous quatre aient été conscients qu’ils mettaient en œuvre une poétique originale : leur réflexion subtile sur les clichés linguistiques veritable histoire et histoire fabuleuse prouve une volonté commune de placer la fiction romanesque en marge des lois établies pour les grands genres, en particulier l’épopée. De fait, leurs œuvres ne s’apparentent à aucune forme de composition contemporaine, pas même le dialogue ou la nouvelle à cadre : laboratoire privilégié de la profusion linguistique, le nouveau roman donne l’image d’énoncés foisonnants sans chercher à freiner la dynamique centrifuge de sa prose. Mais son hybridité naturelle, le morcellement de la narration en actes autonomes de discours et la juxtaposition de genres encadrants concurrents trouvent une organisation supérieure dans la hiérarchie instaurée par le récit sur le discours et dans l’adhérence forte des unités stylistiques entre elles. Le nouveau roman n’est donc pas un genre sans canons : par les discours qui s’insèrent dans la trame des œuvres, l’exigence de pluralité linguistique semble toujours sur le point de mettre en crise leur unité structurelle sans jamais y réussir tout à fait. Ainsi, la mixité verbale reçoit un agencement qui lui donne le statut de véritable poétique de la varietas. Enfin, les romanciers se distinguent des traducteurs de romans contemporains en ce qu’ils établissent une relation essentielle entre le discours et son objet, entre le locuteur et sa parole : ils font de chaque image de langage le vecteur d’une perception du monde. Selon la technique de référentiation, la nature des énoncés imités et la vision du réel produite, nous sommes ainsi parvenue à distinguer les œuvres de notre corpus à partir des catégories de ‘«’ ‘ copia de langages restreinte ’» et de ‘«’ ‘ copia étendue ’». Du coup, le procédé fondamental du roman  l’imitatio  devient compatible avec l’activité de mimèsis : un rapport médiatisé au savoir peut permettre de donner une nouvelle jeunesse à des langages usés et de revivifier leur idéologie.

Notes
821.

Expression employée par V. G. Mylne, dans Le Dialogue dans le roman français de Sorel à Sarraute, Paris, Universitas, 1994, p. 125, au sujet de la tentative de simulation du parler de tous les jours par un auteur comme Sorel.

822.

Le théoricien identifie avec justesse les « deux lignes stylistiques du roman européen » (Esthétique et théorie…, op. cit., pp. 183-233). À la première, née avec le roman grec, il rattache le roman de chevalerie, le roman sentimental des XVe et XVIe siècles, le roman héroïco-galant et les romans de Rousseau et de Richardson. À la seconde, qu’il ne voit pas apparaître avec les textes d’Apulée ou de Pétrone mais avec ceux de Rabelais, il intègre Don Quichotte, le roman picaresque, les histoires comiques jusqu’aux romans de Fielding, de Sterne et de Jean-Paul. Si ces filiations romanesques sont tout à fait pertinentes, nous refusons de radicaliser l’opposition entre les deux types de composition : à l’instar de ce qu’il a déjà affirmé au sujet d’Amadis, l’idée d’une « stylisation abstraite et idéalisante » dans la première « ligne » se transforme par endroits, sous sa plume, en proclamation du caractère « purement monologique » de cette prose (p. 188). En somme, son approche rétrospective de l’histoire du genre romanesque valorise les principes du roman comique par rapport à ceux du roman sérieux ; l’auteur anticipe ainsi la victoire des premiers sur les seconds, qu’il date du début du XIXe siècle (p. 226).