Troisième partie
Les enjeux esthétiques de la facture romanesque :
interaction langagière, conflit idéologique
et conscience subjective

Plus que tout autre créateur de fiction, le romancier est sensible à la parole des autres hommes  auteurs, représentants d’un savoir, hommes parlant des dialectes sociaux. Mieux, il écrit par imprégnation du discours d’autrui ; il accepte d’entrer jusqu’au bout dans des univers verbaux auxquels il est étranger, de se décentrer du joug du langage et de la pensée uniques. Or sa parole, née de celles d’autrui et stimulée par elles, cherche toujours à se libérer du carcan verbal et idéologique qu’impose chacun des locuteurs qu’il convoque dans son œuvre : s’il transforme des modèles linguistiques abstraits en images vivantes, sans donner exclusivement la préférence à l’un ou à l’autre, le locuteur-scripteur entend les éclairer de ses propres opinions. Dès lors, dans tout roman, chaque langage est représenté au moment même où il représente une vision du monde. Cela implique deux idées. Tout d’abord, nous l’avons vu, l’auteur se nourrit de la structure sociale de chaque énoncé, c’est-à-dire de sa saturation interprétative et axiologique ; pour lui, une parole est autoritaire et intrinsèquement persuasive. Ensuite, il se réfère aux propos d’autrui en prenant position par rapport à eux, en parlant avec eux : la confrontation à l’altérité se fait le lieu de naissance d’une subjectivité. À la Renaissance, alors que la production littéraire rend compte d’une nouvelle perception du monde et d’une remise en cause de certaines valeurs éthiques, politiques et religieuses, le principe romanesque d’une ‘«’ ‘ cognition dialogique incluant tant sa valorisation que sa réponse’ ‘ 823 ’ ‘ »’ ne pouvait que séduire des esprits convaincus de l’écart non seulement entre l’homme et le monde, mais encore entre le langage et la pensée, la parole et la vérité, le sujet et son discours. La variété stylistique des compositions de Rabelais, d’H. de Crenne, de Des Autels et d’Aneau participe de cette épistémè en conceptualisant ses certitudes et ses doutes à partir des notions d’interaction langagière, de conflit idéologique et de conscience subjective. Or la subtilité des enjeux de la facture romanesque qui s’invente entre 1532 et 1564 semble prendre largement sens dans l’activité de lecture. De fait, l’instance lectoriale est appelée à mesurer l’incidence à la fois herméneutique et épistémologique de l’hétérogénéité formelle des textes : c’est à elle de saisir le brouillage de leur sens et l’obscurcissement de l’accès au monde qu’ils proposent ; c’est à elle également de tenter de construire la position d’écriture adoptée par le romancier. L’approche esthétique du fonctionnement de nos romans va donc nous permettre de voir en quoi ceux-ci sont un lieu d’expérience de l’équivoque des signes et des pièges du discours, voire de l’aporie spéculative entraînée par les jeux verbaux.

Pour explorer cette idée de l’importance dévolue à la réception, perçue comme co-créatrice du texte, nous commencerons par évaluer les liens entre la représentation de nombreux discours et le constat de l’infinie diversité des croyances et des jugements. De fait, aucun système totalisant n’est mis en œuvre dans nos romans pour atténuer les oppositions idéologiques : la poétique de la bigarrure linguistique a pour effet premier une diffraction du sens. Une étude centrée sur les Livres de Rabelais montrera ensuite comment un maître-conteur facétieux réussit à donner une impression pénétrante des liens entre langage, connaissance et subjectivité : le décryptage de ses textes se perd dans les eaux troubles de conceptions multiples charriées par des discours contradictoires. Mais rompu à une méthode de pensée ni dogmatique ni sceptique, le lecteur se trouve finalement invité à reconnaître une position de parole, même provisoire et évolutive, parmi la somme des discours qui lui sont offerts ; parallèlement, n’acquiert-il pas lui-même un nouveau rapport à la culture, à la lecture et à la vie ? Au terme de l’analyse, nous comparerons la poétique et l’esthétique romanesque de la Renaissance avec celles de deux œuvres qui proposent, chacune à leur manière, une conceptualisation différente de la diversité langagière : le Moyen de parvenir et Don Quichotte.

Notes
823.

M. Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, op. cit., p. 170.