Chapitre 1
Pluralité des discours et diffraction du sens

Au Moyen Âge, le nom roman a vu son emploi littéraire lié à une forte valeur polémique : il était le parler du peuple, par opposition au latin, utilisé par les clercs. De fait, dès son origine, le genre se veut critique à l’égard de l’autorité sociale et du langage dominant. Mais il ne rassemble pas seulement des discours officieux, s’opposant à ceux des savants et des gens influents : en tant que forme pluristylistique, il intercale dans la masse de sa structure toutes sortes de prises de parole sur le monde et les fait résonner comme des partis pris contradictoires. Un des procédés d’écriture distinctifs du roman consiste donc en la mise en « action dialogique mutuelle » de ‘«’ ‘ voix individuelles »’ 824 . Cette poétique pluriséculaire connaît un infléchissement spécifique à la Renaissance, alors qu’émerge le rapport « galiléen » au langage dont nous avons parlé plus haut :

‘Dans les années 1520 et 1530, la question du langage, que chaque grande étape de la culture occidentale avait affrontée avec ses propres systèmes philosophiques et littéraires, réapparut avec une force particulière. Le statut épistémologique du langage subissait de violentes pressions, consécutives à la réévaluation généralisée des Écritures et de la culture antique, c’est-à-dire de tout le corpus écrit consacré ; les fissures qui se dessinaient dans les structures théologiques et éthiques établies suscitaient, à l’intérieur de chaque camp, le désir pressant de colmater les brèches et d’empêcher la fragmentation du logos 825 .’

La confusion linguistique de Babel emporte avec elle à cette époque une approche rassurante du monde et de la vérité ; d’un point de vue littéraire, la pluralité langagière rend difficile l’établissement du sens de certaines œuvres. Nous pensons que le roman qui s’élabore entre 1530 et 1560 est le creuset privilégié de l’expérimentation du lien entre langage, diversité des opinions et nouvelle herméneutique de la fiction : l’abondance des discours convoqués se traduit par une diffraction  c’est-à-dire étymologiquement une mise en morceaux  de la position de l’auteur. De fait, bien éloignés de l’archétype du récit exemplaire, les romans de Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau se caractérisent par l’exploitation systématique d’un procédé plastique  la bigarrure discursive  et l’orientent vers l’exposition d’une crise idéologique et herméneutique. Nous analyserons la tâche que ces perturbations textuelles confèrent au lecteur : institué sémiologue et herméneute par un romancier omniprésent mais aux intentions mystérieuses, il se doit de déchiffrer tant les signes linguistiques que les indices narratifs disséminés dans la composition.

L’analyse que nous allons mener des relations entre poétique de la pluralité et esthétique de l’ambiguïté ne peut se passer d’un postulat essentiel : le roman, qui est un ensemble artificiel de styles, possède une instance verbale dernière qui tente de définir son point de vue sur les langages qu’elle représente. Autrement dit, les images de discours ne sauraient avoir une fonction ornementale ou purement gratuite ; elles sont le vecteur d’une perception de la réalité, qui est elle-même médiatisée par la voix diffuse de l’écrivain. Mais cette instance subjective qui harmonise la polyphonie est toujours prête à se dissoudre dans le chaos textuel, ce que nous montrerons de deux manières dans nos romans. D’une part, la persona de l’auteur se voit destituée de sa position de surplomb par la prise de parole de plusieurs narrateurs et des causeurs invétérés que sont les personnages. De l’autre, l’imitation langagière est la première étape de la plurivocalité : une posture critique est perceptible dans le mouvement d’adaptation et de transformation des matériaux allogènes qui investissent la trame romanesque ; celle-ci cherche à leur conférer une orientation idéologique neuve et une fonction propre dans le contexte où elles s’insèrent. Nous aborderons, enfin, la question de l’ambivalence interprétative sous un angle différent de celui de l’équivoque des signes verbaux en nous demandant quelles informations la mise en intrigue peut nous livrer sur le sens des romans : la structure narrative de chacun d’eux véhicule une conception de l’herméneutique fictionnelle qui dépasse les données de l’allégorisme médiéval et qui exploite autrement que les récits traditionnels la technique de la suspension du récit.

Notes
824.

Esthétique et théorie…, op. cit., respectivement pp. 90 et 103 ; tel est le phénomène que M. Bakhtine appelle indiféremment « plurivocalité », « polyphonie » ou « dialogisme ».

825.

T. Cave, Cornucopia…, op. cit., p. 182.