1 - Auteur et narrateurs

Le premier niveau de brouillage énonciatif concerne la passation de parole de l’auteur non pas à un seul, mais à plusieurs narrateurs ; eux-mêmes s’avèrent des personnages qui racontent leur propre histoire ou celle d’autres protagonistes. La perturbation est instaurée dès le paratexte liminaire et, fait nouveau, est confirmée dans le desinit des œuvres 827  : au début et à la fin des romans, est exposée une réflexion sur les rapports entre l’espace de la création et celui de la réception ainsi que sur la conduite de l’intrigue et sur sa portée. Notons au passage la différence de dimension et de contenu entre les ouvertures de nos œuvres et celles des dérimages et des traductions contemporaines   de romans sentimentaux, par exemple. Il faut voir une empreinte de l’humanisme dans cet étoffement du propos de l’auteur et dans son souci de réfléchir à la production du texte, de rejeter des consignes de lecture anciennes et de définir de nouveaux rapports avec le lecteur. Par ailleurs, s’opère au cours du récit un jeu savant de mise à l’écart du conteur principal, sous la forme soit de narrations insérées dans la trame d’ensemble, soit de narrations déléguées à d’autres instances intradiégétiques. Dans les deux cas, à la voix de l’auteur se substituent celles d’êtres de langage, c’est-à-dire de sujets exprimant des intentions personnelles dans leur récit-discours.

Si l’instauration d’un axe auteur-lecteur est privilégiée au début des huit livres, une passation de relais se produit avant la fin de la pièce d’introduction au profit, le plus souvent, d’un je qui prend la parole pour rapporter des événements auxquels il a assisté. Après la clôture du récit, des interférences se produisent parfois à nouveau entre l’espace de production de l’œuvre, celui de la narration et celui de la fiction. Dans Pantagruel et Gargantua, les instances auctoriale et narratoriale se confondent ainsi dans le nom, aux consonances arabes, de ‘«’ ‘ maistre Alcofrybas Nasier’ ‘ 828 ’ ‘ ’». Ce masque comique de l’auteur frappe par sa verve enjouée, spécialement déclamatoire, vigoureuse et bouffonne dans les prologues et dans les passages du récit où il entend convaincre de la véracité des faits qu’il rapporte. Du coup, celui qui donne à méditer sur la source de son texte  les Grandes Cronicques puis la ‘«’ ‘ chronicque Pantagrueline ’»  et sur son contenu  des ‘«’ ‘ matieres […] joyeuses » ’avec une ‘«’ ‘ doctrine plus absconce ’»  et qui congédie brutalement ses « amours » de lecteurs en détournant le procédé de la captatio benevolentiae démystifie l’acte traditionnellement sérieux de présentation d’une œuvre. Il façonne du tout au tout le lecteur-narrataire auquel il s’adresse : ce « vous » désigne de bons compagnons  » Beuveurs » et « Verolez » , de sexe masculin et au surplus, en 1532, d’avides lecteurs qui aiment les entretiens avec les dames. Or cette confusion entre le je qui donne son « livre » à un public et celui qui a pris congé de Pantagruel pour visiter « [s]on pais de vache »  et, bien sûr, pour écrire le récit qu’il annonce  disparaît à partir du Tiers livre : le nom ‘«’ ‘ François Rabelais ’», souligné par la périphrase « l’Autheur susdit », apparaît en page de titre. L’auteur traite alors des calomnies dont il a été la cible  dans le premier prologue du Quart livre puis dans la dédicace de 1552  et des motivations qui l’ont poussé à écrire  n’être pas inutile en temps de guerre, faire recouvrer la santé, en tant que ‘«’ ‘ docteur en medicine ’», à des lecteurs malades et participer humblement au mouvement d’enrichissement de la littérature nationale  ; quant aux ‘«’ ‘ Goutteux ’», il les enjoint de cultiver les vertus de la bienveillance, de l’allégresse et de la médiocrité. Alcofribas, pour sa part, s’affirme alors comme narrateur-personnage, même quand il assure, en chroniqueur badin, rapporter une ‘«’ ‘ veritable histoire ’». Nous pouvons ajouter que, même si le glissement de la figure de l’auteur à celle de l’espèce de commis aux écritures du royaume d’Utopie était vertigineuse à la fin du prologue de Pantagruel, il n’empêche qu’une rupture de style permettait déjà de différencier la narration du discours inaugural. Plutôt qu’un brouillage des voix, se produit donc dans les Livres rabelaisiens une délégation maîtrisée de la parole, même si le choix d’une autorité première écrivant sous l’emprise du vin et d’un narrateur à la fois raisonneur et désinvolte a de quoi déstabiliser le lecteur. Une telle délégation contrôlée de la production du roman se retrouve dans les Angoysses, où Dame Hélisenne est érigée en instance de contrôle du récit. Le discours inaugural, intitulé « epistre dedicative », est tenu par la narratrice-personnage, qui s’adresse aux « honnestes dames » pour leur annoncer qu’elle va leur rapporter son histoire ; la fin de la première partie prévient, dans les mêmes conditions d’interlocution, de l’enfermement de l’héroïne dans une tour et de l’arrêt du récit. Même si nous avons affaire à une autobiographie fictive, il est notable qu’une superposition s’opère d’emblée entre l’auteur, la narratrice et le personnage. Si l’écrivain refuse de se définir à l’ouverture du texte, toutes les instances du roman convergent vers la figure d’un être souffrant ; le choix du pseudonyme « Helisenne » est, d’ailleurs, notable par sa proximité avec les noms « Helene », « Lucresse », « Genevre » ou « Yseul » 829 . Du coup, par l’absence de pacte de sincérité et par le retrait total derrière une persona fictive, Marguerite Briet  ou tout autre personne  bafoue sans s’en justifier la pudeur sociale et religieuse en avouant les pulsions libidineuses d’une jeune femme. Dans Alector, la complexité du statut de l’instance auctoriale se révèle grâce à un détail surprenant : Aneau ne signe pas le roman, bien qu’il déclare dès l’ouverture de la dédicace qu’il est celui qui en prend en charge la publication. Se prétendant le traducteur et l’arrangeur d’un manuscrit au titre grec, il ne peut revendiquer la paternité totale du livre ; pour la même raison, il ne délègue pas sa voix au narrateur extradiégétique qui ouvre le récit. Du coup, il y a une solution complète de continuité entre eux et le pseudo-compilateur se montre submergé par la matière narrative, déclarant en tête des « Propos rompus » qu’il n’a pas su assembler tous les éléments du puzzle narratif dont il a hérité. Cet effacement pur et simple de l’auteur primitif se double ainsi logiquement de l’absence du topos des deux précédents ouvrages, à savoir la superposition des postures de l’auteur, du narrateur et d’un des personnages de la diégèse. Des Autels, quant à lui, se plaît à allier ces deux grandes techniques de présentation du récit, en dépit de leur incompatibilité foncière… L’anonymat est affiché en tête de l’œuvre par la mention du terme « Autheur » suivie des vingt-trois lettres de l’alphabet ; un mystérieux locuteur se gausse ensuite du procédé :

‘Notez que pour sçavoir et trouver le nom de l’Autheur, il faut oster les lettres superflues, et faire servir les autres autant de fois qu’il sera besoin 830 .’

Dans le ‘«’ ‘ Suradvertissement ’» suivant, ce je déclare facétieusement qu’il ignore l’identité du rédacteur, sans revenir sur l’annonce inaugurale d’» une exemplaire escrite à la main » ; le lecteur peut seulement conjecturer que c’est ce bonimenteur hardi qui l’a trouvée et qu’il la restitue sans la modifier. Mais tandis que cet auteur second prétend ne pouvoir donner aucune information sur la « matiere » ni sur l’» Escriture » du livre, voici qu’un sizain latin affirme énergiquement le choix d’une expression simple et sans affectation ; le dizain suivant place le roman dans le sillage de l’histoire de Pantagruel. Comment savoir, dès lors, à qui créditer la rédaction du « Proeme » ? Puisqu’il traite en partie de ce dont la persona comique du second rédacteur avait refusé de parler, c’est-à-dire du sujet de l’histoire, de sa véracité et de celui qui semble être tout à la fois l’auteur, le narrateur et un personnage secondaire, il devrait être le fait du premier écrivain ; or la proximité de ton entre les quatre pièces liminaires et ce discours incite le lecteur à assimiler les deux figures auctoriales. Du coup, comme dans Pantagruel et dans les Angoysses, s’affirme ici une tendance à la confusion des niveaux de fonctionnement du texte et, comme dans Alector, un obscurcissement de ses conditions de production ; finalement, Songe-creux, étant tout le monde et personne à la fois, ne peut être nommé en page de titre 831 . Si le narrataire est mentionné à la fin du « Proeme », les nombreux discours finaux lui définissent un ethos instable : lui sont successivement adressés un « Epilogue » qui porte sur l’inachèvement du récit ; un passage intitulé ‘«’ ‘ Songe-creux à son Gallonneur la salutifere Fievre quartaine » ’qui annonce une suite de quatorze volumes ; un huitain, ayant de nouveau pour titre ‘«’ ‘ Songe-creux au petit Gallonneur ’», qui insiste sur la matière amoureuse de la précédente histoire ; enfin, une pièce rédigée en prose et en vers qui ne convoque plus les narrataires rabelaisiens, mais rend hommage « Aux Dames ». Dès lors, tout se passe comme si Songe-creux ne voulait pas rendre sa liberté au lecteur, peut-être caché derrière la figure mystérieuse du ‘«’ ‘ petit Gallonneur ’», comme s’il souhaitait maintenir son emprise sur lui le plus longtemps possible. Par ce moyen, il exhibe sa totale maîtrise de la production de la matière narrative ; il congédie les lecteurs avides d’entendre la suite de l’histoire dans les mêmes termes qu’Alcofribas à la fin de Pantagruel :

‘Or messieurs vous avez ouy un commencement de l’histoire horrificque de mon maistre et seigneur Pantagruel. Icy je feray fin à ce premier livre: la teste me fait un peu de mal et sens bien que les registres de mon cerveau sont quelque peu brouillez de ceste purée de Septembre. Vous aurez la reste de l’histoire à ces foires de Francfort prochainement venantes […] 832 .’

Finalement, nos quatre auteurs s’emploient à parasiter la disjonction entre l’instance de production de l’œuvre et celle de la narration, mais leur stratégie de mise en mouvement du récit diffèrent : un premier offre une vision dégradée de l’auteur, qui passe la relève à un narrateur peu digne de confiance ; un second adopte la fiction trinitaire de l’auteur-narrateur-personnage pour laisser le champ libre à la reconstitution d’une relation amoureuse ; un troisième rend problématique tant l’unité que le caractère maîtrisé du roman en rendant son origine obscure ; un quatrième brouille, enfin, toutes les positions énonciatives et malmène allègrement le lecteur.

Cette instabilité de l’instance de contrôle des romans se double d’une importance nouvelle dévolue à un ou plusieurs narrateurs, qui sont tous dotés d’une voix singulière : tout est fait dans les romans pour présenter le récit comme un acte discursif et son résultat comme une forme linguistique à part entière. Le modèle de la narration adressée est sensible dans les cinq Livres de Rabelais, où la figure du narrateur comique, Alcofribas Nasier, est conservée d’un bout à l’autre de la production romanesque. Les prologues de Pantagruel et de Gargantua, qui le confondent encore avec l’instance auctoriale,lui confèrent un ethos tout à fait reconnaissable : le serviteur « à gaiges » des géants se présente comme un érudit cocasse, qui recourt à toutes sortes de moyens pour envoûter le lecteur ; son but n’est pas de l’endormir par des contes inconsistants, mais de le tenir toujours en éveil afin qu’il fasse l’épreuve de sa toute-puissance sur le récit. Sa verve intarissable lui permet d’asseoir son influence sur le même « vous » que dans les prologues en le contraignant à accepter les tours et détours de son esprit railleur. Pour faire continuellement sentir sa présence, il interrompt la narration par des exposés de type livresque : il fait état des effets de « l’année des grosses Mesles » sur les premiers hommes, tergiverse sur la durée de la grossesse, évoque le symbolisme des couleurs de la livrée de Gargantua, élabore des discours à la gloire du Pantagruélion et de « messere Gaster », présente en naturaliste les caractéristiques du tarande et donne des précisions en « abstracteur de quinte essence », autrement dit en alchimiste, sur les matériaux de décoration du temple de la Dive Bouteille. À toute occasion, il se plaît à rappeler qu’il parle directement au lecteur, maintenant le ton d’oralité qu’il s’est octroyé dans les prologues : des formules telles que « je me doubte que ne croyez… », ‘«’ ‘ pour vous donner à entendre ’», « notez que… », « Advisez beuveurs si… » participent de son style de conteur enjoué 833 . Souvent, le rappel de la vérité de son récit l’incite à dynamiser sa prose par des traits de langage à la fois familiers et grandiloquents, comme dans cette évocation du festin partagé par Pantagruel et Thaumaste :

‘[…] croyez qu’ilz beurent à ventre deboutonné (car en ce temps là on fermoit les ventres à boutons, comme les colletz de present) jusques à dire, « dont venez vous ? » Saincte dame comment ilz tiroyent du chevrotin, et flaccons d’aller, et eulx de corner, « tyre, baille, paige, vin, boutte de par le diable, boutte », il n’y eut celluy qui ne beust vingt cinq ou trente muys. Et sçavez comment, sicut terra sine aqua, car il faisoit chault, et dadvantaige se estoyent alterez 834 .’

Chez les autres romanciers, la prise de parole axiologiquement marquée du narrateur se double du procédé de la diversification des relais narratifs 835 . Dans les Angoysses, Dame Hélisenne s’adresse tout au long de la première partie à des lectrices qu’elles souhaite à la fois sévères et compatissantes à l’égard de sa conduite passée. Elle reconnaît que l’» impetuosité d’Amours avoit rompu en [elle] les laqz de temperance et moderation », mais sait qu’elle ne trouvera pas de compassion chez ‘«’ ‘ ceulx qui n’ont experimenté Amours ’» 836 . Au début de la seconde partie, elle promet, aux ‘«’ ‘ lecteurs benevoles ’» cette fois, l’histoire des souffrances que son amant a éprouvées lors de leur séparation ; mais elle délègue in extremis le contrôle du récit à celui-ci, qui rédige de manière surprenante, après la sienne, sa propre adresse aux lecteurs. Si le sujet et le genre du récit changent, il est clair d’emblée que le sentiment d’insatisfaction amoureuse accompagnera les aventures du héros : comme Hélisenne a raconté ses « preterites douleurs » sans que l’écriture ait affaibli ses « angoysses », Guénélic annonce que ‘«’ ‘ le declarer de [s]es peines intolerables ne se p[ourra] narrer sans augmentation de douleur »’ ‘ 837 ’ ‘. ’Si les marques d’interlocution sont cependant presque absentes de son récit, le fait qu’une première personne assume l’exposé de ses propres exploits  difficulté qui explique en partie la présence de Quézinstra  ainsi que sa permanente détresse psychologique donnent une coloration particulière au récit chevaleresque. Le je de la narratrice ne s’efface pourtant pas encore : dans une mise à distance remarquable, un nouveau discours aux « nobles lecteurs » prévient, au début de la troisième partie, que Guénélic va retrouver « ce que tant affectueusement desiroit » ; comme elle avait demandé l’aide de la Vierge dans son épître inaugurale et comme Guénélic avait invoqué Dieu avant de commencer son récit, elle fait ici appel à la bonté divine pour porter secours aux narrataires. Après la mort des amants, Quézinstra poursuit, à la troisième personne du pluriel, l’histoire de leurs âmes et explique, à la dernière page du roman, les raisons qui l’ont poussé à achever le récit, à savoir l’intérêt que « tous lecteurs » peuvent avoir à le lire. Finalement, par ses interventions à des points charnières de l’organisation de la matière narrée, l’auteur-narrateur souligne le caractère concerté de sa délégation de parole à des je qui ont assisté, souvent directement, aux événements. Dans la Mythistoire, le procédé est repris : dès le chapitre 2, Songe-creux passe le relais à Dame Fanfreluche, tout à fait flattée de la proposition de raconter ses origines. Comme celui-ci a juré « de ne mentir jamais […] en chair sallée, ni en beurre fraiz », la princesse originaire de la Creuse affirme, à l’occasion d’une discussion sur la capacité de l’homme à assouvir le désir sexuel de la femme, qu’elle non plus ‘«’ ‘ ne daigneroy[t] mentir »’ ‘ 838 ’ ‘. ’Après cette attestation de sincérité, elle rapporte, en adoptant un regard mi-naïf, mi-critique, l’histoire de ses parents puis sa propre enfance, encouragée par les interventions de l’expert en loi, religion, vin et amour qu’est le narrateur premier. Celui-ci reprend le contrôle du récit après que Fanfreluche est arrivée à l’époque que son interlocuteur connaît. Une fois que Songe-creux et Gaudichon se seront rencontrés dans la diégèse, moment qui n’est pas précisé mais qui est antérieur à celui de la conversation inaugurale de Fanfreluche et de Songe-creux, le récit à la troisième personne alternera avec celui à la première du pluriel : le « nous » inclut Gaudichon et son serviteur puis , à la fin du le dernier chapitre, également Fanfreluche. Dans Alector enfin, le phénomène de « métadiégèse » que décrit G. Genette, c’est-à-dire le récit par un personnage de son histoire ou de celle d’autres protagonistes, permet de pallier l’inexistence d’un narrateur principal intradiégétique 839 . Après le récit de la mort de Noémie, du procès d’Alector et de la rencontre de Franc-Gal et Croniel par un narrateur extérieur aux événements, au chapitre 6 Franc-Gal commence « [s]on histoire »  dans le cadre d’un dialogue ; Croniel l’interrompt au chapitre 8 pour lui rapporter les déboires de la belle Thanaise, qu’il qualifiera ensuite de « compte ». Après avoir exposé l’essentiel de sa vie, sans omettre de donner des détails sur la naissance de son fils puis sur son départ de Scythie, le vieux Macrobe s’arrête sur les premières expériences d’écuyer d’Alector. À la fin du chapitre 20, celui-ci s’endort sur l’herbe d’on ne sait quelle contrée ; au début du suivant, Franc-Gal revient à son propre parcours et explique comment, au petit matin, il a reconnu un jeune enfant, couché sur un écu vert, par les traits de son visage… Tandis qu’il est précisé que Croniel ‘«’ ‘ larmoy[e] piteusement’ ‘ 840 ’ ‘ ’» durant le récit de la séparation quasi immédiate du père et du fils, le temps de l’histoire rejoint celui de l’énonciation, les deux personnages ayant achevé leur rétrospective à l’arrivée à Orbe, et le narrateur extradiégétique reprend le contrôle du récit pour décrire la cité. En somme, Aneau adopte la technique de l’enchâssement de voix narratives de second degré, tandis qu’H. de Crenne et Des Autels optent pour une juxtaposition plus linéaire. Toujours est-il que, comme dans la Mythistoire, la prise de parole de narrateurs-personnages dans le cadre d’un échange communicationnel permet de souligner l’existence d’un axe narrateur-narrataire et de mimer les effets impressifs recherchés sur le lecteur.

Comme nous l’avons déjà constaté, le récit univocal et débrayé de toute instance d’énonciation autre que conventionnelle, qui constitue à quelques variantes près un modèle pour les romans chevaleresques traduits à la Renaissance, est érigé en repoussoir par nos romanciers. Par le double biais de la perturbation de la hiérarchie entre l’auteur et le narrateur et du soulignement des implications idéologiques de tout acte narratif, ceux-ci proposent de renouveler la conception de l’agencement des récits et de différencier les voix qui participent à son élaboration. Si chez Rabelais et Aneau, la distinction entre récit principal et récit secondaire est maintenue, alors que chez H. de Crenne et Des Autels le mouvement du discours emporte avec lui cette dichotomie, la prise de parole par des instances mi-sérieuses, mi-comiques chez l’un et le point de vue limité chez l’autre ont suffisamment de quoi déconcerter l’auditeur-narrataire.

Notes
827.

Sur le fait que le discours initial est une loi du genre depuis le XIIe siècle, voir P.-Y. Badel, « Rhétorique et polémique dans les prologues de romans au Moyen Âge », Littérature, Paris, n° 20, 1975, pp. 81-84.

828.

En 1537, nous aurons la précision « feu M. Alcofribas » ; le second roman est signé de la périphrase « L’abstracteur de quinte essence » jusqu’en 1542, date à laquelle s’impose l’anagramme en tête de Pantagruel.

829.

Cette analyse des parentés lexicales est faite dans l’introduction des Angoysses douloureuses…, pp. 20-28. C. de Buzon rappelle que ces femmes illustres que cite plusieurs fois l’héroïne finissent toutes leur vie tragiquement à cause de l’amour.

830.

Mythistoire barragouyne…, « Advertissement au Lecteur », fol. A1 v°.

831.

Le « Proeme » souligne l’obscurité savamment ménagée autour de cette instance sous la forme d’une tautologie : « moy, qui suis Songe-creux, ou […] Songe-creux, qui est moy » (ibid., fol. A4 r°).

832.

Pantagruel, chap. 34, p. 336.

833.

Pantagruel, pp. 222, 291, 295, 334, etc. ; Gargantua, pp. 10, 22, 28, 46, etc. ; Quart livre, pp. 618, 656, etc. ; Cinquiesme livre, pp. 750, 789, etc. Pour des compléments sur cette imitation d’une narration orale, voir l’article d’A. Bayle, « Les enjeux génériques de la théâtralité dans les romans rabelaisiens », in Le Renouveau d’un genre…, op. cit.

834.

Pantagruel, chap. 21, p. 291.

835.

Nous avons étudié en détail la différence entre le recours aux récits insérés chez Rabelais et la délégation de la narration à au moins un narrateur-personnage chez H. de Crenne, Des Autels et Aneau au chapitre 1 de notre partie II, pp. 338-343 ; nous reprendrons ici les résultats de cette analyse dans leurs grandes lignes.

836.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, pp. 128 et 129.

837.

Ibid., partie II, pp. 230 et 232.

838.

Mythistoire barragouyne…, chap. 2, pp. 2 et 9.

839.

Pour un exposé des divers rapports de participation des narrateurs à l’histoire rapportée, voir Figures III, Paris, Seuil, « Points », 1966, pp. 238-239.

840.

Alector, chap. 21, p. 152.