a - L’imitation fidèle

Le moyen le plus subtil trouvé par nos romanciers pour réfracter leurs intentions est de retranscrire des unités stylistiques sans intervenir dans leur formulation. Seulement, si la parole de celui qui prend en charge l’énoncé n’est pas mise à distance intrinsèquement, elle l’est par des éléments de son contexte d’insertion : sans être totalement évanescente, la présence de l’auteur apparaît dans la contestation qu’opposent à un langage les propos qui l’encadrent. Une réalisation remarquable de ce décalage entre des discours qui seraient le produit d’une imitation au premier degré est le dialogue conflictuel entre des personnages : pour compenser la fidélité avec laquelle il élabore des images de langages sociaux ou institutionnels, le romancier se plaît à construire une objection intradiégétique à leur axiologie. À ce niveau, le nouveau roman tend vers le modèle théâtral : se voulant représentation de paroles, mimèsis au sens platonicien, et organisant une opposition dramatique entre elles, il instaure des débats de type parfois scénique ; mais on le sait, ce genre imite bien plus de langages que les dires des personnages et son dialogisme va au delà de la seule reproduction de situations dialoguées.

Le désaccord des voix des protagonistes est central chez H. de Crenne et Rabelais. Dans les Angoysses, un débat s’instaure dès le début du roman entre les partisans de l’amour  Hélisenne et Guénélic  et ceux de la raison  le mari d’Hélisenne, le religieux avec qui elle s’entretient, Quézinstra, le prince de Bouvaque et l’ermite d’une île ; les déesses Vénus et Pallas reprendront la discussion sur un mode comique 860 . Les arguments des opposants aux héros n’ont rien d’original : ils sont hérités du roman sentimental italien, de la théologie chrétienne  quelque peu simplifiée  et de la morale sociale du temps. Or la ratiocination sur l’amour ne commence pas entre Hélisenne et son mari : les conflits entre eux sont verbalement et physiquement violents, mais Hélisenne évite d’exposer ses vues à un homme qui l’accable de ses reproches. Le plus souvent, l’héroïne lui ment au sujet de ses relations avec Guénélic : hormis lors de la scène d’aveu brûlant que nous avons signalée, elle nie tout ce qu’il avance et le laisse parler seul 861 . Au contraire, la citation de cas illustres, l’allégation de passages bibliques et les conseils personnels se déploient pour convertir l’âme pécheresse des amants à partir de la rencontre d’Hélisenne avec un homme d’Église 862 . Au début, celle-ci n’est pas disposée à s’entretenir avec un vieillard ‘«’ ‘ tout refroidy, impotent, et inutile aux effectz de nature ’» ; puis elle réalise qu’il est tenu par le secret de la confession et décide de profiter de l’occasion pour ‘«’ ‘ parler de celluy qu[’elle] ayme plus ardemment, que jamais amoureux fut aymé de sa dame ». ’Le religieux la prévient que le fait de vouloir attenter à ses jours pourrait la conduire à avoir éternellement une « triste demeure ». Il se fait la voix de la morale chrétienne et de l’honneur aristocratique : les hommes sont d’invétérés séducteurs et abusent les femmes à plaisir ; il faut couper le mal à la racine, ne plus voir Guénélic et son affection pour lui s’éteindra d’elle-même ; une fois perdue, la chasteté ne peut se recouvrer. Hélisenne oppose à cette invitation au repentir l’idée de sa totale impuissance face à l’empire d’Amour ainsi que le souhait qu’elle a de mourir plutôt que de vivre sans assouvir son désir : les flammes qui la consument sont plus douloureuses que les ‘«’ ‘ peines infernales ’» qui l’attendent. Comme il ne fléchit pas  comment pourrait-il le faire ? , Hélisenne s’irrite et se confirme à elle-même qu’elle ne souhaite que la mort. Alors que Guénélic attend lui aussi le trépas au début de la seconde partie, Quézinstra, le chevalier hostile par nature à la ‘«’ ‘ libidinosité ’», propose également, exemples antiques à l’appui, une solution humaine aux souffrances de l’amant : il doit se disposer à aimer une autre dame 863 . Or Guénélic répond par le serment d’aimer toujours Hélisenne et par la décision de partir à sa recherche à travers toute la terre et, s’il le faut, de descendre aux enfers. Outre le religieux et Quézinstra, les relais de la condamnation sans appel de l’amour adultère et, plus généralement, du ‘«’ ‘ cultivage de la concupiscence’ ‘ 864 ’ ‘ ’» sont nombreux dans le roman : les discours du prince de Bouvaque et de l’ermite, dans leur confrontation avec celui de Guénélic, remettent de nouveau en avant le débat aporétique entre Amour et Raison. Il est remarquable qu’entre les amants eux-mêmes une question similaire se pose. Un exemple nous est donné à l’avant-dernière rencontre avant leur séparation forcée 865  : tandis que Guénélic se plaint des sourires moqueurs qu’il a cru apercevoir sur les lèvres d’Hélisenne et de son mari, Hélisenne lui reproche que, sans considération de son « honneur », il certifie à qui veut bien l’entendre qu’il a joui de ses charmes. Guénélic, ‘«’ ‘ avecq une grande audace et superbe oultrecuydance ’», en profite pour lui demander la « premiation » de sa longue « servitude » et la menace tout bonnement de la quitter. Elle lui répond laconiquement qu’elle craint que son mari n’arrive et qu’elle le verra à une autre occasion, mais un monologue intérieur nous révèle qu’elle a peur qu’il profite de son accord pour lui ‘«’ ‘ engendrer perpetuelle infamie ’» par ses bavardages ; quant à l’» indiscretion » et « iniquité » dont il fait preuve, elle reconnaît que cela lui cause ‘«’ ‘ une extreme et angoisseuse douleur ’». Pas plus qu’avec les autorités familiale, civile et religieuse, Hélisenne n’est donc en accord avec Guénélic : face à son amant, elle adopte, par stratégie, la position de la société et de l’Église sur la recherche du plaisir des sens. De telles oppositions sont omniprésentes dans les Livres rabelaisiens, où les protagonistes entrent sans cesse en conflit, leur voix dialoguant d’ailleurs, comme dans le dernier passage des Angoysses, avec celle du narrateur. Deux exemples nous le montrerons. Le chapitre 22 du Tiers livre, pour commencer, est, à une remarque descriptive prêt, entièrement constitué des propos de Panurge, frère Jean et Épistémon 866 . L’objet du débat s’avère moins l’interprétation du poème prophétique donné par Raminagrobis que celle des imprécations jetées par le poète à l’agonie contre ‘«’ ‘ un tas de villaines, inmondes, et pestilentes bestes ’» qui l’auraient détourné de la contemplation du bien céleste qui l’attend. Panurge comprend l’expression comme une image  courante, de fait, sous la plume des partisans de l’évangélisme  pour désigner les moines mendiants, qui ont la particularité de presser les mourants de faire des legs charitables ; il s’offusque de l’attitude du poète, qu’il juge blasphématoire. De son côté, Épistémon prend ces mots au sens propre et suppose que soit le vieillard est importuné dans sa chambre par divers insectes, soit il a le ver solitaire ! Frère Jean, enfin, refuse de polémiquer à ce sujet, déclarant que de toute manière, ce sont de mauvais religieux. Trois attitudes s’opposent donc, qui impliquent trois conceptions des rapports humains : comme l’explique Épistémon, l’une consiste à juger sévèrement son prochain, en l’occurrence tant Raminagrobis que les cordeliers, et l’autre à ‘«’ ‘ interpreter toutes choses à bien ’», quitte à fermer les yeux sur certains écarts de conduite ; frère Jean, quant à lui, postule l’acceptation du jugement d’autrui sans manifestation ostentatoire d’accord ou de désaccord. On le voit, la question du rapport entre les signes linguistiques et l’intention qu’ils véhiculent soulève des problèmes de compréhension : c’est à un effort interprétatif que nous invite Rabelais dans la plupart des épisodes du Tiers livre. Prenons le cas, à présent, de la fin du Cinquiesme livre. Le passage de la caricature de l’Église dans les chapitres de l’île Sonnante à une invitation à la connaissance contemplative des mystères dionysiaques à partir du chapitre 33 n’est pas évident pour le lecteur. D’un côté, le narrateur, très présent dans la deuxième série de brouillons, mobilise largement la parole : en amateur de science hermétique, il décrit avec enthousiasme l’ouverture magique des portes du temple de la Bouteille, la mosaïque qui lui sert de pavement, le fonctionnement alchimique de la lampe qui l’éclaire et la préciosité de sa fontaine. Or en marge de cet éloge sans réserves du savoir ésotérique, les personnages ont peu la parole ; chacun de leur propos est donc à considérer minutieusement, ce que nous allons faire pour le chapitre 35 867 . Pantagruel et ses compagnons pénètrent sous terre par un escalier en marbre, dont les marches sont séparées par des « repos ». La Lanterne qui les guide fait compter à Pantagruel le nombre de « degrez » qu’ils vont avoir à descendre pour parvenir à la porte du temple : par ce calcul du « nombre fatal », tous deux adoptent la perspective d’une initiation platonicienne et pythagoricienne. Panurge, pour sa part, comme durant la tempête et devant le physétère, manifeste sa peur : il fait des analogies entre le lieu où ils se trouvent et les enfers païens et s’attend à voir arriver des lutins. Frère Jean promet de le défendre de son « bragmard » contre les diables et fait un jeu de mots sur les futures cornes de cocu de Panurge ; celui-ci contre-attaque et, mis au pied du mur par l’avertissement de la Lanterne qu’il est impossible de revenir en arrière, se prétend finalement plein d’audace. Nul doute que cet écart comique n’entache le sérieux de la relation d’une expérience promise à la révélation de hauts mystères : face à la plongée du récit dans l’occultisme, des personnages évoquent leurs craintes et usent de références autant chrétiennes que mythiques ou folkloriques : Alcofribas choisit ici, par exception, la révérance portée au vin, déclarant que pour descendre ils ont surtout eu besoin de leurs jambes : sans cela ils auraient roulé comme tonneaux en cave basse ! Ce faisant, le narrateur se rallie à la visée dégradante des discours de Panurge et de frère Jean, au détriment de l’intention idéalisante de la Lanterne et de Pantagruel.

À la différence de Rabelais, Des Autels privilégie peu le dialogue conflictuel : Fanfreluche et Songe-creux sont plutôt complices dans la gaillardise et la moquerie et la part faite aux échanges est restreinte dans le récit de la formation de Gaudichon. L’avant-dernier chapitre confronte cependant Gaudichon et son serviteur au sujet de la signification des insignes des docteurs ès droit 868 . Songe-creux fait étalage de ses connaissances en matière de parure juridique : les « Floscules verd et rouge » signifient que la personne est savante en droit civil et canon, le livre ouvert qu’elle connaît les lois et le livre fermé qu’elle hait la mauvaise foi, l’anneau d’or qu’elle surpasse les autres hommes en vertu et connaissance, etc. Son maître lui rétorque qu’avec ses « allegories », il a bien « Songé creux » : les couleurs que porte le docteur sont signe qu’il est « bon raillard » et bon buveur, le livre qui s’ouvre et ferme en un moment qu’il a peu étudié, l’anneau d’or qu’il est cupide, etc. Gaudichon cite à l’appui de sa thèse, qu’il formule dans une verve pleine d’entrain et de moquerie, de lourdes références juridiques, en particulier des passages d’Accurse. Déjà, le débat entre les deux visions du monde n’est plus objectif puisqu’il possède une visée nettement dépréciative. Un autre exemple nous est donné de ce phénomène dans Alector. À l’ouverture du procès d’Alector, dans la seule confrontation polémique de personnages du roman, les échanges sont encore moins équitables puisque l’auteur prend parti assez ouvertement pour l’un des locuteurs. Le discours des deux frères de Noémie est rapporté de manière indirecte, ce qui autorise une manipulation de la part du narrateur  manœuvre discursive impossible dans l’art théâtral. Celui-ci dépeint les Gratians abattus « ou par vray dueil, ou par artifice de fumée sulphurine » puis énumère leurs chefs d’accusation en une phrase d’une page. Ils donnent leur vision des relations d’Alector et de Noémie, de la tuerie des amis et serviteurs de la maison au petit matin et du meurtre de leur sœur : l’» estrangier, espion, insidiateur de lictz pudiques, violateur d’hospitalité » a passé la nuit avec la belle, n’a pas hésité à porter le glaive contre ses hôtes et a fini par faire expirer la « jeune pucelle » qui s’était inconsidérément réfugiée entre ses bras. Une telle démesure dans l’argumentation et la formulation ne se retrouve pas dans la bouche d’Alector, qui s’exprime en discours direct dans une prose cicéronienne parfaite : point par point, celui-ci retourne l’accusation contre ses agresseurs et montre qu’ayant délivré Noémie du Centaure, il n’aurait jamais pu vouloir lui nuire ; il ne cache pas, par ailleurs, qu’il l’a aimée et l’aime encore. Mais si les images données des deux interventions laissent percevoir un jugement partial de la part du narrateur, il s’avère que le lecteur reste dans le doute par le fait même qu’en ce début de roman il est incapable de distinguer le vrai du faux : le débat judiciaire le pousse à quêter des indices pour reconstituer les faits dans leur exactitude 869 . Dans une analyse rétrospective, il pourra constater qu’Alector lui-même a quelque peu falsifié la vérité : les Gratians ont beaucoup exagéré les effets pervers pour leur sœur de la fréquentation du jeune homme, qui ne l’a évidemment pas tuée, tandis que celui-ci a menti en déclarant qu’il a passé la nuit en « Gentilhomme » auprès d’elle et que ses hôtes l’ont attaqué pour lui voler ses armes ; quant au fait qu’ils ont fait ce coup d’éclat dans la chambre de Noémie afin de ‘«’ ‘ diffamer leur sœur et trouver occasion de la priver de son dot ’», c’est un fait qui ne pourra jamais être ni rejeté ni validé. Aneau va donc loin sur le chemin de l’enquête judiciaire et herméneutique : il détourne la technique de l’affrontement d’idéologies vers la confrontation de versions contradictoires des événements. Contrairement aux précédents romanciers, le débat d’idées est chez lui à la fois une mise en scène de la pluralité des opinions, une demande au lecteur de soupeser leur valeur respective et une invitation à saisir la complexité de l’organisation narrative.

La restitution objective du style d’un énoncé est donc le plus souvent réalisée dans nos romans par le biais de la confrontation dialoguée de points de vue, même s’il peut arriver que le langage d’un des interlocuteurs commence à être distancié. À ce niveau, la voix personnelle du romancier est difficilement perceptible : elle semble se dissoudre dans ce que le plurilinguisme implique à l’état latent, la plurivocalité ; pour reprendre la métaphore musicale bakhtinienne, elle se perd dans l’ensemble polyphonique que constitue chacune des œuvres. Mais il ne faut pas s’y tromper : dans le roman, tout discours qui en représente un autre parle simultanément comme lui et avec lui, en lui et hors de lui ; pour le lecteur, la difficulté consiste le plus souvent à déterminer l’orientation adoptée par la conscience critique en considérant l’éclairage qu’elle donne des divers ensembles linguistiques et idéologiques.

Notes
860.

J.-P. Beaulieu a bien noté, dans « Où est le héros ? La vacuité de la quête chevaleresque dans les Angoysses douloureuses d’Hélisenne de Crenne », in Héroïsme et démesure dans la littérature de la Renaissance. Les avatars de l’épopée, Actes du colloque de Saint-Étienne, 21-23 octobre 1994, D. Alexandre (dir.), Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1998, pp. 135-145, que les propos échangés par Guénélic avec différents interlocuteurs, dans les deuxième et troisième parties, non seulement diluent son entreprise chevaleresque dans le discours, mais se terminent toujours sur le statu quo.

861.

Pour la violente réaction du mari à la découverte des « escriptures » à la fin de la première partie, voir Les Angoysses douloureuses…, pp. 205-206 ; on trouvera les mensonges conjugaux d’Hélisenne aux pp. 106, 108-109, 114 et 136.

862.

Nous ne préciserons pas les références des citations, le passage s’étendant sur les pages 145 à 157.

863.

Voir pour l’ensemble de la conversation ibid., partie II, pp. 239-247.

864.

Ibid., partie II, p. 390.

865.

Ibid.., partie I, pp. 182-186.

866.

Tiers livre, chap. 22, pp. 418-420.

867.

Cinquiesme livre, chap. 35, pp. 811-813. M. Huchon signale qu’il a dû être écrit à la même époque que l’épisode des Chats-fourrés du Quart livre et qu’il bénéficie d’un degré supérieur d’élaboration par rapport aux chapitres qui l’entourent (notes du Cinquiesme livre, p. 1667).

868.

Mythistoire barragouyne…, chap. 16, pp. 82-91.

869.

Comme l’écrit M. M. Fontaine, Aneau allie habilement, ici et pour le reste du récit, les procédés « de l’instruction judiciaire et de l’investigation romanesque » (notes d’Alector, t. II, p. 395).