b - L’infléchissement d’intention

Envisageons donc le cas où le locuteur-romancier intègre sa pensée à la représentation du langage d’autrui. Dans un même discours fusionnent alors l’intention du locuteur premier et celle d’un commentateur qui réinterprète ce point de vue sans en violer la visée ni l’originalité propres : deux positions individuelles, deux voix, deux accents ‘«’ ‘ se combattent sur le territoire de l’énoncé’ ‘ 870 ’ ‘ ’». Cette construction d’une unité bivocale introduit cette fois de plain pied le lecteur dans l’univers de la subjectivité discursive : il ne peut envisager le contenu du discours sans prendre en compte les instances énonciatives qui s’y expriment.

Alors qu’H. de Crenne recourt peu à la mise à distance intrinsèque des unités verbales qu’elle imite, Aneau affectionne particulièrement la technique de l’infléchissement d’intention. Il en use par le biais de la surcharge stylistique, comme nous avons pu voir dans l’épisode de la tempête essuyée par Franc-Gal et ses hommes, dans le combat d’Alector contre le serpent des arènes et, à l’instant, dans le plaidoyer des Gratians. Le sérieux du sujet, conféré par le contexte des événements et le grossissement stylistique du péril ou de l’offense, est nuancé par la relation quasi affective qu’entretiennent les narrateurs du roman avec les héros. Ceux-ci n’hésitent pas à rire à leurs dépends, si bien que le pathétique des situations est désamorcé ; du coup, il est souvent difficile pour le lecteur de savoir quelle attitude adopter face aux faits décrits. Prenons le cas de l’initiation d’Alector aux faits d’armes. Son premier combat après son départ de Scythie a lieu contre deux loups-cerviers en Arménie 871  : au lieu de l’enfant, c’est le cheval qui est au centre de la narration chevaleresque  il tue de ses ruades impétueuses l’une des bêtes ; Alector n’apparaît que comme son second, mis d’ailleurs à pied d’œuvre par la chute que sa monture lui impose… Le fils de Franc-Gal fait des erreurs et son chevalier de père n’hésite pas à les signaler : il se fait mordre faute d’avoir regardé si son adversaire était bien mort. La difficulté qu’auront Alector et un pêcheur, le combat fini, à retirer les dents de son bras  » à force de mains, de coups de caillou sur les maschoires du loup, et avec un cousteau »  fait inévitablement sourire. Mais Franc-Gal-narrateur n’insiste pas moins sur la « noble hardiesse » dont son fils a fait preuve : il avait plus peur pour son cheval que pour lui-même ; d’ailleurs, il a bien récompensé ce dernier en lui faisant faire des bardes de la peau de « sa despoille ». La même ambiguïté apparaît dans la rencontre que fait plus tard ce nouveau Perceval avec un rieur invisible 872 . Ignorant l’inviolabilité des trophées, il s’approche d’un arbre pour y décrocher un bel écu vert avec un coq d’or ; comme il est trop haut pour lui, il étend les côtes le plus qu’il peut, mais son cheval, soudain attiré par la vue d’une fontaine, se dérobe sous lui. Franc-Gal se plaît à nouveau à se moquer tendrement de son fils et un rire lui fait écho dans l’histoire : « comme il estoit de nature assez colere et superbe », Alector s’irrite et cherche jusqu’à la fin du jour le personnage derrière les buissons ; il finit par tuer par erreur un lièvre, dont il fait son souper. La discussion qu’il a au chapitre suivant avec le Chevalier Noir est des plus savoureuses : au revenant qui lui reproche de lui avoir volé son écu et d’avoir mangé un de ses « compaignons d’habitation », Alector répond, dans son premier discours de rhétorique judiciaire, avec des arguments d’enfant. Le décalage entre la solennité de sa défense et ses hésitations sur l’identité de son adversaire est à son comble dans le développement sur la couardise du lièvre, dont le moqueur a fait preuve, sur la croyance populaire en la transformation des diables en lièvres et sur l’absence de peur d’un chevalier. Autrement dit, Alector veut savoir s’il a affaire à un diable réincarné, à un homme vivant en compagnie de rongeurs ou à un fantôme ricanant ! La scène médiévale de la confrontation avec un phénomène surnaturel chargé de signes est donc fortement désacralisée : « montre moy tes oreilles et me di qui tu es », finit par demander le harangueur perplexe. L’inconnu expliquera qu’il appartient à la lignée des Macrobes  il s’agit du Chevalier Noir du deuxième « Propos rompu »  et qu’il est l’esprit protecteur d’Alector ; sans qu’il le sache, il lui a déjà sauvé la vie et il continuera de le faire. On le voit, les notations burlesques s’immiscent dans des unités linguistiques traditionnellement traitées sur un mode élevé ; mais elles n’aboutissent jamais vraiment, dans Alector,à la caricature des matériaux hérités.

L’instauration d’un discours bivocal, où un sujet commence à faire sentir que le mot d’autrui lui est étranger, se retrouve à l’occasion dans les Livres rabelaisiens, ce qui constitue l’un des facteurs de perturbation de leur sens. Commençons par évoquer deux passages qui ont fait couler beaucoup d’encre : la lettre de Gargantua à son fils au chapitre 8 de Pantagruel et l’épisode de Thélème à la fin de Gargantua 873 . L’épître se présente comme un hymne au savoir nouveau, tournant le dos au ‘«’ ‘ temps […] tenebreux et sentant l’infelicité et calamité des Gothz, qui avoient mis à destruction toute bonne literature ’». Cependant, ce chapitre est beaucoup plus latinisé que les autres et Rabelais a tenu, au cours de ses corrections, à accentuer les traits lexicaux et syntaxiques tirés des manuels de rhétorique. Qui plus est, Gargantua semble finir par encourager Pantagruel à se comporter comme un cerveau à bourrelets, lui demandant de tenir « conclusions en tout sçavoir publiquement envers tous et contre tous ». Comment concilier ce style désuet et cet éloge de l’humanisme, cette aspiration à la reconnaissance publique et le rejet de la « vanité » par le chrétien, sciemment rappelé à la fin de la lettre ? Un problème du même genre se pose pour la prose utopique qui clôt Gargantua. Une uniformité stylistique est repérable, en particulier aux chapitres 55, 56 et 57, dans la description de l’architecture de l’abbaye fondée « au contraire de toutes aultres » : l’enthousiasme du narrateur s’épuise dans la récurrence de formules laudatives peu variées et dans l’énumération interminable de l’extérieur et de l’intérieur du bâtiment ou de pièces du vêtement. Quant aux notations qui louent le principe de la complaisance mutuelle des Thélémites, signifient-elles que le narrateur adhère à la règle libertaire  » Fay ce que vouldras » , qui harmonise le vouloir divin et le vouloir humain, ou qu’il blâme ce qu’elle implique potentiellement, le refus de singulariser les êtres ? Un troisième exemple nous est donné par le long apologue de Couillatrix et de sa cognée inséré dans le prologue du Quart livre 874 . L’auteur le présente comme tiré des Fables d’Ésope, mais il est évident qu’il modifie tant le contenu que la morale de son modèle, « Le Bûcheron et Hermès ». D’abord, il le convertit en une promotion de la « mediocrité » chrétienne : le pauvre homme de l’histoire a invoqué humblement Jupiter de lui rendre son outil de travail, sans souhaiter d’autre don, a été exaucé, alors que les voisins cupides, qui ont préféré la cognée d’or qui leur était offerte à la restitution de ce qu’ils possédaient, ont eu la tête tranchée. Or chez Ésope, Mercure se contentait de garder leur cognée et la morale était que la divinité est hostile aux gens malhonnêtes, mais favorable aux honnêtes ; ici, la réflexion ne porte pas sur l’appât du gain, mais sur la reconnaissance de la finitude humaine et de la bonté de Dieu. Serait-ce là la leçon positive des divers Livres rabelaisiens ? Rien n’est moins sûr : l’auteur se plaît à détourner le récit de cette fin par des considérations faites par Jupiter sur l’actualité politique et philosophique autour de 1550 et par deux longues interventions de Priape. Celui-ci propose, dans un style proche de celui du narrateur-romancier, une façon badine de faire cesser le débat entre Ramus et Galland : puisque tous deux s’appellent « Pierre », il faut les pétrifier ; il donne ensuite un échantillon de ses capacités en matière de bouffonnerie linguistique par de gaillardes équivoques et syllepses sur le terme cognée. Finalement, les excursus burlesques ou grivois ôtent en partie leur dignité au traitement de la fable et du sujet religieux : le lecteur reste incertain face à la question du sens des « mythologies Pantagruelicques »  expression qui prend un sens oxymorique  comme les contemporains l’ont été pour le débat entre les Ramistes et les Aristotéliciens. Il en va de même, dans la Mythistoire, de la lettre d’Happe-bran à Gaudichon 875 . Le contexte d’insertion invite à voir dans ce petit texte autre chose qu’une simple stimulation au travail scolaire  ce qu’elle est essentiellement, à la différence de la lettre de Gargantua. En présentant le père de Gaudichon, Songe-creux avait fait l’éloge de ce sage qui ‘«’ ‘ aymoit trop mieux acquerir à son fils vertu et richesse eternelle de sçavoir, que les thresors et grands bien de ce monde ’» et qui pensait qu’il vallait mieux ‘«’ ‘ mettre aux jeunes gens des chasteaux en leur teste qu’en leurs terres ’». Il avait même cité le poème qu’il avait un jour composé sur le fait que les hommes peuvent passer de la richesse à la pauvreté et qu’ils n’ont pas à s’estimer plus grands que les « Anges des cieux » parce qu’ils ont « un petit de pecune » ; les antanaclases sur la déesse Fortune et la fortune matérielle allaient bon train. Ces insistances sur la vanité des biens du monde prennent donc, à la différence de l’apologue rabelaisien, une coloration quelque peu triviale : le lieu commun du sermon chrétien semble douteux dans la bouche d’un « mangeur de merde » et d’un songeur à l’affût de toutes les manifestations de la misère humaine. Du coup, la mention, au début de l’épître, du fait que Gaudichon n’a « pas mal employé [s]on temps, ni [l’]argent » d’Happe-bran et, à la fin, de l’envoi de cent modestes écus, pose question ; d’ailleurs, quand il quittera le collège de Bourgogne, le jeune homme aura « plus de coillons que de deniers ». La lettre est-elle alors un appel à étudier pour parvenir à la « Verité » et de la vérité à la « vie », dans un raccourci saisissant de l’éthique de Gargantua, ou bien une manière de se gausser du décalage entre les aspirations humanistes et la réalité des conditions d’apprentissage ? Le doute est permis.

Le choc de deux intentionnalités au sein d’un même énoncé se fait donc bien sentir dans les romans d’Aneau, de Rabelais et de Des Autels : deux points de vue sont dialogiquement corrélés sans que l’un cherche à mettre ouvertement l’autre à distance. Il s’agit pour le romancier de montrer qu’il désolidarise son point de vue de celui du locuteur premier, mais il fait en sorte de rendre le discernement de ses intentions malaisé. Le lecteur perçoit les limites de l’idéologie véhiculée par le langage dominant, sans pouvoir clairement cerner celle qui s’oppose intrinsèquement à elle.

Notes
870.

Esthétique et théorie…, op. cit., p. 177.

871.

Alector, chap. 19, pp. 130-131.

872.

Ibid., chap. 19 et 20, pp. 134-143.

873.

Pantagruel, chap. 8, pp. 241-246 et Gargantua, chap. 52 à 63, pp. 137-153. Nous utiliserons ici successivement des analyses de G. Defaux dans Rabelais agonistes…, op. cit., p. 135 et de F. Rigolot dans Les Langages de Rabelais, op. cit., pp. 82-85.

874.

Quart livre, « Prologue de l’Autheur », pp. 526-534.

875.

Mythistoire barragouyne…, chap. 10, pp. 47-48 et, pour les autres passages mentionnés, chap. 9, pp. 43-44 et chap. [12], p. 58.