c - La franche distanciation

Dans le cas d’une nette prise de parti du locuteur ultime, il n’y a plus un mais deux langages actualisés dans un même énoncé : le discours critique ne demeure pas en dehors du discours principal, réfractant de l’extérieur sa visée, mais introduit sur le terrain du premier son propre matériau linguistique. D’où la confrontation non seulement de deux locuteurs et de deux perspectives axiologiques, mais aussi de deux ensembles thématiques et stylistiques au sein d’une prise de parole unique. La stylisation du discours représenté est alors à son comble : on choisit des éléments expressifs typiques et on transcrit le symbolisme qu’ils véhiculent, mais la sélection est partiale et l’imitation exagérée. Le lecteur entre ici sur le terrain de la parodie ou du pastiche satirique 876 . Or si l’intervention du locuteur-romancier est évidente pour le lecteur, toute la subtilité de l’écriture romanesque, à la différence de genres pratiquant une stylisation purement polémique, trouvant sa fin en soi, consiste à permettre un vrai dialogue entre la parole représentée et celle qui la représente : ‘«’ ‘ le langage parodié oppos[ant] une vive résistance dialogique aux intentions étrangères qui le parodient’ ‘ 877 ’ ‘ ’», une conversation animée s’instaure entre le propos imité et le mot personnel de l’auteur.

La mise en place d’une franche distanciation linguistique et idéologique est favorisée par l’adoption d’un ton comique ; cela explique qu’elle soit le procédé favori de Rabelais et de Des Autels. Sous leur plume, le décalage entre le langage du locuteur premier et celui du commentateur peut être simplement tourné vers la satire, intention que la Briefve declaration définit comme ‘«’ ‘ une maniere de mesdire d’un chascun à plaisir, et blasonner les vices’ ‘ 878 ’ ‘ ». ’Un exemple minimal de ce phénomène apparaît dans la définition qu’un Chicanous donne de lui-même au seigneur de Baché : envoyé par un prieur, il se dit ‘«’ ‘ serviteur de Moinerie, appariteur de la mitre Abbatiale’ ‘ 879 ’ ‘ » ’; par le biais du néologisme bouffon et de la métonymie généralisante, un discours dépréciatif distancie le verbiage utilisé. Les manifestations rabelaisiennes les plus élaborées de la satire reposent sur le détournement du traitement traditionnel de certaines matières : alors que des sujets comme la mort, l’amour et la guerre ont reçu une adaptation littéraire surtout sérieuse depuis l’Antiquité, l’auteur des cinq Livres se plaît à déjouer l’attente du lecteur en proposant des voisinages inhabituels entre les mots et les idées. Le « repertoyre » des titres d’ouvrages supposés appartenir à la bibliothèque de Saint-Victor offre une application remarquable du procédé 880 . L’appellation de chacun d’eux est constituée par un couple antithétique : un lexique du bas corporel, pour reprendre l’analyse bien connue de Bakhtine, vient perturber la dignité des lettrés cités, de leurs écrits et du temple parisien du savoir. Des notations scatologiques, gastronomiques et sexuelles s’immiscent dans les références aux maîtres de la Sorbonne  » Maneries ramonendi fournellos, par M. Eccium », ‘«’ ‘ Gerson ’ ‘de auferibilitate pape ab ecclesia ’», «‘ Le peloton de theologie ’» , aux maîtres de rhétorique  » Decrotatorium scholarium », « Maioris de modo faciendi boudinos » , aux religieux  » La cocqueluche des moines », « Le retepenade des cardinaux » , ‘«’ ‘ La profiterolle des indulgences ’»  et aux juristes  » Le chatfourré des procureurs », « Le maschefain des advocatz ». L’utilisation du latin de cuisine, dont les clercs font usage, a un effet des plus caustiques puisqu’elle permet de prêter le langage moqueur aux victimes même de la satire. Outre les discours bilingues bien connus de l’écolier limousin et de Janotus de Bragmardo, qui usent tous deux du jargon ampoulé des rhéteurs pour exprimer des réalités triviales, nous pouvons rappeler le débat incompréhensible de Baisecul et d’Humevesne 881  . Nous avons affaire à un plaidoyer juridique en bonne et due forme, avec un récit des faits et une demande, de la part les plaignants, puis une sentence exposant l’une après l’autre les conclusions du procès, formulée par Pantagruel. Or la surcharge de termes animaliers, agricoles et scatologiques démonte la belle organisation syntaxique des phrases et disperse le sens. Cette ironie par polyphonie veut-elle condamner toute forme de plaidoirie ou prêcher le recours à une ‘«’ ‘ parole familière et saine’ ‘ 882 ’ ‘ ’» dans le sociolecte des hommes de loi ? Très souvent, d’ailleurs, l’emballement de la rhétorique parodique laisse percevoir une certaine complaisance dans le traitement de l’image verbale stylisée. C’est ce qui se produit tant dans la confession entreprise par Panurge d’un frère Fredon que dans la description de l’anatomie de Carêmeprenant 883 . Détournant le sérieux de l’interrogatoire mené par les religieux auprès des pénitents, Panurge fait avouer à un moine dépravé que son couvent entretient des ‘«’ ‘ garses ’» et que son ordre  franciscain, sans doute  est prompt à châtier les justes. Mais la satire n’occupe pas tout l’espace du dialogue : non seulement le frère répond par monosyllabes, mais la série des questions et des réponses s’organise par groupes homosyllabiques, ce qui confère un caractère mélodieux aux échanges ; ce principe de production poétique de la parole explique que plusieurs demandes n’aient pas de sous-entendus destructeur. Quelle signification accorder exactement au discours second de ce passage, qui semble nuancer la démystification des rites religieux à laquelle se livre Panurge ? Ce qui est sûr, c’est que, même non révisé par Rabelais, le Cinquiesme livre ne se présente pas comme une attaque univocale de l’Église romaine et des gens de loi ou de finance. De même, si les allégories du Quart livre font retour sur le réel, elles ne sauraient être considérées comme de simples satires imagées ; nous en voulons pour preuve les deux chapitres de présentation du corps de Carêmeprenant par Xénomanes. La description des membres du monstre par des comparants indus  outils, vêtements, parties d’animal  parodie, certes, la formulation des anatomistes, mais le texte outrepasse les lois du rapport d’autopsie : des éléments immatériels, comme les esprits animaux, la mémoire, la raison et le désir, sont également décrits. Du coup, plutôt qu’à condamner comme anti-naturelle une personnification du jeûne et de l’ascèse, le romancier ne nous invite-t-il pas à plonger avec lui dans une rêverie sur l’analogie et sur les rapports de l’abstrait et du concret ? Quand il dépouille une matière de ses enveloppes verbales et idéologiques traditionnelles, celui-ci forme donc un projet qui n’est pas seulement subversif : il engage une dispute entre des langages divers sans expliciter son adhésion à l’un ou à l’autre.

Dans la Mythistoire, la même ambiguïté se retrouve dans la manifestation d’une intention burlesque. Nous avons vu à l’œuvre ce mécanisme, récurrent chez Des Autels, du plaquage d’un style bas sur un sujet élevé dans la présentation de la généalogie de Fanfreluche, dans le langage amoureux de Trigory et de Biétrix, dans le commentaire de l’étymologie du nom Trigory ou encore dans l’analyse menée par Gaudichon sur les insignes des juristes.Venons-en à la ‘«’ ‘ disputation publique » ’de Gaudichon sur la signification des abréviations ff. et § chez les commentateurs de droit et sur la raison de la distinction entre ‘«’ ‘ Digestum vetus, novum, et infortiatum »’ ‘ 884 ’ ‘ ’: il s’agit d’un des épisodes où, comme dans la transcription du procès de Baisecul et d’Humevesne qui lui sert de modèle, la portée de la mise à distance n’est pas évidente. Des Autels ne fait pourtant pas les mêmes choix que Rabelais : il laisse parler Gaudichon de manière claire et la dénonciation des lourdeurs du droit se fait par un usage tout à fait dévoyé des procédures des spécialistes de droit ; en somme, l’orateur poursuit le brouillage du code romain occasionné par les commentateurs médiévaux. Songe-creux explique que son maître a commencé par lire « toutes les gloses de Accurse, sans le texte », sans y trouver « de raison bien raisonnante » ; en tant que « magister juré », il produit alors ses propres analyses. Pour le premier problème, après avoir rapporté les mauvaises conclusions des glossateurs, il avance que c’est par rivalité avec l’ordre des médecins que les légistes ont inventé l’abréviation dd et, comme à leur habitude, ils l’ont ensuite tournée sens dessus dessous ; de même, la marque du paragraphe est ‘«’ ‘ renversée à la façon de ceux qui renversent tout ’». Pour l’appellation des volumes des Digestes, selon lui, les deux premiers ont été nommés sans raison vieux et nouveau et le troisième, longtemps perdu, a été retrouvé dans la maison d’un certain Fortiat. À tout hasard, pour prouver la véracité de ses hypothèses, Gaudichon amène un vieux billet attestant que sa grand-mère savait guérir la fièvre quarte ! Autrement dit, au lieu de rejeter, comme Pantagruel, les « subversions de droict », le héros de Des Autels, relayé dans son discours par Songe-creux dans un flottement énonciatif remarquable, s’y complaît : refusant de procéder selon l’» equité evangelicque et philosophique 885  », il démonte de l’intérieur les fonctionnements de la justice honnie des humanistes. La question se pose, comme dans plusieurs épisodes, du degré d’adhésion des locuteurs à leurs propos et, indirectement, du statut conféré par le romancier à des personnages mi-héroïques, mi-triviaux. Doit-on penser que Gaudichon termine son parcours intellectuel sur une controverse de clerc poussiéreux et que, sans avoir réussi à atteindre un savoir éclairé, il reste, tel le premier Pantagruel, un maître « en toutes sciences » loué par les lavandières ? Ou doit-on estimer qu’il n’est pas dupe du discours codifié qu’il utilise et qu’il s’approprie jusqu’au bout ses traits de style et ses vues ridicules, l’auteur comptant sur le lecteur pour faire la part d’affectation dans cette adhésion à la trivialité et aux valeurs anti-humanistes ? En tous cas, tandis que chez Des Autels la distanciation par rapport au langage parodié relève toujours de la dégradation du haut par le bas, la portée de la satire étant parfois brouillée, le heurt de références contradictoires produit chez Rabelais un spectre bien plus varié de perturbations sémantiques.

Dès lors, le nouveau romancier ne rassemble jamais de matériaux linguistiques sans manifester la perception qu’il en a : réfractaire à l’idée de collectionner des pièces stylistiques auxquelles il serait tenu de conserver la forme et l’intentionnalité d’origine, il se fait tour à tour pasticheur de génie, imitateur insoumis et parodiste acerbe. Dès l’instant où un langage pénètre dans sa composition plurilingue, il en infléchit la portée en instaurant un dialogisme avec un autre énoncé ou en insérant un second langage au sein du même énoncé. Il ne peut concevoir de conceptualiser son point de vue autrement qu’à la lumière de discours autres, étrangers, se les appropriant au point de les faire siens. Nécessairement, le didactisme des œuvres a à pâtir de ces interactions langagières et leur déchiffrement devient ardu. Nous avons constaté, en outre, une affinité entre la tonalité générale des romans et certains procédés d’appropriation verbale et axiologique : tandis que les textes mettant en œuvre une copia restreinte recourent essentiellement à la transcription fidèle ou à l’infléchissement d’intention, les romans les plus ouverts à la pluralité stylistique sont attachés à souligner le caractère subversif du choc des discours et des opinions 886 .

Notes
876.

Rappelons que G. Genette, dans Palimpestes…, op. cit., pp. 32-39, rapproche les deux notions en raison de leur visée critique commune mais fait de la parodie l’adaptation d’un texte précis tandis que le pastiche repose sur la reproduction d’un style. Les cas dont nous allons traiter relèvent tous du pastiche satirique, mais nous emploierons aussi, par facilité, le terme parodie à leur sujet.

877.

Esthétique et théorie…, op. cit., p. 221.

878.

Briefve declaration…, in Quart livre, p. 704.

879.

Quart livre, chap. 14, p. 571.

880.

Pantagruel, chap. 7, pp. 236-241.

881.

Ibid., chap. 11 à 13, pp. 254-262.

882.

F. Rigolot, Les Langages de Rabelais, op. cit., p. 47. En ce cas, le langage premier, qui permet d’identifier la cible du parodiste, serait en fait valorisé et le second, par la lourdeur de ses expressions et l’obscurité de son lexique, distancié.

883.

Cinquiesme livre, chap. 17 et 18, pp. 792-796 et pp. 798-799 ; et Quart livre, chap. 30 et 31, pp. 608-612. Nous reprenons aux notes de M. Huchon, pp. 1656 et 1541, l’analyse sur la constitution du discours de Panurge en « confession » et sur l’usage de la comparaison dans les traités d’anatomie contemporains.

884.

Mythistoire barragouyne…, chap. 15, pp. 75-81.

885.

Pantagruel, chap. 10, p. 253.

886.

Notons que nous rectifions à nouveau la tendance de Bakhtine à privilégier les romans de la « seconde ligne » du roman européen : selon lui, les textes humoristiques sont les seuls à réaliser pleinement « la nature dialogique du plurilinguisme », alors que la plurivocalité resterait largement virtuelle dans les œuvres ressortissant à la seconde (Esthétique et théorie…, op. cit., p. 222).