1 - Ordres et contrordres interprétatifs

On sait qu’en réaction à la fixité des quatre niveaux de sens imposés par l’exgéèse biblique, les humanistes militent en faveur de nouvelles modalités de lecture : sous l’influence conjuguée du néo-platonisme et de l’évangélisme, le commentaire prend à la Renaissance un caractère philologique, tandis que se produit une récusation progressive de l’allégorisme médiéval et une libération des capacités personnelles d’interprétation 887 . Nous pensons que le roman nouvelle manière est une forme qui travaille de manière privilégiée à la problématisation de l’herméneutique fictionnelle : sa trame foisonnante oppose au déchiffrement figé et possiblement en décalage avec le mouvement narratif des significations mobiles qui résistent à l’unification. Il n’est pas anodin que nous ayons constaté, dans l’ébauche de réflexion sur le genre que constitue l’usage des syntagmes veritable histoire et histoire fabuleuse, une certaine fébrilité de nos auteurs à appliquer un sens supérieur à la fable romanesque 888 . Mais la théorie de l’interprétation élaborée dans les romans ne se réduit pas à cette manipulation lexicale : considérons à présent les consignes de lecture offertes soit dans le paratexte, soit dans les passages métadiscursifs du récit. Certains romanciers soumettent, dans un premier temps, la fiction au principe de l’exemplarité, quand d’autres, plus facétieux, installent d’emblée le lecteur face à l’ambiguïté du discours.

Les Angoysses et Alector, pour commencer, affichent plus ou moins ostensiblement une entreprise didactique : aux multiples adresses moralisatrices au lecteur dans les premières, fait pendant la revendication laconique d’un ‘«’ ‘ sens mythologic ’» dans la dédicace du second. Si un parallèle peut être fait avec les réflexions de Des Gouttes, Martin, Sevin ou Gohory 889 , il trouve vite ses limites : l’évolution constante du programme d’H. de Crenne et la brièveté de celui d’Aneau sapent en partie les codes de la procédure allégorique. Voyons précisément les annonces faites par les trois narrateurs des Angoysses et demandons-nous, à la lumière de nos précédentes analyses du texte, si elles trouvent une application fidèle dans la fiction ; autrement dit, comme nous l’avons fait pour les Amadis, mesurons s’il existe un écart entre la théorie et la pratique et, le cas échéant, tentons de définir son incidence sur le décryptage du roman. L’» epistre dedicative de Dame Helisenne » reformule le projet boccacien d’exposé de la force débilitante de l’amour : le personnage est blâmé par la narratrice d’avoir cédé à son désir et est élevé au rang de contre-exemple pour l’ensemble du sexe féminin. De même, l’au revoir aux lectrices assure que l’expérience de cette « furieuse follie » est ‘«’ ‘ utile et proffitable »’ ‘ 890 ’ ‘. ’Seulement, au sein du récit, le beau mécanisme démonstratif s’enraye. Par exemple, après une longue tirade sur l’avilissement causé par la passion, le je narrateur avoue, au présent toujours, qu’il ne ‘«’ ‘ [s]’en scauroye desister, tant [s]a pensée, [s]on sens et liberal arbitre sont surpris, submis, et asservis’ ‘ 891 ’ ‘ ’» ; nous avons vu plus haut d’autres cas d’interférence entre le vécu amoureux et l’instance de contrôle de l’écriture. Au début de la seconde partie, le projet d’Hélisenne change : dans son récit des exploits de Guénélic, parti à sa recherche, elle entend ‘«’ ‘ exite[r] […] les gentilshommes modernes, au martial exercice ’». Mais elle revient au sujet amoureux, déclarant que son amant s’est ‘«’ ‘ repent[i] ’» de sa mauvaise conduite envers elle et qu’il s’est racheté par les ‘«’ ‘ peines indicibles, qu’il a souffertes, en s’esforçant de parvenir à la fruition d’Amours »’ ‘ 892 ’ ‘. ’On ne peut manquer de rester partagé, à la fin de ce discours, au sujet de l’attitude et des motivations de Guénélic : entre le récit d’Hélisenne et le sien, est-il devenu un parfait chevalier, ayant renoncé à la satisfaction brutale du désir  le double lettré et mélancolique de Galaor se serait converti en Amadis ou aurait pris les traits du jeune Saintré , ou bien est-il guidé par cette « folle Amour » qu’Hélisenne prétend partout condamner ? L’introduction de Guénélic à son récit semble éclaircir le problème, si l’on veut bien prêter attention aux subtilités de sa formulation : il déclare vouloir ‘«’ ‘ exhorter les jeunes jouvenceaulx » ’à éviter ‘«’ ‘ la seigneurie de Cupido ’», tout au moins s’ils ne veulent pas être serfs d’» Amours », ‘«’ ‘ en observant les coutumes que le vray amoureux doibt avoir »’ ‘ 893 ’ ‘. ’Avant d’énumérer les qualités de l’amant courtois, le narrateur met donc deux restrictions au rejet de la passion : si les lecteurs sont attirés par de tels délices, ils peuvent y succomber, mais ils le feront, après avoir lu ses « angoisses », en connaissance de cause et le sentiment n’est blâmable que s’il est éprouvé par des êtres indignes. Nécessairement, le projet didactique initial s’effrite, d’autant plus que Guénélic n’exclut aucunement l’idée d’une réalisation de l’amour charnel ; il regrette seulement d’avoir laissé passer sa chance pendant qu’il lui était possible de manifester sa constance à sa dame. La tonalité chrétienne du discours d’Hélisenne à l’ouverture de la troisième partie nous fait nettement sentir le décalage entre la perspective des deux héros-narrateurs : pour nous « instiguer à la resistence contre [n]ostre sensualité » et nous engager à ‘«’ ‘ detester cest abhominable vice de desordonnée amour »’ ‘ 894 ’ ‘, ’elle allègue l’opposition paulinienne de l’esprit et de la chair. Cet appel à la conversion de la passion humaine en contemplation de Dieu trouve une reformulation dans l’adresse finale de Quézinstra qui, à la suite de la mort subite des amants, a décidé non seulement de ne plus s’arrêter aux « choses transitoires » et de se faire ermite, mais aussi de poursuivre l’histoire de leurs âmes pour préserver les lecteurs de « succomber en ceste lascivité » qui domine la raison 895 . Dès lors, dans les deux dernières parties, s’affrontent des projets contradictoires : Guénélic, qui prend en charge l’essentiel du récit, milite en faveur d’un amour chevaleresque qui vise à la « fruition de ce où gist la felicité », comme le dit si bien Oriane, tandis que la narratrice qui parle « en [s]a personne » et le narrateur ultime prêchent pour un rejet complet des sentiments humains au profit des biens spirituels. Du coup, si les Angoysses sont asservies à un projet de moralisation, le message qu’elles véhiculent est in fine difficilement identifiable, tant à cause de l’écart entre les déclarations d’intention et les réalisations narratives qu’en raison de la disparité des sermons d’un narrateur à l’autre.

Dans Alector, le brouillage du sens ne tient pas à une incompatibilité entre les divers projets didactiques ; tout simplement, aucun conteur, pas même le narrateur extradiégétique, ne forme le vœu de réformer la conduite des lecteurs par la narration d’une histoire admirable. Seule la dédicace, inspirée sûrement par la réflexion de Macrobe sur les mystères contenus dans les mythes, désigne le roman comme une « histoire fabuleuse couvrant quelque sens mythologic ». Mais Aneau ne donne pas de précision sur la nature de ce sens ; mieux, il en corrige le caractère sérieux par une foule de compléments, dont le premier est « dramatique » et le dernier « Comique » : malgré le contenu nettement philosophique, religieux et politique de son œuvre, il souhaite insister sur l’opposition entre action et interprétation et sur la dimension du rire 896 . Pour connaître la position d’Aneau en matière d’interprétation de la fiction, il faut se reporter à la ‘«’ ‘ Preparation de voie à la lecture ’» place en tête des trois premiers livres des Métamorphoses : on y trouve un commentaire détaillé de la façon dont les poètes antiques ont caché sous ‘«’ ‘ la mensonge figurée ’» des éléments de philosophie morale et naturelle 897 . Cela atteste que l’auteur d’Alector est partisan de l’existence non point d’un sens supérieur derrière les figures fictionnelles, mais d’une multiplicité de significations ; du coup, sa défense du pluralisme allégorique se rapproche de la stimulation au décryptage des préfaciers du Roland furieux et du Songe de Poliphile : Des Gouttes invitait les lecteurs à appréhender les sens qui leur sont ‘«’ ‘ propres et peculiers ’», tandis que Martin les renvoyait à « l’exercice de [leurs] estudes ». Le choix d’ouvrir le roman sur des « Propos rompus », appartenant à la diégèse mais sans avoir de place déterminée, éclairant le récit mais sans être aisément compréhensibles, laisse entendre que son caractère énigmatique tient à l’effet de désorganisation narrative. Pour le dire autrement, la quête herméneutique n’est pas lancée ici par le fait que des personnages aux capacités surhumaines évoluent dans un univers crypté : elle est suscitée par les multiples interrogations que soulève chez le lecteur le traitement de l’action. Sans déflorer ici l’analyse que nous allons mener plus loin sur la dimension idéologique de la disposition narrative, nous souhaitons aborder les difficultés qui surgissent quand on veut établir le symbolisme du roman. Commençons par la question politique, pour laquelle nous ne saurions faire l’économie d’une confrontation entre les allusions gauloises de la fiction et les réflexions des mythographes celtomanes, comme P. Desrey, J. Trithème et J. Lemaire de Belges, à la fin du XVe siècle et au début du XVIe siècle 898 . Nous avons fait état des rapprochements entre les noms des héros, de la correspondance entre le rôle civilisateur dévolu à Franc-Gal et les figures de Noé, de l’Hercule de Libye et de l’Hercule Gallique et de l’importance de la souveraineté du peuple dans le système de gouvernement d’Orbe, idéal politique que l’on pensait en vigueur chez les Celtes. Reste qu’Aneau traite avec humour nombre de références gauloises : il mêle sans vergogne la descendance de Francus à celle d’Uterpendragon, se plaît à transformer insidieusement becus, mot censé attester que la langue phrygienne est la plus naturelle, en beco et s’amuse, de manière générale, à rappeller les particularités des gallinacés  cri du coq, allure altière, peur suscitée chez le serpent 899 . Dès lors, Alector ne constitue pasune œuvre d’allure historique et à visée propagandiste à la manière des Illustrations de Gaule ; de plus, la figuration latente du héros enfant en volatile perturbe sérieusement la promotion de la nation française et la croyance en la valeur des anciens mythes. Se pose alors la question de la portée de la prisca theologia, qui soulève celle des implications religieuses et philosophiques du roman. Si l’on définit le concept de prisca theologia comme une forme de pensée syncrétique qui postule que Dieu a transmis la Vérité successivement à Moïse, Hermès Trismégiste, Zoroastre, Orphée, Pythagore, Platon, les Druides, Mahomet, etc., on peut dire qu’il se traduit par une volonté d’accorder les sagesses de l’Antiquité  judaïque, hermétique, orphique, brahmanique et autres  avec le christianisme 900 . Il est vrai que le mythe d’Anange est ainsi une adaptation du mythe d’Er platonicien : par l’image d’un parcours au début duquel les hommes reçoivent un cierge et dont le but est le « temple souverain », Aneau associe les notions de Providence, de prédestination et d’immortalité de l’âme. Quant à la religion des Orbitains, ses principes  assez flous  sont énoncés dans le prêche de Croniel : celui-ci présente un Jova créateur qui rassemble les figures de Jupiter et du Soleil et insiste sur la libre reconnaissance de ses bienfaits par l’homme ; il termine en mentionnant l’idée augustinienne et évangélique d’un choix des élus, mais n’envisage pas l’existence d’un Rédempteur. C’est ce qui fait conclure à M. M. Fontaine qu’Aneau tente de concilier ‘«’ ‘ le monde gréco-latin et le monde biblique pour fonder une sorte de religion universelle, qu’il situe avant l’avènement du Christ’ ‘ 901 ’ ‘ ’». Or cette présentation des fondements d’une philosophique religieuse nous paraît si imprécise que nous doutons qu’Aneau cherche à instaurer un système logiquement structuré ; mieux, des passages du roman tournent en ridicule tant le culte solaire, par exemple dans l’évocation de la venue au monde d’Alector, que les soi-disant vérités « caballisti[ques] ». Faut-il, d’ailleurs, chercher à harmoniser le mythe stoïcien de la Nécessité-Providence avec les principes du culte formulés par Croniel, qui est plutôt un prêtre de type biblique et un sage pythagoricien ? Comment ne pas voir, de même, que le discours de Franc-Gal établissant une monarchie parlementaire en Scythie n’est pas superposable avec l’organisation politique d’Orbe, qui délègue le pouvoir aux citoyens vertueux ? En somme, si le romancier puise abondamment dans les mythes et qu’il y trouve matière à explication du monde matériel et divin, la saisie de l’idéologie qu’il veut instaurer est problématique : l’humour dont il fait preuve et la variété des plans du récit offrent une résistance à l’établissement d’un sens politique, religieux et philosophique univoque. Comme dans les Angoysses, la narration fait obstacle à la formulation de projets didactiques ; en outre, contre la stérilité de l’interprétation donnée d’avance, ces deux auteurs formulent des consignes de lecture en partie contradictoires ou n’évoquent que par allusion l’existence d’une vérité cachée. En tout état de cause, l’action remet ici en jeu le sens.

Rabelais et Des Autels n’ont pas à construire de décalage entre le modèle d’analyse exposé dans les marges du roman et la fiction elle-même : s’ils font le choix d’édifier une véritable théorie du sens, ce n’est pas pour verrouiller les possibilités de recherche, mais pour stimuler le lecteur dans sa démarche de compréhension. Chez Rabelais, le décodage allégorique n’est qu’un leurre offert par les prologues. Certes, l’auteur use à l’occasion du motif de l’interprétation éclairée, mais la prose du marchand forain, la démystification de l’instance de contrôle du texte et l’envahissement du paratexte par l’histoire mettent à mal le sérieux de ses prétentions : les « petites joyeusetés » que sont les Grandes Cronicques contiennent du « fruict », mais l’imitation que nous avons entre les mains ne veut qu’» accroistre [n]os passetemps davantage » ; les ‘«’ ‘ utilitez et fruictz parceuz ’» à la lecture de « l’histoire Pantagrueline » sont aussi plaisantes que la dégustation d’un bon vin ; il ne faut pas ‘«’ ‘ egousse[r] mais devore[r] ’» les fèves que sont les récits 902 . Le texte qui emploie le plus les lieux communs de l’exégèse allégorique et qui les détourne le mieux est, bien sûr, le prologue de Gargantua ; revenons rapidement sur le retournement spectaculaire qui s’opère dans le mouvement du discours 903 . D’abord, l’auteur rapporte l’adage érasmien des silènes d’Alcibiade pour faire entendre qu’il est préférable que la laideur extérieure d’une chose soit compensée par sa beauté intérieure plutôt que l’inverse. Recourant aux images de l’» escorce » et de la « mouelle » employées par Marot, et avant lui par Érasme, pour vanter la profondeur philosophique, morale et spirituelle du Roman de la Rose, il encourage ensuite à interpréter son texte « à plus hault sens » et conclut en précisant que la « doctrine plus absconce » du roman recouvre les domaines de la philosophie morale que sont la « religion », « l’estat politicq et vie oeconomicque ». Après avoir fait miroiter l’existence d’un altior sensus protection contre l’accusation de frivolité du roman oblige , il envisage, de manière inattendue, les excès auxquels peut conduire une interprétation terroriste : Homère et Ovide n’ont jamais pensé aux sens figurés, parfois absurdes, que des commentateurs ont décelés dans leurs histoires. Puis par un tour de passe-passe rhétorique, l’auteur invite le lecteur à dépasser le sens littéral de ses contes pour trouver des sens symboliques, mais lui laisse la responsabilité de son interprétation. Pour sa part, il n’a écrit que sous l’effet du vin : peut-être ‘«’ ‘ les matieres icy traictées ne sont[-elles] tant folastres, comme le tiltre au dessus pretendoit ’», mais il n’y est pour rien. Se produit donc un déplacement du pôle de la production du texte vers celui de sa réception, qui engendre une conception neuve de l’ancienne discipline auxiliaire de la théologie qu’est l’herméneutique : l’interprétation littéraire suppose une interrogation sans fin du texte ; les lecteurs attentifs aux subtilités de la construction fictionnelle doivent tenter de saisir son sens mais en le cherchant comme une promesse. On sait la rigueur avec laquelle le récit rabelaisien met en application ce programme : la pratique de la double glose des signes linguistiques ou événementiels rencontrés par les personnages mime à la perfection le rejet inaugural d’un décryptage sémiologique unique et vrai. Outre le discours de Raminagrobis dont nous avons parlé, tout le Tiers livre et certains épisodes du Quart livre se présentent comme l’exposition d’un fait énigmatique puis d’interprétations plurielles 904 . Il est notable que la Mythistoire reprenne cette idée de la controverse intradiégétique ainsi que la théorisation ludique et volontairement confuse du prologue de Gargantua. De fait, dans le « Proeme », la référence à Lucien permet d’emblée d’invalider la réflexion allégorique traditionnelle. Mais la contradiction ne se fait pas attendre : « ceux qui ont cerché de belles allegories sur le pas d’une mousche » ont fait honneur à Homère, qui pourtant n’a tâché que de « bien mentir » ; cela n’empêche pas ‘«’ ‘ que l’on pourroit aussi bien le faire au livre de Morgand, ou de Fierabras »’ ‘ 905 ’ ‘.’ Nul doute que Des Autels a compris le prologue de Gargantua de la manière que nous avons exposée plus haut : il ne dément pas que des récits profanes peuvent contenir des références riches de sens  et il faut en chercher dans les romans , mais il s’élève contre les excès de l’allégorisation. Quant à lui, il n’a fait son roman que « pour [n]ous faire rire » ; nous n’avons pas à y ‘«’ ‘ aiguis[er] la rondeur de [n]os esprits »’ ‘ 906 ’ ‘.’ Nous avons donc un second exemple, quoique moins travaillé et plus allusif que le premier, de la construction d’un discours complexe pour exprimer l’idée tout à la fois de l’existence d’une signification du roman sur un plan métaphysique ou moral et de la lecture comme expérience singulière et toujours recommencée des obscurités de la fiction.

Par conséquent, par le biais d’un dispositif fait d’ordres et de contrordres, Rabelais et Des Autels formulent une conceptualisation de la nouvelle exégèse que demande de mettre en œuvre le roman de la Renaissance. H. de Crenne et Aneau, pour leur part, appliquent à leur manière cette théorie biaisée de l’interprétation : s’ils font allégeance à des systèmes plus classiques de décryptage de la fable, ils en parasitent toutefois la portée dans le corps de l’histoire. L’opposition entre ces deux façons d’articuler mise en système du décodage et pratique de l’encodage relève en partie de la diversité de fonctionnement des « seuils » dans les fictions comiques et dans les fictions sérieuses 907 . Mais les auteurs tombent d’accord pour rejeter un mode de lecture qui voudrait ramener le multiple narratif à l’un idéel et qui neutraliserait l’agencement « dramatique » au profit d’une vision unitaire du monde. Pour eux, la variété du roman excède toutes les gloses et l’on ne saurait appliquer à chaque livre un ensemble de valeurs supérieures sans trahir sa facture narrative.

Notes
887.

Voir à ce sujet les analyses de M. Jeanneret dans « L’exégèse à la Renaissance », in Le Défi des signes…, op. cit., pp. 21-31. Le critique montre qu’en matière littéraire, la mutation des méthodes de lecture a influencé l’» histoire brève » plutôt que le roman, invitant par sa faible longueur à réfléchir immédiatement à sa signification (p. 62). Nous suivons d’autant moins cette conclusion que Jeanneret lui-même fait de Rabelais, qu’il refuse de voir comme un romancier, un des auteurs qui réalisent le mieux la déstabilisation des certitudes du lecteur.

888.

Voir l’étude, au cas par cas, du sémantisme des expressions au chapitre 1 de la deuxième partie, pp. 303-309.

889.

La théorie du docere romanesque formulée dans les textes présentatifs des traductions de textes italiens et espagnols a été exposée au chapitre 2 de la première partie, pp. 132-141.

890.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, pp. 97 et 221.

891.

Ibid., partie I, p. 204.

892.

Ibid., partie II, pp. 229 et 231.

893.

Ibid., partie II, p. 232.

894.

Ibid., partie III, pp. 399 et 398.

895.

Ibid., partie III, p. 506.

896.

M. M. Fontaine explique à juste titre que pour Aneau « l’allégorie paraît sans doute immobiliser la lecture au niveau ‘moral’, aux dépens de la lecture ‘littérale’ du récit » et qu’il la perçoit en contradiction avec le drama (notes d’Alector, t. II, p. 357). Ajoutons qu’Amyot était déjà plus préoccupé par l’analyse de la facture du roman d’Héliodore que par l’explication de son sens ; il n’évoquait qu’incidemment qu’il contenait des « moralitez ».

897.

Aneau établit un lien explicite entre l’histoire fabuleuse et la révélation de vérités morales, philosophiques et religieuses (Trois premiers livres de la Metamorphose d’Ovide, op. cit., « Preparation de voie à la lecture », p. 11) :

[…] la Poësie ancienne conjoinct avec la Physique et la Metaphysique, aussi la Moralle : et l’une et l’autre elle preuve et clarifie par exemples memorables des Histoires veritables, en faulses fables defigurées. Velà l’utilité qui doibt estre cerchée en l’intelligence des fables Poëtiques.

Nous renvoyons à l’exposé complet de J.-C. Moisan sur les fondements scolastiques de la lecture allégorique et sur la survivance de celle-ci à la Renaissance dans l’introduction à son édition, pp. XVIII-XXXIX. M. Jeanneret a mis au jour, par ailleurs, le fait que cette préface fait de la lecture une activité personnelle et dynamique (Le Défi des signes…, op. cit., pp. 39-40).

898.

Pour une présentation des hypothèses sur l’origine troyenne des Français, qui descendraient de Francus, fils d’Hector, et sur la connaissance qu’Aneau en avait, voir B. Biot, Barthélemy Aneau, régent de la Renaissance lyonnaise, Paris, Champion, 1996, pp. 420-423 et les notes de M. M. Fontaine dans Alector, t. II, pp. 325-326.

899.

Dans Les Voix du signe, op. cit., p. 481, sur la base de ces constats, M.-L. Demonet-Launay conclut en faveur d’une « utilisation romancée et irrévérencieuse [par Aneau] du matériel fourni par la prisca theologia » ; voir également son article « La singularité lyonnaise », in Lyon et l’Illustration de la langue française…, op. cit. Rappelons que les faux d’Annius de Viterbe, donnés au public en latin en 1441 et traduits en 1509, ont été contestés à la Renaissance, en particulier par Rabelais et par l’auteur des Discours non plus melancoliques que divers.

900.

Pour cette définition de la prisca theologia et la correspondance entre le culte de « nature hermétiste et kabbaliste évidente » de la ville d’Orbe et l’» arrière-plan perceptible des Druides gaulois », voir l’introduction d’Alector, t. I, pp. XXVI-XXXII. M. M. Fontaine voit finalement le roman comme le véhicule d’une connaissance ésotérique, ce qu’elle confirme dans un article où elle analyse la portée des références à l’alchimie : « Les interprétations alchimiques d’Alector (XVIe-XVIIIe siècles) », Alchimie : art, histoire et mythes, Actes du colloque de Paris, 14-16 mars 1991, D. Kahn et S. Matton (dir.), Paris, S.É.H.A., « Textes et travaux de Chrysopœia », 1995, pp. 443-467.

901.

Notes d’Alector, t. II, p. 426.

902.

Respectivement, Pantagruel, « Prologue de l’Autheur », pp. 213 et 215 ; Quart Livre, « Prologue » de 1548, p. 717 ; Cinquiesme livre, « Prologue », p. 728.

903.

Nous allons ici donner la compréhension que nous en avons en puisant dans des commentaires contradictoires qui en ont été faits : voir T. Cave, Cornucopia…, op. cit., pp. 124-127 ; M. Jeanneret, Le Défi des signes…, op. cit., p. 79 ; M. Huchon, notes de Gargantua, pp. 1060-1066 ; E. Duval, « Interpretation and the ‘Doctrine Absconce’ of Rabelais’s Prologue to Gargantua », in Études rabelaisiennes, 1985, t. XVIII, pp. 1-17 ; G. Defaux, Rabelais agonistes…, op. cit., pp. 362-382. Nous ne préciserons pas les références de chaque citation du « Prologue de l’Auteur », que l’on trouve dans Gargantua, pp. 5-8.

904.

Pour des exemples de la thématisation romanesque des problèmes posés par l’interprétation, voir Le Défi des signes…, op. cit., pp. 93-96.

905.

Mythistoire barragouyne..., fol. A3 v°.

906.

Ibid., fol. A4 r°. Il y a ici un écho au dizain de Rabelais placé en tête de Gargantua : « Vray est qu’icy peu de perfection/ Vous apprendez, sinon en cas de rire » (« Aux lecteurs », p. 3).

907.

Voir à ce sujet l’article de M. Jeanneret intitulé « La lecture en question : sur quelques prologues comiques du seizième siècle », in Le Défi des signes…, pp. 75-85 et spécialement p. 83.