2 - Suspens et quête du sens

Plongeons donc dans les flots tortueux du récit, puisque les romanciers nous y invitent ! Pour mesurer la portée d’une telle immersion, il faut partir du postulat selon lequel l’ordre narratif adopté par quelque créateur de fiction que ce soit implique une vision particulière du réel et invite de manière originale le lecteur à la découvrir 908 . Du coup, tous les indices de la mise en récit sont porteurs de signification, de l’agencement des épisodes au dénouement en passant par les effets d’annonce, de retardement et de retour en arrière ; ces différents facteurs modèlent l’expérience par le lecteur d’une attente anxieuse de l’issue des événements, autrement dit du suspens. La Renaissance constitue une période clé dans l’histoire de ce phénomène puisque les humanistes Pigna et Giraldi, pour l’Italie, et Amyot, pour la France, sont les premiers à théoriser la notion, sans encore employer suspens et ses dérivés dans un sens artistique étroit 909 . Il n’est pas anodin, selon nous, que cette conceptualisation ait été suscitée par la fréquentation de romans  même chez des poéticiens centrés sur l’analyse de l’épopée, comme Scaliger. Rappelons que si la Poétique a insisté sur l’intérêt de produire la surprise chez le spectateur par un changement de fortune des personnages et, plus généralement, sur le fait que le plaisir esthétique naît de l’imitation, c’est-à-dire d’une construction cohérente des faits, elle n’est pas allée jusqu’à relier stratégie narrative et psychologie de la lecture. Pigna et Giraldi, au contraire, confrontent en 1554 l’ordre de l’épopée et celui du romanzo et articulent l’interruption de la trame, résultant elle-même de la pluralité d’actions, à la production d’une jouissance chez le lecteur. Ils sont sûrement conscients que l’entrelacement, défini comme le fait de ‘«’ ‘ pligiare ed intermettere infinite cose infinite, e sempre con arte’ ‘ 910 ’ ‘ ’», contredit l’idée aristotélicienne d’une construction globale du récit. Un peu plus tôt, Amyot, prenant à sa manière en compte le critère du goût, analyse avec précision la disposition des Éthiopiques et constate que l’émoi suscité chez le lecteur met en jeu l’ensemble de l’agencement narratif ; comme le dit T. Cave, il théorise un nouveau suspens, non point « ponctuel et épisodique » mais ‘«’ ‘ global et téléologique »’ ‘ 911 ’ ‘, ’qui fait attendre la fin du récit comme ‘«’ ‘ un bien ardemment desiré, et longuement atendu ’». Si nos romanciers ne connaissent probablement pas ces analyses, hormis Aneau pour l’une d’elles, il est notable qu’à leur époque émerge une réflexion sur l’impact esthétique de l’organisation des épisodes. Puisqu’ils s’intéressent à la manière de renouveler tant l’intrigue traditionnelle que l’enquête herméneutique, il y a fort à parier que leurs expérimentations dans le domaine n’ont rien à envier à celles d’Héliodore et de l’Arioste. De fait, ils font du suspens la pierre de touche non seulement de leur contrôle parfait du récit mais aussi de l’expérience par le lecteur d’une perturbation de l’accès au savoir.

Commençons par voir comment se traduit la maîtrise de la mise en intrigue de la part des quatre romanciers : quels choix font-ils quant à l’organisation de l’histoire, en général, et des épisodes, en particulier ? Sur quels principes fondent-ils la cohérence du récit ? La diversité des schémas narratifs des œuvres a, bien sûr, une incidence sur la sélection des procédés de contrôle du récit et oriente déjà le processus d’hermènéia. Pour ce qui est de l’ordre global du récit, les auteurs se partagent entre les deux possibilités mises en avant par les théoriciens antiques et contemporains de la narration, à savoir l’ordo naturalis de l’histoire, qui présente les faits de manière linéaire et chronologique, et l’ordo artificialis de l’épopée et du roman grec, qui traite les événements à partir d’un point de la diégèse et opère un retour en arrière jusqu’au début de l’histoire. Dans les Éthiopiques plus encore que dans l’Iliade ou l’Énéide, comme l’a bien vu Amyot, le récit maintient longtemps en attente le lecteur : ce n’est qu’à la moitié du roman que les événements antérieurs à la scène inaugurale de carnage sont totalement connus ; jusque-là, le mystère est levé au moyen de récits rétrospectifs liés aux haltes du voyage qui constitue l’objet principal de la narration et aux rencontres de protagonistes informés. Or tandis que Rabelais et H. de Crenne élisent la technique de la narration historique, Des Autels use à deux reprises de l’ordre artificiel : dans le récit par Fanfreluche de l’histoire de ses parents et, fait totalement original, une seconde fois dans le récit de la formation de Gaudichon. Du coup, la narration se résume à deux longues analepses  définies comme l’évocation après-coup d’un événement antérieur au point de l’histoire où l’on se trouve : sur le chemin qui les conduit au moulin, Songe-creux et sa maîtresse évoquent un passé familial puis personnel ; à la fin du récit, ils donnent le blé à moudre puis Songe-creux-narrateur décide de parler des études de son premier maître. S’il met à distance le procédé, le romancier se sert de sa double utilisation comme d’un moyen suprême pour dérouter le lecteur, qui devra patienter jusqu’à la dernière page pour qu’on lui reparle de l’histoire annoncée primitivement. Aneau, au contraire, loin de faire un usage ludique de l’ordo artificialis, combine la conjonction que le procédé implique entre structure narrative et débit contrôlé des informations avec celui de l’ouverture in medias res. Horace insiste pour dire que le commencement au milieu des faits ne doit pas résumer le récit tout entier. Précisément, le début d’Alector,ne donnant pas le sens de l’entreprise des personnages, stimule le lecteur à suivre leur mystérieuse destinée ; d’ailleurs, Aneau redouble le procédé en plaçant trois fragments ostensiblement incomplets avant un texte lui-même fortuitement « sans forme de principe ». À partir de là, plusieurs récits de personnages secondaires, lors du procès, et de Franc-Gal et de Croniel, lors de leur avancée vers Orbe, rapportent le passé énigmatique constitué par l’histoire respective d’Alector et de Franc-Gal  bien que ce personnage n’apparaisse pas dans la scène d’ouverture  et celle de la ville d’Orbe, le tout équivalant en partie au récit de Calasiris dans les Éthiopiques. Cependant, comme nous l’avons déjà noté, Aneau va plus loin qu’Héliodore dans le bouleversement qu’il fait subir à l’agencement historique de l’intrigue : le retour à la narration principale n’a lieu qu’à la fin du vingt et unième chapitre du roman, qui en compte vingt-cinq ; la trame globale s’avère donc moins progressive encore que celle des romans grecs et l’effet suspensif de l’ouverture plus durable. Passons à la question de l’agencement des épisodes romanesques : les romanciers peuvent choisir l’entrelacement propre aux histoires de paladins dès lors qu’au moins deux actions impliquant des lieux et des personnages différents se déroulent au même moment. Or il est notable que tous évitent soigneusement, le cas échéant, de recourir au procédé  ou alors, comme chez H. de Crenne et Rabelais, c’est dans le dessein d’imiter ponctuellement et ostensiblement le style chevaleresque 912 . Même H. de Crenne ne souhaite pas briser l’unicité de l’action des deuxième et troisième parties des Angoysses, craignant de tomber dans l’invraisemblance narrative des romans où les personnages ne cessent de se chercher, de se croiser et de se séparer. Dans les Livres rabelaisiens, tout est fait également pour ne pas alterner ostensiblement les lignes narratives : le contrepoint recherché entre les événements graves en Utopie et les études paisibles de Gargantua à Paris est admirablement ménagé par des transitions presque imperceptibles ; Pantagruel préfère reporter l’entretien avec Triboulet à son retour de la cour de Mirelingues afin que les compagnons assistent tous ensemble aux deux dernières consultations sur le sort du mariage de Panurge ; l’envoi d’une lettre par Gargantua permet de connaître les sentiments d’un père juste après le départ de son fils pour un voyage périlleux 913 . Dans Alector, enfin, le fait que Franc-Gal soit narrateur et personnage permet d’atténuer la lourdeur du passage d’un espace-temps à un autre : ‘«’ ‘ Tandis que ces choses se faisoient en la Scythie interieure […], je remontay […] ’», ‘«’ ‘ Ce temps pendant que j’estoie en mes loingtaines peregrinations, Alector estoit d’autrepart […] ’», dit-il à Croniel 914 . Paradoxalement, le récit où la relation de choses fausses et incroyables devrait être le plus en contradiction avec la possibilité de convaincre le lecteur est celui qui réalise le mieux la vraisemblance et la nécessité aristotélicienne : Alector échappe à l’effet d’incohérence par l’agencement impeccable des voix narratives qui prennent en charge l’exposé de l’histoire. Par exemple, comme Franc-Gal n’a pas assisté en personne aux événements advenus en Scythie orientale, il indique la source de sa narration. Il raconte l’accablement de Priscaraxe après son départ grâce à une lettre de celle-ci, amenée spécialement par un messager ; il saura ensuite d’Alector les faits advenus dans le royaume 915 . En définitive, les effets de décalage maîtrisés magistralement par l’auteur entre le plan de l’histoire et le plan du récit forcent le lecteur à constater la beauté de l’architecture d’Alector, tandis que la linéarité de la trame adoptée par les autres romanciers lui laisse plus de liberté pour s’interroger sur la justesse des rapports de consécution des propos aux actes ou des motivations psychologiques aux réalisations effectives. Par exemple, il peut être surpris qu’Hélisenne refuse obstinément de se donner à Guénélic, alors qu’elle fait part de ses pulsions dans ses monologues, ou qu’il finisse par la retrouver par hasard au bout du monde. Dès lors, l’engagement des nouveaux romanciers dans la réflexion sur le suspens est sensible dans leur refus de la « varietà » chevaleresque et, pour Aneau, dans le choix de recréer ‘«’ ‘ l’ebahissement et la delectation qui procede de la nouvelleté des choses estranges et pleines de merveilles ’». Tout en cherchant à concilier plaisir et réflexion, ils font percevoir au lecteur qu’il a à partir en quête d’indices narratifs et que cette activité cognitive de reconnaissance et d’anticipation doit l’amener vers la révélation du sens de l’histoire : ils lui font entendre que le déchiffrement du fonctionnement de l’intrigue est une voie essentielle de l’analyse de sa portée herméneutique.

Le meilleur moyen de faire miroiter au lecteur le dévoilement d’un telos est de jalonner le récit d’éléments qui l’orientent vers sa fin, où lui sera donnée la clé ultime de l’œuvre 916 . Alors que la dispositio paratactique du roman de chevalerie n’incite pas à considérer l’issue ultime des péripéties, la césure de la fin d’un livre étant à peine plus appuyée que celle d’un épisode, nos romanciers s’adaptent au fait que les lecteurs ont entre les mains un ouvrage facilement manipulable, clos, où la fin peut être mise en rapport avec l’ouverture ou avec tout autre passage narratif. Du coup, ils usent d’une autre façon que les adaptateurs du vieux fonds romanesque de la technique de suspension du récit : comme Gargantua envoie les vaincus de la guerre picrocholine ‘«’ ‘ tirer les presses de son imprimerie ’», le dénouement des Angoysses passe par l’exposé du devenir du « petit pacquet couvert de soye blanche » trouvé en forêt 917 . Mais si les romans peuvent renvoyer à leur genèse, il faut constater la volonté de nos auteurs de mettre le lecteur en déroute par leur refus d’aller directement à la conclusion, comme le font les nouvellistes 918 . Chacun d’eux met ainsi en place une articulation spécifique entre suspension du récit et mise en déroute de la quête épistémologique : chez Aneau, l’interrogation sur le devenir de l’histoire est maximal mais l’existence d’une vérité intelligible est postulée par la facture narrative ; chez Rabelais, malgré la mise en place de cadres allégoriques ou téléologiques, la dispersion intrinsèque du récit invalide la possibilité de l’accès à une connaissance du sens supérieur des textes ; chez H. de Crenne et Des Autels, à la promesse d’une révélation limpide du savoir véhiculé par une narration conventionnelle se substitue une stratégie de désorientation tant des attentes que du savoir du lecteur. Explicitons au cas par cas ces constats. Dans Alector, d’abord, aux phénomènesd’analepse et d’organisation parfaite des prises de parole, s’ajoutent les multiples prophéties, dont les supports sont aussi bien des oracles que des songes, des visions, des discours d’animaux et des chants. Par le caractère systématique de leur emploi et par l’obscurité de leur formulation, celles-ci ont pour rôle de lancer le lecteur dans une enquête quasi policière 919 . Pour nous rendre compte de la façon dont Aneau s’y prend pour mettre en place et maintenir tout au long de l’œuvre cette investigation judiciaire, considérons le début du récit et deux prophéties citées plus tard dans l’œuvre. On se souvient du combat d’Alector au petit matin chez les Gratians ; pour donner le minimum suffisant de clés au lecteur pour la compréhension de la situation, le narrateur présente successivement Alector, les Gratians, Noémie et le Potentat Dioclès, qui arrive à la fin du chapitre pour ouvrir l’enquête sur la mort de Noémie. Le narrateur ménage cependant des surprises : ‘«’ ‘ Voicy à cest instant sortir du palais une jeune fille ’», ‘«’ ‘ commençoient jà à sa retirer et lever les armes, quand un brave mignon […] », ’ ‘«’ ‘ soudain se trouva saisi de six puissans hommes »’ ‘ 920 ’ ‘. ’Mais il brouille aussi les pistes en faisant croire qu’Alector a tué le troisième frère de Noémie, qui a en fait trouvé la mort en défendant sa sœur contre l’Hippocentaure : quand les Gratians voient devant eux, sur le pavé, le corps mort de Floridan, c’est en fait une vue de l’esprit ; le lecteur ne le sait pas et il a tendance à considérer, comme les accusateurs au début du procès, qu’Alector est ‘«’ ‘ criminel »’ ‘ 921 ’ ‘. ’La sentence sera finalement donnée par Croniel, qui aura eu une révélation divine pendant la nuit : Alector va subir l’ordalie, c’est-à-dire le jugement de Dieu, en affrontant le serpent. Mais le suspens sur les conditions de la mort de Noémie demeurera jusqu’à celle de Coracton, que la flèche vengeresse désignera comme coupable ; c’est dire le délai ménagé par Aneau pour satisfaire le désir de savoir du lecteur. Les prédictions produisent un effet différent de l’ouverture in medias res : une fois que la curiosité du lecteur a été alertée, elles peuvent dévoiler une partie de la suite du récit et l’inciter à vérifier la justesse des événements annoncés ; il n’a pas à trembler pour les personnages puisqu’il sait d’avance ce qui va leur arriver  Alector vaincra le serpent et Franc-Gal mourra. Tandis que la double naissance d’Alector est une « apophétie », selon M. M. Fontaine 922 , toutes les annonces touchant des événements postérieurs au combat chez les Gratians sont de véritables prophéties. Aneau crée donc un suspens qui met totalement en confiance le lecteur, tout en le déconcertant bien sûr par la masse des informations qu’il a à assimiler. Le comble de ce procédé est non seulement l’absence de toute surprise dans la résolution, mais l’annonce d’un second livre, dont les éléments essentiels sont donnés au milieu du premier ! De fait, le poème laissé par Protée sur l’eau après le départ de Franc-Gal de la Scythie annonce à Priscaraxe qu’Alector la quittera aussi pour suivre son destin, qu’il aura le don de prophétie et qu’elle-même se transformera en Mélusine et fondera en Aquitaine la dynastie des Lusignan 923 . Ce dénouement, qui allie dimension gauloise et références alchimiques, laisse miroiter une destinée française pour Alector et sa mère, mais il ne donne pas le sens de notre roman, bel et bien achevé. Il faudra chercher l’explication de sa facture et de ses énigmes dans les retrouvailles de Franc-Gal et Alector à Orbe, mais c’est une autre affaire...

Les Livres rabelaisiens, au contraire, se plaisent à lancer les lecteurs dans une enquête sur l’évolution de l’action et sur le sens du monde, mais cette mise en attente est trompée par deux types de phénomènes : soit un cadre progressif et porteur de sens est mis en place mais il est subverti à la fin des romans, soit le désir de connaissance suscité au départ s’épuise avec le piétinement du récit. Le premier cas de figure est réalisé dans Pantagruel et Gargantua : le sous-genre biographique assure un enchaînement chronologique des aventures, mais la façon qu’à l’auteur de congédier le lecteur est brutale et rompt la cohérence narrative antérieure. Après la fin de la guerre contre Anarche, deux épisodes se greffent ainsi sur une trame achevée et posent question : pourquoi narrer l’exploration par Alcofribas du monde d’au delà des dents de Pantagruel puis l’opération de cure de ses entrailles ? Si le sens de la destinée héroïque est évidemment remis en jeu par ces considérations intestinales, le dernier chapitre, sans titre dans l’édition de 1532, surprend plus encore : le narrateur y annonce la rédaction d’une suite, dont le contenu serait l’histoire du cocuage de Panurge, la recherche de la pierre philosophale par Pantagruel, son mariage avec la fille du légendaire prêtre Jean, sa victoire sur les diables et son voyage sur la lune, à la manière des navigateurs de Lucien. Le ton du bonimenteur reparaît donc magistralement et il faut comprendre que ce genre de promesses n’a pas pour but d’être tenu. Du coup, non seulement les derniers chapitres démontent l’agencement serré du roman, mais l’envoi de l’auteur, en forme de diatribe à partir de 1534, est loin de donner un sens cohérent à l’ensemble du volume. Dans Gargantua, le lecteur s’aperçoit vite que le groupe de chapitres consacrés à l’ordre religieux des Thélémites ne répond pas au temps de retraite monastique de certains héros chevaleresques, Gargantua ne fondant pas Thélème pour y vivre. Qui plus est, toute certitude herméneutique est brisée par la discussion qui termine l’œuvre : alors que Gargantua comprend l’» enigme en prophetie » trouvée ‘«’ ‘ aux fondemens de l’abbaye » ’comme un exposé des persécutions dont pâtiront les ‘«’ ‘ gens reduictz à la creance evangelique » ’et de la rétribution par Dieu de leur persévérance, frère Jean fait une lecture allégorique du poème et l’entend comme une description d’une partie de jeu de paume. Rabelais revient donc in fine sur la difficulté de l’exégèse au moment de fermer son roman : la suspension du sens est totale. À partir du Tiers livre, nous avons vu que l’hypothèse d’un enchaînement cyclique des romans s’effrite, Panurge passant au centre du récit et la question de son mariage étant oubliée jusqu’à l’arrivée au royaume de la Dive Bouteille. Or le programme philosophique de recherche du savoir est un échec et cela se traduit par le schéma analogue des épisodes : le lecteur doit se faire peu à peu à l’idée que, tout comme le système de prophéties ne fonctionne pas dans le Tiers livre, il n’y aura pas de mariage heureux. La seule chose qu’il puisse prévoir est que la désorientation de Panurge bouche l’horizon narratif et épistémologique ; l’appel au voyage est, dès lors, inattendu mais doit être compris comme une intervention du deus ex machina qu’est le narrateur, moins pour trouver une solution au problème posé  le périple est encore à faire et aucun détail ne fait mention d’une suite  que pour se réserver un ultime espace de parole. La même déconvenue est infligée au lecteur du premier et du second Quart livre : tandis que se met en place le modèle du voyage maritime, dont le but est l’oracle de la ‘«’ ‘ dive Bouteille Bacbuc’ ‘ 924 ’ ‘ », ’à l’épreuve existentielle se superpose un déchiffrement des signes rassemblés en épisodes. De fait, chaque confrontation à un mode de vie ou à une construction intellectuelle donne lieu à une discussion ou à une expérimentation, si bien que le récit, outre les éléments d’allégorie dont il fait clairement usage, adopte une construction épisodique monotone, qui ne peut s’achever. Si le Quart livre a une suite, on sait qu’elle n’est pas le fait de Rabelais ; quant à l’agencement des chapitres ou des groupes de chapitres, il est partiellement aussi aléatoire. Mieux, E. Duval a montré que l’épisode de l’initiation au temple de la Bouteille avait été écrit avant la publication du Tiers livre, ce qui confirme l’hypothèse du dessein de Rabelais de supprimer le telos des aventures de ce roman et, nous l’ajoutons, du suivant 925 . À partir de l’arrivée ‘«’ ‘ à l’oracle de la Bouteille ’», une véritable quête du Graal se met en place. Mais le doute est permis sur le sérieux du traitement du genre et sur la hauteur du savoir ésotérique visé. Le Cinquiesme livre se termine sur un discours de la Pontife Bacbuc, d’orientation hermétiste et platonicienne, portant sur les trésors cachés dans les entrailles de la terre ; il pourrait clore de manière parfaite le parcours initiatique si l’enivrement de Panurge et de frère Jean ne les faisait débiter des blagues paillardes sur le mariage. Finalement, le lecteur, qui a pu sentir le suspens changer de nature à partir du chapitre 17, ne sait quelle attitude adopter face à cette mise en cause mi-sérieuse, mi-comique du principe rabelaisien de la suspension du récit et du jugement. S’il considère que ce choix d’une clôture romanesque n’est pas la volonté de Rabelais, il peut comprendre que l’originalité de cet auteur consiste dans l’effort qu’il a fait pour démonter les cadres allégorique où chaque épisode a un sens déchiffrable, et téléologique, où le suspens est orienté vers le contenu interprétatif de l’issue du récit.

Les romans d’H. de Crenne et de Des Autels réalisent une sorte de moyen terme entre le récit tendu vers une fin et vers la révélation d’un sens suprême et ces livres inachevés ou dont la fin déçoit par son manque d’exemplarité : ils reprennent à des modèles contemporains une forme narrative simple, censée trouver un éclairage dans son dénouement, et la mettent à distance par des procédés qui détruisent les certitudes du lecteur. Dans les Angoysses, d’abord, l’histoire se calque sur la trame des romans d’amour italiens et espagnols qui, tels le Peregrin, la Prison d’amours, Arnate et Lucenda et le Jugement d’Amour, sont des récits qui s’achèvent par la mort de ceux qui aiment  le plus souvent les deux jeunes gens. Le lecteur connaît donc plus ou moins l’issue de la relation des amants, d’autant que le nom Helisenne, qui rappelle étrangement les ‘«’ ‘ champs Helisiens ’», contient un présage sinistre. Au cours de la première partie, la coercition qu’exerce sur Hélisenne son mari verrouille ainsi toute issue narrative favorable ; les amants ont beau se voir, ils sont constamment menacés par l’œil jaloux du mari, la partie se terminant sur l’enfermement d’Hélisenne. Or si une fin heureuse n’est jamais vraiment envisageable, la discussion entre l’héroïne et sa nourrice dans la tour laisse alors présager un épisode de bonheur amoureux : puisque Guénélic fera tout pour parvenir ‘«’ ‘ à la fruition du desiré plaisir par luy pretendu’ ‘ 926 ’ ‘ ’», il va essayer de la retrouver. Comme s’il avait entendu son appel à l’héroïsme, le jeune homme accepte l’errance chevaleresque. Contrairement à ce que l’on pouvait attendre, au récit non entrelacé des péripéties guerrières et des voyages, qui laisse de côté le but ultime des efforts accomplis, font contrepoint des discussions sur l’amour ainsi que des songes et des prédictions qui rappellent au lecteur l’existence d’un telos. De fait, comme Hélisenne avait rêvé de la mort de son amant, Guénélic rêve à celle de sa maîtresse ; mais alors que rien ne contredit le présage d’Hélisenne, le songe de Guénélic reçoit une première interprétation funeste puis une seconde, plus sibylline, qui annonce leurs retrouvailles avant deux ans 927 . Un certain doute s’introduit dans l’esprit du lecteur dans la mesure où il fait la double expérience d’un suspens épisodique, lorsque la quête piétine, et d’un suspens téléologique, lors des rappels de l’existence d’une issue à l’histoire d’amour. Le dénouement restant incertain, le système exégétique instauré en tête des parties est mis en cause : pour que le message moral qu’Hélisenne entend démontrer  le danger de la passion amoureuse  édifiât le lecteur, il aurait fallu que les événements prissent un tour toujours plus sombre. Or la romancière s’ingénie à rendre ambigus tant les discours que les amants échangent durant leur agonie  il faudra y revenir  que la ‘«’ ‘ transmigration ’» des âmes aux champs élyséens, précisément demandée par l’héroïne à la fin de la première partie.

Sans maintenir aussi loin l’ambiguïté sur le type de suspens convoqué, la Mythistoire procède à une déconstruction facétieuse de la logique exemplaire du récit biographique. Si les deux narrations rétrospectives sont censées avoir un impact sur l’existence des adultes que sont Fanfreluche et Gaudichon, aucun des quatre personnages évoqués ne connaît de destin glorieux : les jeunes gens ne se forgent pas de bagage intellectuel ou spirituel puisque seuls le sexe, les injures, les méthodes d’apprentissage sclérosées, voire l’avarice, caractérisent l’existence de leurs parents ou leur passé. Qui plus est, l’histoire annoncée des héros n’est jamais traitée, le grand chapitre 9 s’ingéniant à irriter les lecteurs davantage en soulignant le fait que les promesses inaugurales ne seront peut-être pas tenues 928 . Dès lors, Des Autels use bien autrement que Rabelais des interventions du conteur pour casser périodiquement l’accoutumance des lecteurs à la drogue narrative : il ne s’agit pas seulement ici de les forcer à avoir un rapport de type critique à la fiction, mais de parodier le procédé même du suspens romanesque. Du coup, la construction du sens est tout à fait problématique dans ce Jacques le Fataliste avant l’heure : l’orientation du récit vers son dénouement n’est plus seulement problématique, elle est montrée comme un procédé artificiel.

Si les nouveaux romanciers tiennent à faire sentir leur toute-puissance sur les faits rapportés, c’est donc pour montrer que, loin d’être l’application fidèle d’un programme philosophique ou moral, la structure narrative est l’enjeu d’une perturbation contrôlée du sens. Peut-être tous les auteurs n’auraient-ils pas souscrit à cette conception de l’herméneutique romanesque, formulée par Rabelais en réaction aux principes de la procédure allégorique ; toujours est-il que la forme de récit qu’ils mettent en place réalise ce brouillage de la direction de l’action et de son interprétation. Chez Aneau, la connaissance partielle des éléments de la trame narrative invite à la reconstruction de l’histoire dans sa globalité et fait attendre l’issue des événements. Chez H. de Crenne, au contraire, un but moral est exhibé en début d’œuvre mais le récit s’essouffle et avec lui le caractère édifiant du dénouement. Chez Des Autels, l’arrivée ultime au présent de l’écriture ne représente pas le point d’aboutissement d’une accumulation formatrice de savoirs. Les romans les plus déceptifs de ce point de vue sont le Tiers et le Quart livre : aux antipodes de l’orientation téléologique du suspens d’Amyot, ils refusent de construire une intolérable fin. Est-ce un hasard si l’ouverture de ces textes expose le mieux la dissémination du message auctorial ?

Il apparaît donc que, par la productivité centrifuge de son écriture, le roman qui s’invente en France entre 1532 et 1564 met le lecteur au défi de déchiffrer la portée d’unités discursives et d’indices narratifs troublants. Tant en raison de l’opacité voire de l’absence de prévisibilité de l’orientation du récit qu’à cause de la diversité polémique des discours qui s’y entrechoquent, le lecteur fait l’expérience de l’éclatement de son sens et de celui du monde. Le premier constat que nous avons fait a été l’éparpillement de la parole du romancier dans les discours de locuteurs multiples : la convocation d’idiolectes et de sociolectes de toutes natures permet de laisser s’exprimer auteur, narrateurs et personnages au sein d’un entretien qui parasite les niveaux traditionnellementdistincts de la régie du texte, de la narration et de l’histoire. Aussi l’instance auctoriale cesse-t-elle d’imposer ses vues ou d’orienter l’interprétation au moment où elle se fait parole parmi d’autres. Mais elle ne saurait représenter quelque unité linguistique que ce soit sans manifester, clairement ou obscurément, sa propre vision du monde. À ce niveau, comme l’écrit M. Bakhtine, le travail de réappropriation linguistique et intentionnelle donne lieu à une plus ou moins grande adhésion de l’» auteur » aux langages recensés par le « prosateur » :

‘Le langage du prosateur se dispose sur des degrés plus ou moins rapprochés de l’auteur et de son instance sémantique dernière : certains éléments de son langage expriment franchement et directement […] les intentions de sens et d’expression de l’auteur, d’autres les réfractent ; sans se solidariser complètement avec ces discours, il les accentue de façon particulière (humoristique, ironique, parodique, etc.), d’autres éléments s’écartent de plus en plus de son instance sémantique dernière et réfractent plus violemment encore ses intentions ; il y en a, enfin, qui sont complètement privés des intentions de l’auteur : il ne s’exprime pas en eux (en tant qu’auteur) mais les montre comme une chose verbale originale : pour lui ils sont complètement objectivés 929 .’

Même dans ce dernier cas, où le langage imité ne possède pas de marques saillantes de subjectivité, les intentions du discours d’autrui sont contrebalancées par le moyen de l’introduction d’autres discours étrangers. Outre ce lien entre interaction langagière et brouillage idéologique, nos romans travaillent à associer, à des degrés divers, les effets esthétiques qu’induit l’agencement de l’action et la suspension de la finalité de la narration.

Notes
908.

Nous retrouvons ici les analyses de P. Ricœur, déjà mentionnées, sur la mise en intrigue par laquelle doit passer tout travail mimétique. En particulier, une approche phénoménologique des rapports du récit au temps humain est développée dans L’Intrigue et le récit historique, op. cit., « Temps et récit. La triple mimèsis », pp. 105-162.

909.

Ce constat est fait par T. Cave dans un chapitre de ses Pré-histoires. Textes troublés au seuil de la modernité, Genève, Droz, « Les seuils de la modernité », 1999, « Pour une pré-histoire du suspens », pp. 129-141. M. M. Fontaine ajoute quelques informations sur la théorisation italienne de l’ordo artificialis dans l’épopée et le romanzo dans l’introduction d’Alector, t. I, pp. LXXI-LXXV. Quant à l’article déjà cité de M.-L. Demonet-Launay intitulé « Les mondes possibles des romans renaissants », il montre comment l’exigence aristotélicienne de logique se traduit, dans certains romans français, par la mise en œuvre d’une « contexture » au lieu de la « conjointure » chevaleresque. Pour notre part, nous avons confronté la réflexion de Pigna et de Giraldi avec la poétique de l’Orlando furioso et celle d’Amyot avec la facture des Éthiopiques au chapitre 4 de notre première partie, respectivement pp. 245-248 et pp. 256-258.

910.

I Romanzi, op. cit., p. 44. Pigna, ajoutant que la composition des romanzi est variée parce que les personnages sont des chevaliers errants, affirme ainsi l’existence d’un type de suspens propre au roman de chevalerie et au romanzo.

911.

Pré-histoires. Textes troublés…, op. cit., p. 136.

912.

C’est ce qui se produit, par exemple, à la fin de Pantagruel, quand le narrateur dit « Laissons icy Pantagruel avecques ses apostoles. Et parlons du roy Anarche et de son armée » (chap. 28, p. 312), et dans le récit des combats du tournois de Goranflos, Guénélic usant de formules telle « pour le present me deporteray de ce propos, pour reciter […] » (Les Angoysses douloureuses…, partie II, pp. 286 et 302).

913.

Gargantua, chap. 25, p. 73 ; chap. 28, p. 82 et chap. 34, p. 96 ; Tiers livre, chap. 38, pp. 473-474 ; et Quart livre, chap. 3, pp. 544-545.

914.

Alector, chap. 18, p. 128 et chap. 19, p. 130.

915.

Alector, chap. 16, p. 107 ; chap. 17, p. 121 et chap. 21, p. 147.

916.

Une étude générale du rôle du dénouement de l’histoire dans l’interprétation de son sens a été faite par A. K. Mortimer dans La Clôture narrative, Paris, Corti, 1985. Pour le roman du XVIe siècle, deux articles sont à signalés : celui de M. M. Fontaine intitulé « Finir un roman. Les réajustements des genres narratifs à la Renaissance », in Du Roman courtois au roman baroque, op. cit., qui insiste sur la volonté des romanciers de tout fonder sur la fin, et celui d’U. Langer intitulé « Plaisir du roman, éthique du plaisir à la Renaissance : le plaisir du fini chez Nicolas Denisot », ibid., qui met au jour une théorisation cicéronienne du récit de malheurs et de la jouissance que produit le choix d’une issue exemplaire pour les événements.

917.

Gargantua, chap. 51, p. 136 et Les Angoysses douloureuses…, partie III, p. 489.

918.

Voir La Clôture narrative, op. cit., p. 17.

919.

T. Cave termine le chapitre cité de Pré-histoires. Textes troublés…, op. cit., sur le rapport entre les formes de suspens à la Renaissance et celui du roman policier : à la différence du roman feuilleton, ce type de récit instaure un équilibre entre le ménagement de l’incertitude du lecteur et la conscience qu’il lui procure que l’histoire possède un agencement supérieur, qui lèvera finalement ses doutes.

920.

Alector, chap. 1, pp. 20, 21 et 23.

921.

Ibid., chap. 1, p. 18 et chap. 2, p. 24.

922.

Le terme vient de la préface des Tragiques. Il s’agit d’une « lapalissade qui consiste à énoncer comme un oracle un fait déjà réalisé  l’‘analepse’ de notre temps » (introduction d’Alector, t. I, p. LXXXIV).

923.

Alector, chap. 16, pp. 108-109. Les prédictions non réalisées de cette prophétie, c’est-à-dire l’adoubement d’Alector, son arrivée en Gaule, la métamorphose de Pricaraxe en Mélusine et d’Alector en coq, seront réaffirmées à la fin du roman (chap. 16, pp. 199-200).

924.

Quart livre, chap. 1, p. 537. La modification de l’hébreu bacbouc en Bacbuc permet de rapprocher le terme tant de Bacchus que de but (note de M. Huchon, p. 1495). Ajoutons que le narrateur piège le lecteur quand il précise à la fin du premier chapitre que le voyage s’est effectué sans encombre « en moins de quatre moys » (p. 540).

925.

« De la Dive Bouteille à la quête du Tiers livre », in Études rabelaisiennes, 1998, t. XXXIII, pp. 265-278.

926.

Les Angoysses douloureuses..., partie I, p. 217.

927.

Voir ibid., partie I, p. 190 et partie II, pp. 274 et 276.

928.

Ce point a été traité au chapitre 2 de la seconde partie, p. 367.

929.

Esthétique et théorie…, op. cit., p. 119 ; les italiques sont de l’auteur.