Si Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau exploitent la mobilité des unités discursives dans le sens du détournement de l’idéologie qu’elles véhiculent, il nous semble intéressant d’explorer l’enjeu cognitif du principe de la varietas. L’étude pourrait évidemment porter sur nos huit romans, mais elle sera consacrée aux seuls Livres rabelaisiens : ceux-ci présentent l’avantage non seulement de pousser à son plus haut degré d’accomplissement la poétique du roman nouvelle manière mais aussi de radicaliser les effets de perturbation épistémologique ; les conclusion auxquelles nous arriverons seront donc largement transposables aux autres textes. Posons la prémisse suivante : le texte humoristique possède par nature une affinité avec l’insertion dans la ligne énonciative principale d’unités stylistiques hétérogènes 931 . Tandis que la satire et la parodie, cultivées par Des Autels, n’invitent le plus souvent qu’à se gausser des ridicules, le maître de l’humour qu’est Rabelais se complaît dans l’alliance déconcertante de problèmes ardus et de questions mesquines. La disposition d’esprit qu’il adopte face à des sujets sérieux et l’intérêt qu’il prête à ce qui semble relever du badinage, qui ont peu à voir avec le gros comique, sont des catalyseurs privilégiés de la recherche de la vérité. La fantaisie qui consiste à dépouiller toute question de ses fausses enveloppes idéologiques produit chez le lecteur un renouvellement de sa perception du monde : le ‘«’ ‘ rire est, pour la philosophie, le moyen de secouer la gangue des discours et des idées admises’ ‘ 932 ’ ‘ ’». Inspirée autant par la puissance démystifiante du folklore médiéval que par les formes du dialogue et de la comédie antiques, l’écriture comique de Rabelais est donc un ressort privilégié de l’activité spéculative. Conformément au genre qu’elle cultive, elle met en jeu de manière conjointe les notions de langage, de connaissance et de subjectivité. Dès lors, des questions de taille se présentent à qui veut chercher dans le roman les critères d’obtention d’un savoir valable : si la vérité d’un énoncé est acceptable pour celui qui la formule, quelle relation entretient-elle avec la Vérité recevable par tous les hommes et de tout temps ? Le roman autorise-t-il à dépasser la formulation d’opinions pour l’atteindre ? Pour répondre à ces problèmes, nous verrons s’il existe, dans la masse des jugements de valeur en dialogue dans les Livres rabelaisiens, un discours qui s’impose par sa vérité. Dans le cas contraire, nous devrons nous résoudre, faute de garantie intellectuelle et pratique, à interroger le mouvement même des querelles langagières.
Dans son aveu d’incompréhension de l’œuvre romanesque de Rabelais, Sorel donne un précieux renseignement sur une des causes du brouillage du sens qui s’y produit : le déploiement incontrôlé du langage, l’enflure verbale, la prolifération de séries paradigmatiques parfois inappropriées à l’objet décrit perturbent la clarté d’intention des prises de parole. Au lieu d’être le support d’une vérité facile à cerner, certains énoncés attirent ainsi vers la surface du langage et font perdre de vue leur volonté de signifier. Ce constat d’une prolifération verbale énigmatique sert de point de départ à notre approche des problèmes posés par le logos dans le roman rabelaisien, au double sens de parole et de faculté de raisonner. Cet écartèlement voulu entre les pôles discursif et spéculatif interroge sur la présence d’une idéologie dans chaque unité verbale et mieux, fait envisager la possibilité que la vérité dernière des romans échappe au langage. À cette folie du discours s’ajoute un autre moyen employé par le romancier pour retirer au lecteur toute sécurité intellectuelle et morale : il privilégie les formes rhétoriques qui sollicitent une pensée antithétique. Le dialogue, par le choc des points de vue qu’il réalise, et l’éloge paradoxal, par la dimension aporétique qu’il confère au rassemblement des contraires, sont le lieu de la mise en œuvre paroxystique du dialogisme. Le mode de jugement qu’appelle l’œuvre de Rabelais se révèle alors avec netteté : il s’agit de faire l’épreuve au sein du langage d’un rapport problématique au savoir et à la morale pour espérer saisir le dessein subtil de l’humour.
Op. cit., 1628, « Remarques sur le XIV. livre », p. 747.
Cette idée est développée par F. Gray dans Rabelais et le comique du discontinu, Paris, Champion, 1994, en particulier pp. 7 et 23.
D. Ménager, La Renaissance et le rire, Paris, P.U.F., « Perspectives littéraires », 1995, p. 116.