I - Philosophie et folie : la vérité est-elle hors discours ?

Rabelais, spécialiste de l’énumération et de la totalisation, démontre à tout endroit de ses romans l’indépendance de l’univers des verba et de celui des res. Sa pratique de la liste, de la litanie ou de l’hyperbole est une manière de céder aux reflets chatoyants de la species du langage : sans craindre l’atténuation de la valeur axiologique des énoncés, il se plaît à laisser proliférer des termes en brisant la syntaxe de la phrase. Cette mise en cause de la vérité portée par les discours, qui se traduit par une dissociation maximale de l’oratio et de la ratio, a pour fond la prégnance du mythe babélien chez les humanistes 933 . Alors que dans le régime théologique médiéval les gloses des savants ont pour rôle de déployer la profondeur des sens du Logos divin, la nouvelle épistémè de la Renaissance prend acte du fait que l’intelligible résiste à la systématisation langagière. Il existe bien une vérité ultime, confirmée par la Révélation, mais tout discours qui tente de la reformuler ne peut que l’appauvrir et accentuer la distance entre le Verbe de Dieu et la ratiocination des hommes. Cette défiance vis-à-vis de la médiation linguistique suppose que le langage ne recèle pas l’essence des choses, qu’il peut tout au plus rendre compte de la rationalité du monde empirique. Rabelais entérine ainsi le partage entre le monde d’ici-bas où des voix multiples s’interpellent vainement et un ailleurs où un Seul dit la Vérité. Or l’emballement de sa plume sur des sujets anodins ne dit-il rien d’autre que le caractère inaccessible de la connaissance pour le langage ? Les énumérations démesurées, les coq-à-l’âne et les jeux de mots inattendus ne sont-ils que bavardage ?

Notes
933.

Le bref résumé que nous allons faire de la question est inspiré de plusieurs passages du Défi des signes…, op. cit., pp. 25-26, 45, 66, 77, 103, etc.