1 - De Socrate à Diogène : la sagesse, le dire et le rire

Les figures tutélaires des prologues de Gargantua et du Tiers livre vont nous arrêter un instant. Du point de vue de l’histoire des idées, certains rapprochement peuvent être faits entre la pensée du Socrate historique  plutôt que celui de Platon  et celle de Diogène de Sinope, son quasi-contemporain : le premier professe qu’il ne sait rien, quand l’autre remet en question les principes tout faits et les conventions sociales ; celui-là déconsidère les biens extérieurs et déclare qu’ils n’ont aucune valeur, tandis que celui-ci dénonce le superflu qui porte atteinte à l’ordre naturel, vit dans un tonneau d’argile et prend pour référence le chien ; l’un fait penser tout un chacun, de l’esclave au roi en passant par les hommes imbus de savoir, et l’autre prétend que pour suivre la voie courte de l’ascèse il n’est pas besoin de grandes connaissances. C’est probablement la proximité relative de leur enseignement originel qui a valu à ces sages atypiques d’être appréciés de l’auteur. Cela n’empêche pas ce dernier de souligner que leurs doctrines s’opposent fondamentalement dans l’approche des domaines théorique et moral ; qui plus est, il complète le portrait des philosophes en assignant à chacun d’eux un rapport spécifique au langage et au rire.

Le ‘«’ ‘ Prologe de l’Auteur » ’de 1535 place le second roman de Rabelais sous le patronage de Platon 934 . La présentation de Socrate en silène est une traduction presque littérale de l’adage d’Érasme intitulé Sileni Alcibiadis, même si l’éloge par le bel Alcibiade de son précepteur dans le Banquet est invoqué comme source. Mais le penseur hollandais est resté fidèle aux indications données par le jeune galant quant à l’» exteriore apparence » du « prince des philosophes » : il était « laid », « pauvre », insolent, aimait à boire et se moquait de ses interlocuteurs. Or sa « vertus », son « entendement » et son mépris des affections humaines lui conféraient une magnifique beauté intérieure. En cela, la double face de Socrate était semblable aux boîtes décorées d’images de satyres et d’autres êtres contrefaits qui renferment des statues de dieux  des ingrédients aux vertus pharmaceutiques, des onguents et des pierres précieuses, selon Rabelais. Or le romancier ne souhaite pas en tirer de conclusion morale et déclarer, avec Érasme, que les hommes de son temps sont des silènes inversés. Il entend, pour sa part, transposer l’analogie à des livres facétieux dont il se prétend l’auteur et surtout à Pantagruel et Gargantua. Cela débouche sur une équivalence à six termes : il y a, d’un côté, la surface des boîtes, l’aspect repoussant de Socrate et les ‘«’ ‘ tiltres ’» des œuvres et, de l’autre, les « fines drogues », la perfection de l’âme du sage et un ‘«’ ‘ plus hault sens ’» contenu dans les ouvrages. Ce subtil maniement des rapprochements, redoublé par des expressions proverbiales qui thématisent l’opposition de l’être et du paraître, permet au romancier de placer sa production sous le signe de la sagesse socratique. La figure souriante du penseur préside aux analogies ludiques utilisées  l’image du débouchage d’une bouteille et la transformation de la moelle de l’arbre en os à moelle , de même que certains traits du portrait initial du philosophe participent à l’élaboration de l’ethos de l’écrivain « joyeux », qui s’épanche sur son goût pour le vin. Nous avons noté que le retournement sophistique de l’orientation du propos à la fin du prologue n’est pas exactement une palinodie. L’auteur ne nie pas la présence de ‘«’ ‘ haultes matieres et sciences profundes ’» dans son œuvre ; il refuse seulement d’assumer la responsabilité des interprétations que le lecteur pourra en faire, l’invitant à quêter sans répit le sens juste. Cela explique, semble-t-il, son insistance sur l’idée d’un texte écrit sous l’emprise de la boisson, comme ceux d’Homère : Rabelais allègue indirectement le caractère mystérieux de l’inspiration pour justifier l’absence de corrélation entre l’activité d’encodage et celle de décodage. Cela ne contredit en rien l’importance qu’il accorde au mode de vie de Socrate ; il admire le rire intérieur du philosophe qui consiste à dissimuler sa sagesse et met lui-même en œuvre un discours qui permet, pour peu que l’on soit attentif à chacune de ses composantes, de saisir une vérité « plus absconce ».

Le prologue du Tiers livre est placé, au contraire, sous l’égide de ‘«’ ‘ Diogenes le philosophe Cynic ’», également évoqué dans l’adage des silènes d’Alcibiade 935 . Cette nouvelle figure permet à Rabelais de donner une dizaine d’années plus tard une conception nouvelle des rapports entre pensée, parole et humour dans ses romans. D’emblée, l’expression et le ton adoptés surprennent par leur facétie : les déductions logiques sur de mauvais postulats  si le lecteur a aperçu le philosophe antique, c’est qu’il a une meilleure vue que ‘«’ ‘ l’aveugle né ’» des Évangiles , les passages du sens figuré au sens propre  le ‘«’ ‘ bruyt et nom ’» de Diogène résonne toujours ‘«’ ‘ par l’aër ’»  et le jeu de devinette  pour entendre il faut avoir ce que Midas possédait, en dehors de ses écus  vont bon train. Le sage clochard n’est pas encore entré en scène que le verbe se disperse joyeusement dans les bons mots. Qui plus est, ce début de discours définit une façon marginale de philosopher : il s’agit de boire pour décrire la substance non pas des choses qui se présentent à l’entendement, mais ‘«’ ‘ du benoist et desiré piot ’» ; à ce prix, le lecteur pourra être des conseillers de Bacchus ! Le récit de la manière dont Diogène a participé à l’activité suscitée dans Corinthe par l’annonce de l’avancée des Macédoniens vers la ville confirme cette volonté de démontrer stylistiquement le passage d’une recherche incessante de la vérité à une sagesse provocatrice 936 . On sait le mimétisme produit dans le texte entre le mouvement du discours descriptif et, d’un côté, l’affairement frénétique des Corinthiens, qui renforcent les remparts, creusent les fossés, remettent en état les habits de guerre et affûtent les armes et, de l’autre, la pantomime de Diogène secouant son « tonneau fictil » à l’écart de la ville. Dans ce second cas, les longues chaînes lexicales ressortissent également au domaine de l’agriculture, de l’équitation et des armes. La différence est qu’elles s’appliquent de manière métaphorique à la gesticulation incongrue du personnage : Diogène s’active à la façon des autres habitants mais dans un contexte qui paraît ne donner à son geste aucune cohérence. Reproduisant de manière burlesque la conduite des hommes à l’approche du danger, il engage ceux qui veulent bien comprendre la portée de son geste à mesurer le néant des prétentions et à se déprendre des réactions socialisées. Avec cette anecdote, la vérité du corps, après celle de la raison, fait son apparition sur la scène conceptuelle ; de plus, à la tension vers le savoir, se substitue une mobilisation pour l’agir. Bien qu’il soit difficile d’établir avec exactitude ce que Rabelais connaissait de la doctrine cynique 937 , il semble clair qu’il en a retenu que pour Diogène la libération du sujet ne passe pas par une réflexion métaphysique, mais par une action qui porte atteinte aux conventions sociales. Le sage doit scandaliser ses contemporains pour réveiller en eux l’être de nature et pousser les candidats à l’ascèse à s’extirper intellectuellement de l’asservissement des lois imposées par la communauté 938 . En somme, pour Diogène, la vérité de l’action prime toute proposition vraie sur un plan théorétique 939 . On comprend, dès lors, que dans la Corinthe du IVe siècle avant notre ère comme sous la plume de Rabelais, ‘«’ ‘ la gratuité du mouvement diogénique n’a d’égal que l’efficacité de son discours’ ‘ 940 ’ ‘ ’». Or le fait que l’auteur se présente lui-même comme le second terme de la comparaison  » Je pareillement quoy que je soys hors d’effroy, ne suis toutesfoys hors d’esmoy »  permet au reste du discours de transposer à la poétique romanesque le thème et le style qu’il vient d’attribuer au diogénisme : il défend l’idée d’une dépense inutile d’énergie sur un plan matériel mais mystérieusement efficace sur un plan philosophique. Parmi les images qui développent l’analogie, nous trouvons d’abord la métaphore du ‘«’ ‘ tonneau Diogenic ’». Comme il a commencé de le faire dans le prologue de Gargantua, Rabelais développe ici la théorie du poète vates : assimilant sa bouteille à l’» Helicon » et à la ‘«’ ‘ fontaine Caballine ’», il use du néologisme ‘«’ ‘ Enthusiasme ’» pour s’inscrire dans la lignée d’auteurs inspirés. Quoi de plus approprié pour définir une pensée qui entend détourner l’usage habituel de la raison que de recourir à la thèse de l’Ion et de Phèdre en la soumettant à des fins anti-platoniciennes ? La formule ‘«’ ‘ je riz, j’escripz, je compose, je boy ’» synthétise parfaitement l’idée d’une écriture produite sous l’emprise de la fureur bachique : le déploiement du verbe se veut incontrôlable et, associé au comique, a valeur d’énigme pour les lecteurs. Vient alors la mention de l’édification de Thèbes sous le charme de la lyre d’Amphion : comme elle, les ‘«’ ‘ sentences Pantagruelicques ’» ou ‘«’ ‘ Diogenicques ’» veulent agir sur le réel. La prose encomiastique déployée ensuite au sujet du livre-tonneau confirme l’existence d’une signification à deviner derrière les gesticulations ridicules de l’écriture : l’» estude » du lecteur ne reçoit pas la garantie de la découverte d’une ‘«’ ‘ sustantificque mouelle ’» mais d’un ‘«’ ‘ bon espoir ’», d’une envie de vivre et de tendre vers un bonheur vertueux. La diatribe du dernier paragraphe fait culminer l’assimilation de la pratique romanesque à la pensée diogénique telle que la conçoit Rabelais : la mise en œuvre de la forme inventée par le cynique Ménippe associe la prise à partie violente de l’auditeur, la contestation des valeurs sociales  représentées par les gens de justice, les faux dévots et les docteurs en théologie  et l’usage d’une parole libérée de toute contrainte. Le bâton de Diogène est finalement présenté au lecteur à la fois pour le pousser à se déprendre des coutumes et des opinions imposées de l’extérieur et pour le rendre autonome dans sa démarche d’interprétation : morale, satire et esthétique se rejoignent dans la création d’un nouveau dire cynique.

Du prologue de Gargantua à celui du Tiers livre une mutation s’est donc opéréedans les rapports de la théorie de la connaissance, de la portée du langage et de la conception de l’humour dans l’esprit de Rabelais. Alors que le texte de 1535 postule l’existence d’une vérité intelligible derrière la surface grossière du comique, celui de 1546 médiatise l’accès à la vérité par un discours de prime abord déconcertant et gratuit. Il s’agit dans les deux cas de prôner une recherche individuelle de la sagesse, mais la façon de conceptualiser la démarche et le résultat de l’enquête varient selon le rôle assigné à la prose humoristique. Deux passages résument à la perfection les propriétés de chacun des modes de pensée et d’écriture : d’un côté, il faut ‘«’ ‘ estimer ces beaulx livres de haults gresse, legiers au prochaz : et hardiz à le rencontre […] avecques espoir certain d’estre faictz escors et preux à ladicte lecture » ’; de l’autre, il tient à tout un chacun de ne pas se laisser tout à fait griser par les mots « pour en vin, non en vain » philosopher.

Notes
934.

Nous ne préciserons pas les références des citations du prologue : voir Gargantua, pp. 5-8.

935.

Voir le Tiers livre, « Prologue de l’Autheur », pp. 345-352. L’esquisse de ce texte, qui servira de prologue au Cinquiesme livre, fait mention du « tonneau Diogenic » (p. 726) ; Rabelais a considérablement amplifié cette unique référence au philosophe dans la version de 1546 en sollicitant une anecdote racontée, entre autres, par Lucien dans Sur la Manière d’écrire l’histoire, en énonçant des détails pittoresques de sa vie et en rapportant certains de ses propos.

936.

D. Ménager et A. Tournon ont analysé ainsi la substitution de la figure de Diogène à celle de Socrate, respectivement dans La Renaissance et le rire, op. cit., pp. 97-99 et «  En Sens agile ». Les acrobaties de l’esprit selon Rabelais, Paris, Champion, 1995, p. 54.

937.

Il a pu lire les Épîtres diogéniques traduites en français en 1546 et fréquenter les livres de philosophie morale compilant les « faits et des dits » des sages. M. Clément développe les divers aspects de la réception et de l’utilisation de cette doctrine dans Le Cynisme à la Renaissance, à paraître.

938.

Pour cette définition de la méthode ascétique, l’opposition entre physis et nomos et l’usage de la parrhèsia comme déchaînement de la force corrosive du verbe, voir l’» Avant-propos » de M.-O. Goulet-Cazé en ouverture des Cyniques grecs. Fragments et témoignages, L. Paquet (trad.), Paris, Librairie Générale Française, « Le Livre de Poche/Classiques de la philosophie », 1992 [1ère éd. Ottawa, 1975], pp. 5-24.

939.

A. Comte-Sponville, dans « La volonté cynique », in Valeur et vérité. Études cyniques, Paris, P.U.F., « Perspectives critiques », 1994, pp. 25-53, établit une dissociation entre l’intellectualisme moral de Platon et la philosophie des Chiens (pp. 42-43) :

L’absolu n’est plus théorique mais pratique (il n’est pas l’objet d’une contemplation mais d’une action, pour le sage, et rien n’est à contempler, pour les autres, que cette action même), non plus universel mais singulier, non plus intelligible mais sensible ou concret.

Il conclut à l’existence d’un « relativisme pratique » et d’un « universalisme théorique » (p. 50) dans la pensée cynique, qui impliquent que toutes les vérités ne se valent pas  on peut chercher les postulats valables de manière collective et intemporelle  mais que le vrai est inutile pour juger les actions.

940.

Formule de F. Rigolot pour définir la célébration de la dépense du geste et des mots dans le prologue, dans Le Texte de la Renaissance des rhétoriqueurs à Montaigne, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 1982, p. 117.