2 - Valeur du silence et vérité du geste

Il est admis que la doctrine que Rabelais élabore sur l’obscurité du vrai, la nécessité des considérations morales et l’utilisation facétieuse du langage met en cause l’idée d’un accès à une connaissance positive. Or le romancier tient à qualifier cette conception longuement mûrie de ‘«’ ‘ Diogenicque ’», même si elle fait en partie entorse aux préceptes de la secte antique quant au maniement de la parole : les cyniques avaient en haine les tirades emphatiques, les raisonnements oiseux, les arguties et cultivaient en contrepartie la parrhèsia, redonnant aux mots leur sens propre et choisissant des formules qui touchent au plus vrai de l’être.Ainsi, selon Diogène, le discours n’engendre pas la vérité, il s’y soumet ; il doit servir à guider l’interlocuteur vers la voie de la vertu. Les paroles peuvent donc toucher au but : dire ‘«’ ‘ Il faut de la raison, ou une corde ’» ou lancer au grand Alexandre ‘«’ ‘ Ôte-toi de mon soleil ! ’» a une nette incidence morale. Mais se rouler l’été dans le sable brûlant et embrasser en hiver les statues couvertes de neige, traverser la place du marché en traînant derrière soi un hareng ou faire l’amour en public ne scandalise-t-il pas davantage ? En somme, le geste est l’expression supérieure de la vérité et le silence un garant suprême de l’action juste. Rabelais ne fait-il pas précisément preuve de sa compréhension fine de la pensée cynique en choisissant de laisser s’exprimer le corps dans certains épisodes de ses romans ? Quant à l’importance accordée au mutisme, elle pourrait tenir à la conscience qu’il a de l’évolution des hommes dans un monde où les significations de la parole sont difficiles à saisir.

Le romancier appelle, d’abord, le lecteur à mesurer l’inutilité des prises de parole oratoires ou savantes du point de vue de la détermination morale de l’individu. Dans le Tiers livre, alors que des spécialistes en tous genres sont invités à prendre une décision sur un cas humain particulier, ceux-ci se révèlent incapables de dépasser leur domaine d’exercice pour guider Panurge dans sa quête existentielle. Her Trippa est un bon occultiste, la sibylle de Panzout une pythonisse avisée, Rondibilis un médecin au fait du fonctionnement corporel du désir, mais aucun d’eux n’a de compétence dans le domaine de l’action juste 941 . La leçon est claire et semblable à celle d’autres humanistes : la parole a, dans son origine divine, un lien direct avec la vie pratique  mieux, le « dire » du Christ ‘«’ ‘ est en un moment par effect representé ’» 942  , mais elle perd son efficacité dans la bouche des hommes. Tandis que les beaux discours des deux premiers romans étaient les auxiliaires de la pratique de la vertu, ceux des suivants semblent s’être dépris de l’incidence éthique que les cyniques confèrent au parler laconique et percutant. Au sein de l’abondance verbale, l’épisode des paroles gelées thématise ainsi l’idée que la force vive de la parole doit venir du corps et s’échanger d’ami à ami. Les morceaux de glace que Pantagruel jette sur le tillac sont réchauffés dans les mains des compagnons et le narrateur fait des syllepses sur la couleur de ces ‘«’ ‘ dragée[s] perlée[s]’ ‘ 943 ’ ‘ ’». Le géant répond en des phrases courtes et pleines de saveur à ceux qui, tels Homénaz ou Grippe-minaud, se croient autorisés à immobiliser la puissance du verbe : à Panurge qui veut qu’il lui donne ou qu’il lui vende des mots glacés, il rétorque que ce serait faire ‘«’ ‘ acte des amoureux ’» ou ‘«’ ‘ de advocatz » ’; il empêche Alcofribas d’en conserver dans de l’huile, ‘«’ ‘ disant estre follie faire reserve de ce dont jamais l’on n’a faulte, et que tous jours on a en main, comme sont motz de gueule entre tous bons et joyeulx Pantagruelistes »’ ‘ 944 ’ ‘. ’Dès lors, quand Panurge regrette à la fin du chapitre de n’avoir pas trouvé là ‘«’ ‘ le mot de la dive Bouteille ’», on comprend que s’il devait y avoir une réponse à sa question, elle serait parmi ces mots qui ont gardé leur pureté primitive et qui ont la vigueur des injures ou des sons. L’approche de la mort est une autre occasion de manifester, dans le cadre d’une réflexion théologique, les différents rapports que les personnages rabelaisiens entretiennent au langage. La terrible tempête du Quart livre fait apparaître trois attitudes, engageant un mode de discours et une relation à Dieu spécifiques : Panurge exprime sa peur de manière inarticulée et débite superstitieusement quelques bribes de prière au Seigneur, à la Vierge et aux saints ; frère Jean donne des ordres aux matelots et jure sans cesse ; Pantagruel parle seulement au moment critique en remettant l’équipage entre les mains de Dieu. Il faut ajouter qu’Épistémon prend le temps d’adresser à Panurge une remontrance soignée sur l’inutilité des testaments faits sur mer, à laquelle celui-ci répond par une longue série d’exemples antiques. La logorrhée va donc de pair avec l’intérêt porté à soi-même  même la promesse faite à saint Nicolas de lui édifier des chapelles au cas où ils arriveraient à terre sains et saufs manipule pernicieusement les mots. L’usage d’une parole performative, qui veut agir sur le réel, devient blasphématoire dans la mesure où elle surestime les capacités de l’homme. Au contraire, l’humble demande d’aide, dégagée des intérêts terrestres et tournée vers le ciel, fait de Pantagruel le coopérateur de Dieu. Tenant fermement le mat, le géant formule ainsi au début du passage une ‘«’ ‘ oraison publicque en fervente devotion’ ‘ 945 ’ ‘ » ’; grâce à ce choix de la médiocrité et de la mesure dans les propos, le navire sera sauvé. Mais sa prière ne nous est pas restituée : n’est-ce pas un signe que la parole juste doit s’abolir dans le silence ? La décision mûrement réfléchie de Rabelais de ne pas donner à Panurge le mot de la fin dans le Tiers et le Quart livre peut s’expliquer ainsi. Si le terme qu’a initialement envisagé Rabelais pour la quête est bien la révélation d’une parole, l’unique mot « Trinch » n’a rien d’un discours organisé ; ce choix est en parfaite cohérence avec la défiance cynique à l’égard des propos qui n’invitent pas à l’action. Les rares passages des romans où il est notifié qu’un personnage garde le silence sont ainsi lourds de sens : ils révèlent mieux que toute parole, sa pensée et ont une orientation pratique. Quand Pantagruel ne répond pas à Panurge après ses développements grivois sur l’importance des braguettes pour la protection des vases spermatiques, ou après son interprétation obscène des vers de la sibylle, il est clair que ce refus de parler est une marque de désapprobation 946 . Mais dans le dernier cas, la suite du dialogue révèle que Pantagruel a une réaction juste et altruiste : à Panurge qui lui demande s’il doit se marier, il répond que tout « decre[t] » qui est le résultat d’une « ferme deliberation » ne doit pas être discuté mais mis à « execution ». Le verbe de Pantagruel est en quelque sorte inspiré à cet endroit : il donne au silence le poids de l’action et consacre la justesse de la réflexion. Quand le mutisme se double d’une gestuelle, le message reste-t-il aussi aisément décryptable ? Rien n’est moins sûr, y compris dans les premiers romans. À entendre Thaumaste expliquer à Pantagruel qu’il n’est pas bon de ‘«’ ‘ disputer ’ ‘pro et contra ’ ‘comme font ces sotz sophistes ’» ou « en la maniere des Academicques par declamation » mais ‘«’ ‘ par signes seulement sans parler ’» parce que la complexité de la matière excède les capacités conceptuelles des mots 947 , on pourrait penser que la sémiotique du geste est chez Rabelais un relais salutaire à celle du langage humain. Or de la communication entre le savant anglais et Panurge naît l’ambiguïté. Si les signes de l’un sont univoques, ceux de l’autre n’ont pas la même signification pour l’interlocuteur intradiégétique et pour le lecteur : le lecteur considère la mimique du farceur comme injurieuse, alors que Thaumaste y voit de hauts mystères 948 . Les gesticulations de Nazdecabre sont même diversement interprétées par les personnages : Pantagruel comprend les taloches que supporte mal de recevoir Panurge  » Il m’a presque poché les œilz au beurre noir 949  »  comme de sages prédictions. La gestuelle risque donc à tout moment de se perdre dans la gesticulation, sauf quand le geste traduit une action. La prophétie de la sibylle de Panzout n’est pas pervertie par l’usage de la voix : ses paroles sont jetées « au vent » et le fait qu’elle se retrousse jusqu’aux aisselles est glosé par une brève formule sylleptique à portée comique 950 . La vérité du corps féminin est donc mise sous les yeux du questionneur absorbé par sa seule philautie et lui rappelle assurément quelque chose de juste sur la réalité du mariage. De même, la morosité qui gagne les Pantagruélistes au large de Chaneph et qui se traduit par une foule de questions oiseuses trouve une solution dans un geste du géant : alors qu’il rapporte une anecdote pour montrer que les ‘«’ ‘ signes, gestes, et effectz ’» ont plus de prix que ‘«’ ‘ longs ambages et discours de parolles ’», Pantagruel actionne la cloche du repas 951 . Seulement, la joie retrouvée des compagnons ne sera sensible que dans leur façon de formuler à nouveau des bons mots. En somme, non seulement le geste a toujours besoin de la formulation du narrateur pour trouver place dans le roman, mais la discussion par signes non linguistiques retrouve souvent les problèmes de la communication verbale.

En fait, Rabelais ne fait pas le procès de la parole dans ses Livres. Si celle-ci est d’argent quand le silence est d’or, la critique du parler dogmatique ne se traduit pas par une apologie du mutisme ; de même, malgré l’importance que revêtent toujours leurs actes, les personnages ne renoncent pas à discourir. L’idéal d’un silence directement édifiant, d’une action ouvertement expressive et même de propos retrouvant la pureté et l’efficacité du Logos divin n’est rappelé que ponctuellement par le romancier. Prenant acte de l’incarnation du Verbe et de la Vérité, celui-ci invite à chercher dans le langage humain les traces d’une connaissance valable, voire d’une détermination dans le domaine pratique 952 . Par conséquent, il n’est pas d’indicible et il existe un lien nécessaire, même s’il est problématique, entre le discours, la vérité et la morale.

Notes
941.

C’est ce qu’explique V.-L. Saulnier dans Rabelais dans son enquête, 2. t., Paris, S.É.D.E.S., 1983, t. I, pp. 182-183. Il montre également que tous les donneurs de conseil, hormis Hippothadée et Rondibilis, sont en partie ridicules.

942.

Tiers livre, « Prologue de l’Autheur », p. 345.

943.

Quart livre, chap. 56, p. 670.

944.

Ibid., pp. 670-671.

945.

Quart livre, chap. 19, p. 584.

946.

Tiers livre, respectivement chap. 9, p. 377 et chap. 19, p. 408 .

947.

Pantagruel, chap. 18, p. 282.

948.

Cette dispute par signes est analysée d’un point de vue sémiologique par F. Rigolot dans Les Langages de Rabelais, op. cit., pp. 49-50 et par M.-L. Demonet-Launay dans Les Voix du signe…, op. cit., pp. 275-282. Nous reprenons leurs conclusions sur les autres passages où une gestuelle intervient.

949.

Tiers livre, chap. 20, p. 414.

950.

Panurge dit à Épistémon : « Par le sambre guoy de boys, voy là le trou de la Sibylle » (Tiers livre, chap. 17, p. 404).

951.

Quart livre, chap. 63, p. 689.

952.

Le maniement du langage dans le roman rabelaisien est donc aux antipodes de celui de la théologie négative : l’expérience mystique achoppe sur l’impossibilité de représenter Dieu ; faire sans cesse le constat des limites du savoir humain est une manière de signifier la radicale transcendance de l’ontologie divine.