3 - Fureur langagière et déraison

La transposition de la conception cynique du langage, de la signification et de l’action à la poétique romanesque se traduit sous la plume de Rabelais non pas par l’usage d’une parole brève et franche, mais par le « triballement » frénétique de la matière verbale. Nous avons vu que l’humour participe à cette exacerbation d’une copia rhétorique et que, sans lui faire perdre son efficacité, il confère à la mise en œuvre du furor bachique une portée en un premier tempsdéconcertante. La question se pose de savoir jusqu’à quel point la folie langagière peut faire perdre au discours son sérieux intellectuel et moral. En somme, quelles sont les limites qui bornent le jeu de la déraison par laquelle le romancier feint de vouloir ôter à certains énoncés leur vouloir-dire ? Si l’on conçoit ce que peut avoir d’anti-rationnel la libération des entraves linguistiques, il est difficile de croire que l’entraînement régulier des locuteurs dans la spirale enivrante des mots parvienne à mettre en cause la règle romanesque de la visée idéologique de chaque prise de parole.

Il est deux manières fréquemment employées par Rabelais pour faire sortir un énoncé de la voie axiologique qu’il s’est fixée : l’une consiste dans le fait de glisser au sein d’un discours nettement structuré des propos insensés, l’autre dans la création d’une unité nettement détachable et close sur elle-même dont le style échappe aux règles sémantiques ou syntaxiques. Il s’agit chaque fois d’introduire des propos non soumis au contrôle de la raison dans un cadre stylistique et idéologique clair, quoique le délire verbal soit plus exacerbé dans un cas que dans l’autre. Les propos que tient Panurge sur les ordres mendiants au sortir de l’entretien avec Raminagrobis fournissent un parfait exemple de décrochage expressif à l’intérieur d’une prise de parole aisément interprétable. Après avoir blâmé le vieux poète pour son discours « Hæreticque », Panurge se livre à l’éloge des frates :

‘Il mesdict des bons peres mendians Cordeliers, et Jacobins, qui sont les deux hemisphæres de la Christianté, et par la gyrognomonique circumbilivagination des quelz comme par deux filendopoles cœlivages, tout l’Antonomatic matagrabolisme de l’eclise Romaine, soy sentente emburelucoquée d’aulcun baragouïnage d’erreur ou de hæresie, homocentricalement se tremousse. Mais que tous les Diables luy ont faict les paouvres Diables de Capussins, et Minimes 953  ?’

Les néologismes calqués sur le vocabulaire latin de la physique et de l’astrologie coexistent avec des mots farfelus de formation française ; le déroulement syntaxique de la phrase est perturbé par l’enchâssement de propositions relatives et par l’obscurité des termes accumulés. Non seulement la souche des noms et adjectifs n’a pas toujours de relation avec le sujet métaphorique de la cosmologie  il est question de sentence, d’antonomase et de nombril , mais les connotations clairement dysphoriques de « matagrabolisme » ou de « se tremousse » opposent une résistance intrinsèque à la visée encomiastique. Il même possible de relever la formulation de véritables griefs à l’encontre de l’Église romaine : chaque fois qu’elle est la cible d’attaques, elle envoie sur les calomniateurs les fléaux que sont les ‘«’ ‘ bons peres mendians »’ ‘ 954 ’ ‘. ’On le voit, la vénération des moines se convertit en satire et le réquisitoire contre Raminagrobis, qui reprend ensuite son cours, est discrédité : la folie que Panurge perçoit dans l’attitude du vieillard déteint sur les ordres religieux et sur lui-même ; même s’il semble qu’il a mieux décrypté qu’Épistémon le sens des propos du poète, sa parole perd la garantie de la justesse. Le juge Bridoie est un autre personnage à être happé par la fureur langagière 955 . Sous ses airs de juriste rompu aux formalités des procès et de la controverse sur des points de droit, il se laisse aller à des spéculations aberrantes, toujours motivées par des citations de brocards. D’un côté, il bâtit une argumentation de bon rhéteur : aux juges qui lui reprochent de déterminer ses jugements par le lancer d’un dé, il répond en détaillant les étapes de sa démarche habituelle : il montre qu’il applique point par point les lois et qu’il agit en conformité avec les adages du droit. Cependant, l’organisation ferme de son plaidoyer est dynamitée de l’intérieur par toutes sortes de glissements. Du point de vue sémantique, l’orateur a la facétie de prendre certaines formules de la chicane au sens propre : les ‘«’ ‘ alea judicorum ’» sont les dés à jeter, comme la clarification des propositions opposées par leur juxtaposition dans le discours s’obtient par la mise aux deux bouts d’une table des sacs contenant les pièces respectives de l’accusation et de la défense. Au niveau de l’organisation phrastique, le mouvement des idées est interrompu par l’insertion des brocards formulés en latin ; le système d’abréviation des textes du droit romain et du droit canon achève de rendre le discours incompréhensible au lecteur qui n’est pas versé dans les langues anciennes ou qui n’est pas spécialiste des modes de citation des textes juridiques. Dans l’ensemble de la défense enfin, le style de Bridoie ne varie pas : alors que Panurge perdait le cap de son discours le temps d’une phrase, le juge fou débite un développement où rhétorique juridique et déraison se côtoient de manière inquiétante. Même dans le récit de l’appointeur des procès et dans celui du gascon Gratianaud, il ne renonce pas à ses prises à partie du tribunal et à l’allégation d’adages. Le lecteur ne sait pas s’il faut considérer ses chicaneries comme un souci de respecter la lettre des textes de droit ou comme l’imitation satirique du formalisme des représentants de la profession ; il hésite, qui plus est, à réprouver un ergoteur si gai et amusant dans son délire. Le narrateur se livre lui aussi à diverses occasions à la vaticination langagière et l’orientation générale de son propos s’en ressent. Cela se produit, par exemple, lors de la description des activités des officiers de la Quinte au Cinquiesme livre. Nous avons déjà montré que la série énumérative du chapitre 21 se place sous le signe de l’adynaton et qu’elle est une variation sur des adages qualifiés de « vains » ou d’» absurdes » par Érasme. Avant que la dépense verbale ne prenne la forme de la recherche interminable de synonymes, l’abstracteur Alcofribas présente les manières de guérir que pratiquent les personnages 956 . Nous sommes encore sous le charme de la beauté des lieux, de la saveur du repas et de la grâce des chants de la dame quand commence la description de leurs étranges procédés : en un instant, ils soulagent les vérolés, les hydropiques et les « goutteux ». Des notations comiques détonnent cependant par rapport au pouvoir surnaturel et quasi divin qui leur semble conféré : tandis qu’une queue de renard est nécessaire pour soulager de la fièvre, la mise d’une boîte pleine d’écus au cou des nobles atteints du « mal sainct François », c’est-à-dire de la pauvreté, ne manque pas de conférer à l’épisode un caractère humoristique. Quant à la restitution de la jeunesse à des ‘«’ ‘ vieilles edentées, chassieuses, riddées, bazanées, cadavereuses ’», elle est présentée dans le cadre d’un récit trivial : non seulement ‘«’ ‘ la bande des vieilles » ’est impatiente, mais l’imperfection de l’opération de rajeunissement des officiers se traduit par le raccourcissement des talons des jeunes filles, ce qui les rend ‘«’ ‘ faciles à tomber à la renverse » ’! Les références mythiques interfèrent avec les considérations grivoises, si bien que la détermination du sens de ces dérapages déraisonnables au sein d’un énoncé qui affiche sa visée encomiastique se révèle délicate. Il apparaît donc que la dérive du discours de fous en puissance balaie toute garantie interprétative.

La désorientation du lecteur ne peut que s’accroître face à l’hybris d’une parole ouvertement signalée comme incontrôlable. La création de listes non bipolaires et sans portée clairement satirique relève avant tout d’une complaisance amusée envers la verbosité humaine. Mais il est possible que ce flot de mots détachés de la construction syntagmatique habituelle soit une façon subtile de produire une signification qui n’appartient pas au domaine du langage. De la même façon que nous venons de voir l’axiologie d’un discours être perturbée par des dérapages intrinsèques, le fait de placer l’énoncé joyeux dans un cadre sérieux détruit l’univocité des unités stylistiques encadrantes. Cela apparaît dans deux passages que nous avons déjà analysés : le caractère lyrique de la confession à laquelle Panurge soumet un frère Fredon atténue la condamnation de l’observance franciscaine dans les îles bretonnes et la réflexion sur l’analogie poétique à laquelle invite la description anatomique de Carêmeprenant distrait un long moment du blâme des rites de carême 957 . Dans ce dernier cas, la forme du compte rendu médical est détournée au point que l’on oublie qu’on est censé découvrir ce que révèle le scalpel du chirurgien ; on ne sait plus de quoi parle le pilote, ni quant au comparé ni quant au comparant. Moindre est la déstabilisation créée par la longue liste des jeux que Gargantua pratique sous la férule de ses premiers précepteurs, qui tient au décalage entre son contexte d’insertion et son contenu : elle a toutes les apparences d’un index de jeux prohibés par la Sorbonne, alors que Thubal Holoferne et Jobelin Bridé ont les traits de docteurs en théologie. Pourtant, l’enthousiasme bachique qui anime cette énumération de termes pittoresques séduit irrésistiblement… De même, style euphorique et intention dépréciative entrent en conflit dans la double description énumérative des plats consommés par les Gastrolâtres 958 . Le récit stigmatise le vice des sacrificateurs : faisant fi des recommandations de saint Paul, ils servent leur ventre avant le Christ et organisent des cérémonies où le pain et le vin de la Cène sont consommés à belles dents et à plein gosier ; ils révèrent la statue Manduce comme des pratiquants portant une révérence outrée aux objets de la messe. Mais dès que défile devant le narrateur et sous nos yeux le convoi des mets de choix destinés à Gaster, l’eau vient à la bouche et nous sommes prêts à succomber à l’intempérance. Les nourritures cuisinées ne sont plus de honteux ex-voto quand les paradigmes de la viande puis du poisson alternent avec ceux du vin et quand les trouvailles lexicales, la précision des modes de composition et la variété des sons constituent un vibrant éloge de la gastronomie. Ces analyses nous ramènent au constat antérieur : la jovialité de la prolofération du langage dément l’intention moralisatrice du discours qu’il interrompt. Or il semble que ces séries verbales ont pour but de dégager une joie qui n’a pas d’autre effet que de se propager dans l’esprit des personnages et du lecteur. Cela se produit avec l’accumulation de noms d’animaux qui suspend les propos des Pantagruélistes lors de leur festin devant l’île de Chaneph 959 . Alors qu’Eusthène a formulé une question sur la raison du caractère venimeux de la salive de l’homme à jeun, il fait appel, en guise de réponse, aux charmes de la poésie du bestiaire médiéval. L’élan verbal est ici signe de l’élan vital : les compagnons ne sombrent plus dans la morosité, mais ressentent à nouveau la magie incantatoire du verbe. L’antiféminisme de la réplique suivante de frère Jean, qui rapproche ‘«’ ‘ tels animaulx veneneux ’» de l’épouse future de Panurge, redonne in extremis une orientation idéologique à un discours qui avait voulu s’en dégager. En définitive, l’outrance verbale rabelaisienne retrouve une valeur cynique : servant à falsifier un autre délire, celui de signifier, elle convertit le vouloir-dire du discours qu’elle formule en vouloir-faire. Pourtant, même dans les cas où la visée intentionnelle du déploiement du langage semble inexistante, il apparaît que l’énoncé n’est jamais totalement déconnecté du contexte qui le motive et que celui-ci se charge de lui conférer une idéologie. La loi de la signification romanesque n’est donc pas abandonnée mais atténuée par une verve comique.

La fameuse paronomase de Panurge résume, par conséquent, à elle seule l’idée que le parcours du champ des possibilités verbales est un moyen de déjouer la raideur des mots tout en abordant les problèmes existentiels les plus ardus : la « fine follie » se fait in fine ‘«’ ‘ philosophie ’» 960 . Les romans de Rabelais attestent que la vérité et la morale doivent être explorées par la médiation symbolique de la fiction, mais qu’il s’agit paradoxalement de donner du poids au verbe en brouillant sa portée. Dans le monde de la Vérité déchue et du soupçon, le langage s’affirme comme un instrument indirect de la connaissance ; celle-ci excède à coup sûr ses capacités, mais elle ne lui échappe pas. Dans ce cadre, le choix de la déraison par l’outrance de la diction s’affiche comme un moyen non pas de résoudre, mais de dire autrement les lancinantes questions de la vie humaine. Il est des formes moins exubérantes et moins déroutantes, tout au moins a priori, qui mettent en crise les rapports de la parole, de la vérité et de la morale. Dans la perspective de ces prémisses, nous allons voir en quoi le fonctionnement du dialogue et du pseudo-éloge invitent à tomber dans les pièges du discours pour y quêter une sagesse.

Notes
953.

Tiers livre, chap. 22, p. 418.

954.

A. Tournon voit dans la mention des mouvements autour d’un même centre une référence satirique aux tournées des quêteurs et des prédicateurs, qui deviennent ainsi des fauteurs de trouble («  En sens agile »…, op. cit., p. 111).

955.

Tiers livre, chap. 39 à 42, pp. 474-485.

956.

Cinquiesme livre, chap. 20, pp. 770-773.

957.

Voir le chapitre 1 de cette partie, pp. 467-468.

958.

Quart livre, chap. 59-60, pp. 676-681.

959.

Cinquiesme livre, chap. 64, pp. 691-692.

960.

Tiers livre, chap. 18, p. 408.