II - La forme du dialogue non dialectique

Plus encore qu’H. de Crenne, Rabelais a à cœur de pratiquer le dialogue conflictuel, qui permet une interrogation sur le rôle du langage dans la recherche de la vérité. Il y voit une forme qui associe la mise en scène d’hommes parlants et l’art de raisonner à plusieurs : par sa ‘«’ ‘ capacité d’autoréflexivité’ ‘ 961 ’ ‘ ’», c’est un lieu privilégié où s’expérimentent les rapports du discours à la connaissance intellectuelle et à la détermination pratique. La promotion de la discussion entre des consciences aux partis pris incompatibles se double sous sa plume de la raillerie de la disputatio pro et contra, encore largement diffusée par la Sorbonne 962 . Contre cet exercice d’école, le romancier puise à la source vive des productions des maîtres antiques du genre que sont Platon et Lucien. Du premier, il retient l’idée d’une conjonction des deux pôles du logos, à savoir la parole et la réflexion, dans l’enquête philosophique ; du second, il reprend la manière indisciplinée de disputer, le caractère théâtral des échanges et la satire des discoureurs qui prétendent détenir un savoir infaillible 963 . Il manifeste cependant une nette préférence pour le dialogue lucianique : doutant de la possibilité de résorber les contradictions entre les locuteurs, il rejette la dialectique comme mode de pensée dogmatique et articule forme discursive et irrésolution de la pensée. Pour mesurer l’originalité de l’utilisation rabelaisienne du procédé, nous allons ici procéder par comparaison avec d’autres usages qui sont faits du dialogue à son époque 964 .

Notes
961.

A. Godard, Le Dialogue à la Renaissance, op. cit., p. 10.

962.

Pour la maîtrise de l’échange de quaestiones imposée par le cursus scolastique, voir l’article d’Y. Delègue intitulé « Du dialogue », in «  D’une fantastique bigarrure »…, pp. 145-156 et ici pp. 147-148.

963.

Nous avons signalé que le Tiers livre est placé sous le patronage de Lucien, dont l’écriture combine de manière originale le dialogue et la comédie : voir partie II, chapitre 2, pp. 372-373.

964.

L’étude que nous allons faire des Dialogues de Tahureau, du Cymbalum Mundi et de l’Heptameron se place dans la continuité de celle du chapitre 2 de la seconde partie, respectivement pp. 380, 380-381 et pp. 385-388.