1 - Disputer sans conclure

Une première série de constats ressort de la confrontation de la pratique rabelaisienne du dialogue et de celle de J. Tahureau : nous trouvons dans les Dialogues un cas exemplaire d’usage assertif d’une forme située à mi-chemin entre la philosophie et la littérature. La conversion intellectuelle et morale qu’opère le Démocritic sur le Cosmophile implique un infléchissement des potentialités de la maïeutique socratique. De fait, alors que sous la plume de Platon, le dialogue s’organisait en questions successives qui amenaient l’interlocuteur à consentir, au terme de son propre cheminement réflexif, à l’évidence de la vérité, le Démocritic mène, certes, une enquête en bonne et due forme sur les a priori du Cosmophile, mais son discours prend un peu vite un tour assertif. De plus, le refus de l’errance verbale préliminaire à la fondation du vrai se double d’un blâme quasi général de l’espèce humaine. Rabelais et Tahureau vont ainsi vite s’opposer sur des points sensibles telles l’expression verbale de la satire, la formulation d’une morale et la possibilité de clore la recherche rationnelle.

Les deux dialogues de Tahureau sont placés sous le signe de Démocrite, perçu à la Renaissance comme un railleur impitoyable de la folie des hommes 965 . S’il suit son illustre modèle dans l’étude acharnée de la stultitia, le Démocritic s’en distingue par sa volonté non pas de déterminer les causes de la folie, mais d’en présenter les conséquences en établissant par le menu les vices de son temps. Deux composantes du style de l’œuvre sont la marque de la conversion du rire du vieux Démocrite en « rizée » et ‘«’ ‘ moquerie ’» : la généralisation et l’exagération. Elles ne sont pas neuves : comme l’atteste l’Éloge de la folie, elles sont le lot de toute anthropologie critique, c’est-à-dire de toute satire impitoyable de la condition humaine. Mais les Dialogues se singularisent par leur volonté affichée de n’exclure aucune cible de leur procès de la société contemporaine : le Démocritic prend position aussi bien sur la pratique de l’amour par les dames et les courtisans et sur les mauvais nobles que sur l’abus du recours au duel et la croyance en un judicium dei pouvant départager les combattants, ou encore sur l’introduction de la danse à l’italienne en France et les remèdes dégoûtants et inefficaces des médecins. L’exposé de ses griefs se fait selon une organisation ferme : tandis que le ‘«’ ‘ Premier dialogue ’» tourne en ridicule la femme, le service amoureux, le meurtre en duel, les passions que sont l’envie, la médisance et la flatterie puis l’activité des avocats et des médecins et enfin l’attitude de ceux qui affectent la mélancolie, le « Second dialogue » est essentiellement centré sur les fausses sciences que seraient l’astrologie, la magie et l’alchimie, ce qui amène ensuite une réflexion sur les religions et une mise en question des fondateurs de cultes. Dans l’ensemble des prises de parole du Démocritic, quand il s’agit d’isoler une classe sociologique, comme les « damoiselles » ou ‘«’ ‘ Messieurs les escoliers et autres clercs tonsurés ’» 966 , l’usage d’articles génériques et du présent de caractérisation est constant. À l’inverse de Rabelais donc, Tahureau n’explore pas la comédie humaine par la mise en scène d’individus singuliers ; les deux uniques personnages sont eux-mêmes, d’ailleurs, des types abstraits, des postures philosophiques. À la différence de la Folie érasmienne pourtant, le Démocritic occupe une place physique dans le cadre d’un dialogue ; il reconnaît qu’il doit par moments ‘«’ ‘ contrefai[re] du mondain’ ‘ 967 ’ ‘ ’». De fait, deux moyens sont utilisés par ce personnage austère pour opérer la mimésis de la folie : il recourt soit à la citation de discours d’hommes aveuglés par la déraison, soit à la description de l’attitude de ces derniers. Mais le premier procédé est rarement utilisé ; le plus souvent la caricature s’opère par le biais de l’exposé des attitudes de la classe décriée, comme dans cette moquerie à l’égard des dames trompant leur mari :

‘Je ne dis pas que si elles ont argent qu’elles ne se traittent à souhait, qu’elle ne boivent du meilleur de la ville, s’engorgeant de viandes et de vin de telle sorte que leurs maris, estant couchés la nuit auprès d’elles, n’en auront autre chose qu’un parfum d’urine et de vomissement dont elles rempliront tout le lict […]. L’un[e] s’enamourera d’un borgne ou d’un chassieux, cette-cy d’un boiteux ou d’un prestre, cette-là d’un punais ou de quelque gros valet qui sentira son epaule de mouton, l’autre d’un bossu ou d’un vilain tout rempli de fistules, et qui tumbe desja par pieces tant il est pourri de verole et de ladrerie 968 .’

Un moyen évident aurait pu servir la satire des affairements futiles et des convictions irréfléchies du vulgum pecus, à savoir la mise en scène des propos et des actions de quelque fou farcesque. Le nom même du Cosmophile le prédisposait à jouer ce rôle ; or l’interlocuteur du Démocritic fait partie du dispositif réflexif et, à ce titre, il ne peut se laisser happer par la fiction. Un tel glissement ne se produit qu’à la fin du premier dialogue, encore est-ce de manière distanciée. Croyant avoir surpris le Démocritic, juste avant leur rencontre, soliloquant avec son ombre dans un lieu solitaire, il lui reproche alors de faire la critique des mélancoliques. Avant de lui révéler la présence d’un autre personnage avec qui il a conversé un court moment des ‘«’ ‘ folies et erreurs communes’ ‘ 969 ’ ‘ ’», le Démocritic se plaît à blâmer la facilité du Cosmophile à se persuader de choses en ne regardant que les apparences. Ce passage n’a pas d’autre but que de justifier la présence d’un second dialogue, dont le « Mondain » lui-même reconnaît la nécessité. Il n’est qu’un passage où la satire quitte les aphorismes gnomiques pour se soumettre à la représentation d’êtres singularisés par une vie propre : la raillerie des sciences occultes se fait dans le cadre d’une longue narration. Rapportant sa rencontre avec deux fous  un nécromant et un soldat fanfaron , le Démocritic expose leurs discours et façons d’agir et rapporte une saynète où le nécromant prétend faire apparaître le visage d’une personne connue dans son miroir magique ; la chute est comique, le Démocritic répondant au mage qu’il n’a rien vu sinon ‘«’ ‘ la representation de [leurs] deus faces ’». Le mystificateur prend, un temps, directement la parole, même si le jugement du Démocritic transparaît derrière les propos caricaturaux qu’il lui prête :

‘« Il n’est jà besoin » (me dit-il) « de vous alleguer les principes et fondemens d’un tel art, car vous n’y estes point apprentif. […] Je n’ai que faire pareillement de vous raconter les especes de magie, comme hydromance qui se fait avecques de l’eau, leucomance qui se fait avecques des bassins, pyromance qui se fait avecques le feu, geomance par le moien de la terre, necromance laquelle est divisée encores en deux parties, en scyomance et necyomance, lesquelles se pratiquent en parlementant avecques les espris malins, ou en suscitant les umbres et idoles errantes des morts ; capnomance, qui se fait avecques suffumigations dont on parfume et fait-on sacrifices aux demons 970 .’

Avant que le récit et le discours indirect ne reprennent leurs droits, le personnage acquiert donc une véritable ampleur. L’envie est grande de le comparer à son prototype rabelaisien, Her Trippa 971 . Dans le Tiers livre, l’entrée en scène du personnage a lieu dans le cadre d’un entretien, même s’il s’agit d’un dialogue de sourds. Le phénomène d’accumulation dénonce à lui seul la fatuité d’un expert en charlatanisme, sans qu’il soit besoin du narrateur pour commenter ses manières. Le spécialiste en sciences occultes a droit sans mesure à la parole : son énumération de méthodes de divination de plus en plus farfelues n’est pas freinée par les injures que lui lance Panurge. Her Trippa et Panurge possèdent, ensuite, des ethoi différents, bien que l’humour de la scène tienne au fait qu’ils sont tous deux des cocus en puissance : l’un est ‘«’ ‘  glorieux ’» et ‘«’ ‘ oultrecuydé » ’en raison du savoir qu’il possède, tandis que l’autre dénonce l’imposture de ce faux mage et ravale le savoir occulte à la scatologie  » Quand (dist Panurge) tu mettras ton nez en mon cul, soys recors de deschausser tes lunettes » ! Du coup, leurs voix sont dialogiquement corrélées, tandis que dans les Dialogues le Démocritic impose sa vision du monde par la satire de l’idéologie de son interlocuteur. De manière générale, à la polyphonie complexe mise en œuvre par Rabelais s’oppose la clarté du blâme de la société chez Tahureau.

La satire et sa traduction littéraire ont pour finalité, dans les Dialogues, de promouvoir la prise de conscience par le sujet pensant de ses capacités de jugement. Interrogeons-nous sur la nature de la vérité que l’œuvre entend établir, en nous appuyant sur le fait que le personnage principal explicite la méthode cognitive à laquelle il soumet le Cosmophile. Le jeu de mots entre Démocrite et Démocritic fait prendre tout son sens à l’adjectif critique, qui renvoie non seulement au censeur, mais aussi, dans son sens étymologique, à celui qui a la faculté de juger. Il n’est donc pas innocent que le Démocritic substitue, dans la métaphore démocritéenne de la voie droite de vertu, le terme raison à celui de vertu 972 . Selon lui, tout savoir doit faire l’épreuve d’une conscience singulière, quitte à finalement le cautionner ; il invite donc le Cosmophile à user de son jugement sur la société qui l’entoure. Voici la définition qu’il donne de son activité de satiriste : la ‘«’ ‘ moquerie, c’est le mepris non aucunement feint ni dissimulé d’une chose sote et ridicule, fait avecques raison et bonne grace ’» et il ajoute qu’il faut ‘«’ ‘ le sain et vrai jugement en la cognoissance de cela que l’on entreprend de moquer »’ ‘ 973 ’ ‘. ’Il entend donc fustiger un usage de la « raison » de la part du plus grand nombre pour fonder à nouveaux frais un esprit critique individuel, capable de peser les données de la tradition tout autant que la nature des êtres et des choses :

‘Je ne veus pas neanmoins tant severement rejetter les authorités des anciens autheurs que je ne les veuille bien quelquefois recevoir, et principalement quand elles ne sont point tant fondées sur une opinion, que la verité et preuve raisonnable n’y soit apparente […] 974 .’

Le mot est lâché : l’» opinion » est bannie du havre de la vérité. Même si elle est ‘«’ ‘ approuvée par une longue coustume observée de cette grand’beste de plusieurs testes ’», c’est-à-dire le peuple, ou si elle est admise par une tradition savante, seule ‘«’ ‘ une ferme raison ’» est fiable dans l’accès à la connaissance. Cette idée de la sanction de la doxa comme mode de libération des capacités rationnelles du sujet pourrait plaire à Rabelais ; toutefois, il ne saurait souscrire au passage de la dénonciation des vices à la transmission didactique d’une morale épicurienne. Tahureau propose, en effet, par la voix du Démocritic, de faire le partage entre le bien et le mal selon l’utilité sociale du fait et la satisfaction individuelle qu’il procure : une action est considérée comme juste si elle contribue à la préservation de l’espèce humaine  par exemple, la copulation est nécessaire, non le mariage  ou si elle procure un plaisir personnel  le caractère désirable du partenaire importe plus que son habileté à composer des poèmes flatteurs. L’auteur va donc loin dans son refus de la métaphysique et de toute spéculation intellectuelle, valorisant le seul domaine pratique ; qui plus est, par son détournement de l’entretien platonicien, il ne laisse aucune possibilité de contestation au lecteur. De fait, le Cosmophile n’est pas un véritable contradicteur : il est une voix qui reformule l’enseignement du Démocritic et qui l’entérine ; sa fonction principale est de servir le projet de moralisation du texte ; ses répliques servent à passer d’un sujet de réflexion à un autre, à faire alterner la prise de parole dans l’exposé ou à introduire une nuance. Même si les personnages prétendent ‘«’ ‘ que la dispute de quelque chose que ce soit fait le plus souvent eclaircir les choses douteuses et ambigües’ ‘ 975 ’ ‘ ’», la puissance heuristique du dialogue n’est pas ici utilisée. Il est vrai que, sous la plume de Rabelais, la satire se double parfois de la formulation explicite d’une morale acceptée par tous les personnages ; même dans ce cas, qui semble être réalisé dans l’épisode de l’île Sonnante 976 , qui va ici nous intéresser, il n’est pas sûr que les procédés de la critique explicite égalent en subtilité ceux de l’ironie par polyphonie. Dans leur visite de l’endroit, Pantagruel et ses compagnons sont guidés par le sacristain maître Aeditue qui leur présente point par point l’origine des oiseaux qu’ils voient, la hiérarchie qu’ils ont instaurée et leurs mœurs. La transposition des volatiles au clergé est facilitée par les variations lexicales sur pape-papegaut, evesques-evesgaux, prestres-prestregaux, etc. et par les traits reconnaissables de l’organisation ecclésiastique. Les compagnons sont relativement passifs lors de l’exposé qui leur est fait ; leurs questions donnent seulement rythme et agencement au discours d’Aeditue. Le chapitre 4 est ainsi remarquable par la coopération qu’il instaure entre les interlocuteurs : alors que le guide explicite les causes principales de l’entrée en religion, Panurge acquiesce par une facétie phonique et Pantagruel oppose le recrutement des serviteurs du culte dans cette religion et dans celles de l’Antiquité ; étonnement lucide, Aeditue surenchérit en blâmant les mères qui se débarrassent lâchement de leurs enfants. Mais la condamnation et la leçon morale ne sont pas aussi claires quand le sacristain reprend naïvement la défense de l’organisation à laquelle il appartient : la polyphonie reprend ses droits au chapitre 8, où celui-ci, dans sa présentation de la cour papale, invite le lecteur à condamner les activités frauduleuses et les décisions tyranniques du saint Père. De plus, son appel incessant à la boisson renvoie à la débauche des religieux en général et l’assentiment qu’il trouve auprès des Pantagruélistes est à lire comme un refus de leur part d’en entendre plus sur le sujet. Du coup, à l’anéantissement rapide de la thèse adverse, Rabelais oppose la liberté laissée à son représentant de la formuler, la satire se faisant au sein même de son langage ; une vérité unique s’impose bien parfois, mais elle passe d’abord par l’opposition des opinions singulières.

Alors que la prose des Dialogues se veut proscriptive et, à l’occasion, prescriptive, celle des romans de Rabelais ne réduit donc pas l’humour au piquant de la moquerie ; le rire affecte le sens des propos échangés et interdit presque totalement les situations où un seul personnage détient la vérité. Le romancier pratique une tout autre forme de dialogue, celle que M. Jeanneret définit ainsi :

‘Contre le dogmatisme d’une scolastique devenue rigide, contre les idéologies exclusives et abusives, le dialogue exhibe la relativité des opinions, il illustre l’historicité et l’instabilité des théories. Il donne la parole aux représentants de tendances adverses, sans chercher nécessairement à surmonter leurs différends. Sur un thème donné, les idées surgissent librement, les contradictions sont étalées au grand jour, dans une recherche collective de la vérité, qui sera peut-être atteinte, ou ne le sera pas 977 .’

Les deux premiers entretiens du géant dans Pantagruel avec l’écolier limousin et avec Panurge  prouvent assez qu’il faut parler le même langage pour se comprendre et que, dans le dialogue rabelaisien, chaque locuteur est autorisé à s’exprimer son point de vue sur le monde, quel que soit son degré de ridicule ou d’étrangeté.

Notes
965.

Dans l’Éloge de la folie, P. de Nolhac (trad.), Paris, Garnier, « GF-Flammarion », 1964, pp. 13, 35, 57 et 59, la Folie en appelle ainsi à plusieurs reprises à la radicalité de la condamnation démocritéenne de la bêtise.L’épître dédicatoire de l’ouvrage associe le nom du sage d’Abdère, évoqué en première page, à « une satire qui n’excepte aucun genre de vie [et] ne s’en prend à nul homme en particulier, mais aux vices de tous » (ibid., « Erasme de Rotterdam à son cher Thomas Morus », p. 15). Pour le rôle de Démocrite dans la satire humaniste, et en particulier dans les Dialogues, nous nous permettons de renvoyer à notre article sur « Les ‘raisons de la moquerie’ de Démocrite selon Jacques Tahureau », Réforme,Humanisme, Renaissance, n° 56, 2003, pp. 27-39.

966.

Les Dialogues, op. cit., « Premier dialogue », pp. 50 et 53.

967.

Ibid., « Second dialogue », p. 194.

968.

Ibid., « Premier dialogue », pp. 34-35.

969.

Ibid., « Premier dialogue », p. 133.

970.

Ibid., « Second dialogue », p. 145-146.

971.

Tiers livre, chap. 25, pp. 427-431.

972.

Ibid., respectivement pp. 14 et 17. L’expression exacte est « suivre la vraye voye qui […] guide tout droit au sentier de raison ». Le renouvellement philosophique et la doctrine que Tahureau défend en usant du substantif raison sont présentés par M. Gauna dans son introduction, ibid., pp. XVI-XIX.

973.

Ibid., « Second dialogue », pp. 199 et 201.

974.

Ibid., « Second dialogue », p. 208.

975.

Ibid., « Premier dialogue », p. 76. Voyant dans le texte une « œuvre de propagande », M. Gauna affirme ainsi que « le potentiel du dialogue en matière d’ambivalence n’est guère exploité que dans le cas précis de la religion, et même là l’obscurité nécessaire n’est pas le fait du genre » (p. XV).

976.

Cinquiesme livre, chap. 1 à 8, pp. 729-746.

977.

Des Mets et des mots…, op. cit., p. 165.