2 - La discordance des opinions au delà du dialogue lucianique

Puisque les situations romanesques dialoguées ne se réduisent pas à l’expression du jugement d’un sujet unique, qui serait le porte-parole de l’auteur, il faut analyser le fonctionnement de l’entretien ouvert entre des locuteurs partageant des opinions contradictoires. Le Cymbalum Mundi nous semble réaliser cette quête incertaine de la vérité : tournant le dos à la sévérité du dialogue philosophique et à l’exposé sentencieux des ‘«’ ‘ raisons ’» du blâme du genre humain, l’opuscule se place dans le sillage de la production de Lucien. Parce qu’ils n’épargnent aucune situation sociale et qu’ils préfèrent déboucher sur la suspicion généralisée plutôt que de figer dans une position discursive une pensée définitive, les quatre ‘«’ ‘ Dialogues ’» peuvent donc servir de point de comparaison intéressant aux débats rabelaisiens. Reste à savoir si les auteurs font un usage semblable de la satire et si le choc des idées engendre le même type de questionnement dans le roman et dans le dialogue lucianique.

Il est aujourd’hui admis que le thème général du Cymbalum est l’imperfection du langage humain 978 . Le réquisitoire contre la folie des hommes est orienté vers la critique des prises de parole oiseuses : tous les personnages qui entrent en scène adoptent une position spécifique sur cette question. Les philosophes qui s’interpellent aux arènes se vantent ainsi de posséder une partie, même infime, de la pierre philosophale. Or en amont, l’existence de la vérité qu’elle contient repose sur leur croyance en un mot supposé, celui que Mercure a prononcé sur ses pouvoirs avant de la briser et de la rendre semblable aux autres grains de sable ; en aval, leur examen ne produit que discours vains et querelles d’enfants. De même, Phlégon dénonce la violence des maîtres envers les bêtes sous prétexte qu’ils ont le don du langage. Après lui, deux chiens doués de la parole depuis qu’ils ont mangé la langue d’Actéon transformé en cerf par Diane débattent de l’usage qu’ils doivent faire de leur étrange capacité : Hylactor prêche pour le rôle du bavardage dans le commerce humain, tandis que Pamphagus défend le parti d’une sagesse silencieuse. S’il existe ainsi un sujet commun aux interventions des multiples protagonistes, un deuxième phénomène caractérise l’œuvre dans son ensemble : des billets écrits par les dieux à l’adresse de Mercure à la lettre des Antipodes en passant par le récit, le débat pseudo-philosophique, le lamento et les procédés théâtraux, toutes sortes de styles, modes et genres occupent l’espace de l’écriture. Le constat de cette bigarrure stylistique invite à supposer une imitation du roman rabelaisien, mais il est plus sûrement à mettre en relation, selon nous, avec le genre spécifique de la satire ménippée : le Cymbalum se présente comme le creuset d’énoncés et de matières variés à l’encontre desquels se déchaîne une dérision sans bornes. Rappelons que la diatribe aurait été inventée par le cynique Ménippe et qu’elle a fait la joie de Lucien 979 . Chez les deux épigones du satiriste grec que sont Rabelais et Des Périers, un tel procédé aboutit parfois à la formulation d’une vérité positive. Prenons pour exemples la discussion des chiens du ‘«’ ‘ Dialogue IV » et le débat des Pantagruélistes sur l’» Institution de Quaresme »’ ‘ 980 ’ ‘. ’D’un côté, Pamphagus dénonce la ‘«’ ‘ gloire de causer ’» et illustre la formule de saint Paul selon laquelle le monde est une ‘«’ ‘ cymbale qui tinte » ’; Hylactor déclare qu’il n’est pas de son « opinion » et qu’il veut jaser. De l’autre, Épistémon formule une condamnation d’ordre médical des nourritures de carême ; il fustige également le fait que le châtiment des âmes justifie des rites telles la confession et la flagellation. Pantagruel abonde ironiquement en son sens en déclarant que le ‘«’ ‘ bon Pape, instituteur du Sainct quaresme » ’a pu vouloir favoriser la consommation de denrées aphrodisiaques, aidant ainsi à ‘«’ ‘ la multiplication de l’humain lignage ’». Mais voici que frère Jean déclare que les confesseurs produisent une telle épouvante chez les hommes mariés que ‘«’ ‘ plus ne biscotent leurs chambrieres [et] se retirent à leurs femmes » ’; Épistémon croit cette intervention contradictoire avec ses propos, bien qu’elle ne le soit pas. Les passages que nous confrontons sont donc relativement proches : si les interlocuteurs ne sont pas d’accord, les gêneurs finissent par se taire et s’effacer devant la formulation limpide de la morale. Reconnaissons que, dans le Cinquiesme livre, la satire de l’Église romaine est formulée de manière plurivocale mais parfois univoque : en l’occurrence, comme le discours final de Pamphagus regrette la curiosité des hommes, la critique par Épistémon des principes imposés par l’Église romaine n’est pas nuancée par l’intervention badine d’un moine débauché. Dans l’ensemble des Livres rabelaisiens et dans le Cymbalum, plus troublants et plus nombreux sont pourtant les cas où les cibles de la satire détiennent une partie de la vérité intellectuelle ou morale. Parmi les « philosophes » présomptueux, Cubercus affirme ainsi que Mercure a donné la pierre philosophale aux hommes non pour créer des dissensions entre eux, mais pour les faire ‘«’ ‘ s’entr’aym[er] l’ung l’autre comme freres’ ‘ 981 ’ ‘ ’», ce qui rappelle l’entretien final du Christ avec ses apôtres. Parallèlement, les soldats de la Quinte qui accueillent les voyageurs venus de Touraine leur demandent, en bons aristotéliciens, de faire la distinction entre « Entelechie » et « Endelechie » puis se gaussent des hommes qui ne cessent de « parler » et de « disputer » de problèmes métaphysiques 982 . Par l’ambiguïté qui affecte tous les discours, les plus didactiques comme les plus saugrenus, le dialogue fonctionne donc à ce niveau de manière assez similaire chez Rabelais et Des Périers.

Pourtant, les débats inachevés du Cymbalum n’opposent pas des langages socialement caractérisés, ce qui atténue leur caractère conflictuel : chaque énoncé est porteur d’une sagesse ou d’une hérésie, voire des deux, mais son ancrage idéologique n’excède pas le cadre de l’abstraction. À la différence des personnages de Rabelais et de ceux de la Satyre Ménippée de 1594, les acteurs n’y jouent pas de rôle humain déterminé : tandis que Janotus de Bragmardo représente les mauvais théologiens et que les orateurs assemblés aux États de Paris se succèdent à la barre pour vanter leurs méfaits religieux et politiques, les discoureurs de Des Périers n’adoptent pas le langage d’une classe sociale déterminée. Si Hylactor s’imagine en orateur vedette qui subjugue les foules par le charme de son verbe et que Pamphagus semble adopter une résignation stoïcienne, rien n’indique qu’ils soient respectivement le type du rhéteur et du sage dégagé des affections terrestres ; de même, Phlégon n’incarne pas un groupe précis d’opprimés. Les philosophes du deuxième dialogue, quant à eux, ont une psychologie propre : Drarig est ridicule par sa vantardise et ses emportements ; Cubercus veut que la pierre philosophale réalise tout ce qu’il souhaite mais devine qu’elle doit être à présent « toute esventée » ; Rhétulus, le plus prolixe, a compris qu’un discours, même sans la caution divine, a la faculté de soumettre ceux qui l’écoutent et fait tout pour entretenir le mythe des vertus de la pierre, dont il prétend détenir des morceaux. Mais si la posture des trois faux alchimistes illustre les dangers et les illusions de la parole en exercice, comment déterminer par le seul style de leur discours  au delà de leurs noms  s’ils représentent les cercles de la religion, comme ont semblé le penser la Sorbonne et Calvin ? Le caractère abstrait de l’attitude de chaque locuteur dans le Cymbalum est, d’ailleurs, attesté par la multiplicité des interpolations qu’on a voulu leur imposer : l’œuvre anonyme a successivement été perçue comme un pamphlet contre la religion catholique et contre le protestantisme ainsi que comme une défense des valeurs de l’évangélisme et comme un ouvrage d’athée… Le fait que Byrphanes et Curtalius voient un ‘«’ ‘ blasphem[e]’ ‘ 983 ’ ‘ ’» dans les propos de Mercure sur la qualité supérieure du vin de Beaune par rapport à l’ambroisie ne tient qu’à eux : le texte ne permet pas d’attester avec précision que le dieu se moque de manière cryptée de l’eucharistie. En somme, malgré sa dimension farcesque, le Cymbalum privilégie le dialogue au détriment du dialogisme et en partie la philosophie au détriment de la fiction. Les Livres rabelaisiens, au contraire, ne laissent pas planer de doutes sur la catégorie des sots ou des escrocs auxquels ils s’en prennent : mêlant le risible et le louable et sollicitant un panorama historique et sociologique, le romancier réalise la difficile gageure de conférer une intentionnalité bien trempée à chaque prise de parole et de lui faire porter du sens au delà de la satire. Prenons l’entretien de Pantagruel et de Panurge sur la manière de renforcer les murailles de Paris 984 . Le géant prétend que la ville est assez défendue par la « vertus des citoyens et habitans », tandis que son nouvel acolyte estime qu’il est besoin d’une défense matérielle. Or sa proposition consiste à prendre au sens propre l’apophtegme selon lequel la chasteté des femmes est un rempart contre tous les maux et le retourne contre le sexe faible : son esprit déluré lui représente un rempart fait des ‘«’ ‘ callibistrys des femmes ’» et des « bracquemards » des moines. Après avoir usé d’équivoques obscènes sur des termes d’architecture et de guerre, Panurge déclare la peur de la ‘«’ ‘ grosse verole »’ suffisamment dissuasive pour décourager les ennemis d’aller plus avant. Pantagruel rit à gorge déployée, attestant que les aphorismes moraux sont souvent en décalage avec la réalité du désir et qu’ils pèchent par idéalisme. Du coup, la satire cède la place à la polyphonie : tout en campant des personnages à l’ethos reconnaissable, Rabelais fait disputer des visions du monde ; plutôt que de confronter des réflexions mi-profondes, mi-vaines sur le thème du langage humain, il fait débattre des locuteurs de toutes sortes de sujets et relie chaque pensée à une posture sociale ou intellectuelle.

Par conséquent, sous la plume de Rabelais, les langages ne sont pas réduits à incarner les différents aspects de la vacuité de la parole : ils entrent en conflit dans la mesure où chaque style s’accorde à l’idéologie qu’il véhicule et où les réflexions sont développées par des citations, des exemples, des énoncés gnomiques, des contes et des bons mots. Du coup, le romancier n’en reste pas à un constat de mœurs et d’opinions : il fait dialoguer des logoi dans le but de mener une enquête d’ordre spéculatif et moral. À la pratique de la satire ménippéenne, il préfère le dialogisme romanesque : si les deux procédés sont également riches de potentialités cognitives, celui qu’il a élu lui impose la représentation de discours sociologiquement reconnaissables et l’exhibition, à tous les niveaux du texte  et pas seulement au niveau du dialogue entre les personnages , de débats idéologiques.

Notes
978.

Voir le chapitre intitulé « Le dialogue satirique de type lucianique : Bonaventure Des Périers » de M. K. Bénouis dans Le Dialogue philosophique dans la littérature française du XVI e siècle, Paris, Mouton, 1976, pp. 112-130, et l’éclairante introduction d’Y. Delègue dans son édition du texte, Paris, Champion, « Textes de la Renaissance », pp. 9-40, intitulée « Le Cymbalum Mundi ou la parole en question ».

979.

Le « Deuxiéme advis de l’imprimeur » de la Satyre Ménippée ou la vertu du Catholicon, 1594, Paris, Librairie des Bibliophiles, « Nouvelle Bibliothèque classique », s. d., pp. 4-28 et ici pp. 11-14, rappelle avec précision l’origine du genre : Varron a vulgarisé la ménippée dans le monde latin et a établi qu’à l’origine, la satura était « une façon de pastisserie ou de farce où l’on mettoit plusieurs sortes d’herbages et de viandes ». Du coup, la « Satyre » est présentée comme « farcie et remplie d’ironies gaillardes, piquantes toutesfois et mordantes » ; il est remarquable que, parmi les praticiens du genre, le nom de Rabelais soit allégué. Pour une présentation de la forme, voir M. Jeanneret, Des Mets et des mots…, op. cit., pp. 144-145.

980.

Cymbalum Mundi, P. H. Nurse (éd.), Genève, Droz, « Textes littéraires français », 1983, « Dialogue IV », pp. 39-41 et Cinquiesme livre, chap. 28, pp. 797-799.

981.

Cymbalum Mundi, op. cit., « Dialogue II », p. 16.

982.

Cinquiesme livre, chap. 18, pp. 766-767.

983.

Cymbalum Mundi, op. cit., « Dialogue I », p. 9.

984.

Pantagruel, chap. 15, pp. 268-269.