3 - L’affirmation de vérités singulières

Nous pouvons à présent envisager de confronter l’instauration de points de vue singuliers  parce que stylistiquement reconnaissables  dans le dialogue romanesque aux modalités d’échange des idées entre les devisants de M. de Navarre. Rompant avec la définition contemporaine du recueil de nouvelles, l’Heptameron est une fiction qui invite le lecteur à faire l’épreuve des difficultés de la prise de parti face à une multiplicité d’opinions probables. Alors que chaque postulat est tenu pour vrai par celui qui l’énonce, il ne réussit pas, une fois soumis à l’examen critique du reste de la compagnie, à emporter l’adhésion et à acquérir ainsi une portée universelle. Comme dans les dialogues rabelaisiens, le concert des voix rend ici problématique l’articulation du particulier et du général.

La stratégie qu’adopte la nouvelliste pour dynamiser les oppositions discursives est inconnue de Boccace. Si la narration est prise en charge par un personnage qui annonce d’emblée la leçon qu’il en tire, ses auditeurs s’expriment ensuite sur la tournure que les faits ont prise et sur l’attitude morale que leur suggère le cas exposé. À un récit orienté vers une signification morale explicite, souvent rapporté d’un point de vue omniscient, se substituent donc des analyses psychologiques et idéologiques ; l’opinion individuelle met alors en crise le modèle de l’exemplarité. L’histoire comique rapportée par Hircan sur la manière dont une femme et sa chambrière ont ridiculisé un mari empressé auprès de la jeune fille restitue ainsi le déroulement des événements et la colère de celui-ci, surpris en train de bluter à la place de sa servante 985 . Mais le commentaire dialogué fait vite oublier qu’Hircan invitait les femmes dont le mari était volage à une résignation souriante. Après l’allusion piquante de Parlamente à la frivolité de Simontault, qui rétorque, agacé, que sa femme n’a pas à se plaindre de lui, le sujet devient le suivant : de quoi les femmes ont-elles besoin pour être satisfaites de leur mariage ? C’est dire l’importance du décalage entre l’orientation première du récit et les objections qu’il suscite. Pour chaque nouvelle de l’Heptameron, une division insurmontable semble ainsi instaurée entre un discours et ses sens : le déroulement de la narration ne permet pas de trancher entre les diverses interprétations qu’en font les devisants ; dans la mesure où le narrateur ne peut valider aucune idéologie en particulier, véracité et exemplarité cessent d’aller de pair 986 . Cela s’applique, entre autres, au conte des premières amours de François Ier 987 . Parlamente annonce une histoire qui prouve que la vertu des faibles les transfigure dans l’adversité : malgré l’acharnement qu’a mis le prince de quinze ans à séduire une fille bâtarde et de condition modeste, celle-ci l’a repoussé en lui déclarant qu’elle l’aimait mais qu’elle voulait préserver son honneur, puisque son rang l’empêchait de l’épouser. Les femmes louent de concert ce souci de pureté, tandis que les hommes s’acharnent à déprécier celle qu’elles ont présentée comme une nouvelle Lucrèce : Hircan imagine qu’elle était engagée ailleurs, tandis que Saffredent se lance dans un long réquisitoire contre l’» honneur » féminin, qui complique parfois les relations amoureuses les plus sincères ; avec mauvaise foi, il loue également le prince d’avoir considéré comme son égale une jeune fille pauvre. Longarine semble aller dans son sens en reconnaissant ‘«’ ‘ qu’il a vaincu la commune malice des hommes ’», mais elle adresse là une nouvelle pique à l’auditoire masculin ; pour dissiper les contradictions, un autre conte commence alors. En somme, de la même façon que les incertitudes portant sur des phénomènes attestés empêchent de valider la justesse d’une opinion, l’hétérogénéité des points de vue ne se résorbe pas ici dans la formulation d’une morale définitive. Un dernier exemple complète cette analyse et nous ramène au dialogue rabelaisien : il s’agit des discussions qui suivent le récit par Dagoucin de l’assassinat d’Alexandre de Médicis par son cousin et serviteur Lorenzo 988 . Alors que le résumé donné par le conteur condamne par avance le meurtrier, la narration  et le titre choisi par Gruget  mettent l’accent sur la protection que le tyrannicide a souhaité apporter à sa sœur, convoitée par le duc, sur l’infidélité que celui-ci prévoyait de faire à sa femme et sur la violence de son maître ; le conteur conclut en affirmant que Lorenzo a été l’instrument de la vengeance de Dieu contre le « pecheur ». Comme à l’accoutumée, l’histoire engendre « diverses opinions » parmi les interlocuteurs, qui ne sont d’abord que résumées, peut-être pour des raisons d’actualité politique. Le débat prend ensuite une nouvelle tournure : la préservation de l’» honneur et conscience » des femmes peut-elle aller jusqu’à engendrer de tels meurtres ? Parlamente, suivie en cela par Dagoucin et Guébron, défend la notion d’» honneste amitié », qui implique que la femme prenne soin de sa vertu et que l’amant aussi veille à la préserver, voire à l’accroître. Mais voilà qu’Hircan, Simontaut et Saffredent ravalent l’idéalisme des considérations courtoises : ils affirment avoir toujours cherché à entacher la blancheur morale de celles qu’ils ont courtisées. Mieux, ils reprochent à Guébron de ne pas réaliser que son discours est précisément utilisé par eux de manière hypocrite pour faire succomber les « plus sages » ! Le naïf Guébron fait pâle figure à côté du caustique Saffredent, qui n’hésite pas à parodier le langage chrétien et platonicien :

‘– Vrayement dist Guebron, je vous pensois autre que vous ne dictes, et que la vertu vous feust plus plaisante que le plaisir. – Comment ? dist Saffredent, est il plus grande vertu que d’aimer l’homme comme Dieu l’a commandé ? Il me semble que c’est beaucoup mieux fait d’aimer une femme, comme femme, que d’en idolatrer comme d’une ymage. Et quant à moy, je tiens ceste opinion ferme, qu’il vaut mieux en user que d’en abuser 989 .’

La doctrine de la licence érotique contraste donc violemment avec l’idolâtrie à laquelle conduit la théorie de l’amour parfait sans qu’aucune de ces vues ne réussisse à entraîner la conviction de la partie adverse. Les différends n’étant pas réglés, il est ainsi évident que la possibilité de formuler un discours universel sur la réalité empirique et sur les normes de l’action est mise en péril dans les débats de l’Heptameron. Alors que Socrate parvenait à amener ses interlocuteurs de leur croyance en une opinion à l’alèthéia, c’est-à-dire à une vérité fondée en raison, ou encore de la connaissance individuelle ou sensitive à une connaissance de l’universel, aucun devisant n’arrive à démontrer l’évidence de sa position. Autrement dit, le particulier n’est pas généralisable et la diversité des actions et des caractères rend suspecte l’existence de lois valant pour l’ensemble des hommes : comme le dit M. Jeanneret, ‘«’ ‘ aucune construction intellectuelle ne peut, sans la mutiler, rendre compte de la diversité du réel’ ‘ 990 ’ ‘ ’». Nous avons là toute la leçon du Tiers livre : les consultations de Panurge pour savoir s’il fait bien de se marier sont vouées à l’échec parce que le sujet des propos relève de la philosophie morale, qui suppose en dernier ressort la mise en œuvre du jugement et de la volonté personnels. Quand il demande l’avis de Pantagruel, le géant le renvoie à sa propre détermination en usant du principe de la chanson de ricochet : ses réponses laconiques rebondissent sur le dernier mot des répliques de son interlocuteur, qui touchent pour le coup aux angoisses qui le travaillent 991 . Là où Panurge ne voit que ‘«’ ‘ sarcasmes, mocqueries, et redictes contradictoires ’», il y a la formulation d’un postulat épistémologique : certaines vérités changent de sens selon le point de vue d’où elles s’envisagent. De même, l’entretien avec le ‘«’ ‘ philosophe Ephectique et Pyrrhonien ’» Trouillogan met en scène l’impossibilité de résoudre le problème sur un plan abstrait 992  : par l’application systématique du principe sceptique de la contradiction des énoncés, le personnage est, certes, ridicule, mais il démontre que les savants ne peuvent donner de solution pratique à un problème de cette nature. Si les dires de Pantagruel dans le roman sont sages, ils ne sont pas parole d’Évangile : le système de double glose des prédictions a pour rôle d’inviter le lecteur à prendre en compte de la même manière chaque jugement personnel. Dès lors, l’Heptameron a en commun avec les romans rabelaisiens, spécialement le Tiers livre, d’élaborer des disputes véritablement ouvertes ; si leur formulation et leur organisation sont d’ordre didactique dans l’Heptameron, cela ne débouche sur aucune certitude. On pourrait chercher des distinctions entre la pratique de la polyphonie par M. de Navarre et par Rabelais : la structure de la nouvelle à cadre limite la diversité des débats et sépare encore trop clairement le narratif du discursif ; l’appartenance des devisants à un même milieu social n’actualise pas aussi bien que le couple Pantagruel-Panurge ou Pantagruel-frère Jean les oppositions idéologiques ; enfin, la relative uniformité des manières de s’exprimer des devisants fait qu’ils se singularisent plus par leurs idées que par un style propre. Toujours est-il que, dans ces fictions, le dialogue ou plutôt le dialogisme s’impose communément ‘«’ ‘ comme la formule attendue pour recueillir en vérité des éclats de la Vérité’ ‘ 993 ’ ‘ ’».

À ce point de notre étude de l’épistémologie fondée par le roman rabelaisien, la subjectivité empiète dangereusement sur le champ de la connaissance : le recours à une forme dialoguée non dialectique et l’établissement de la prééminence de la singularité des opinions n’est pas loin de nous faire conclure à la relativité des savoirs. De l’affirmation que le langage est le véhicule de vérités personnelles socialement et historiquement déterminées, au postulat selon lequel il n’y a pas du tout de vérité objective, il y a un pas que nous ne saurions franchir sans examiner de près la théorie de ceux qui estiment que le vrai et le bien ne sont qu’un effet de langage, à savoir les sceptiques et les sophistes. Nous allons bâtir notre réflexion plus spécifiquement à partir de la doctrine des seconds, même s’ils ont en commun certains postulats, comme la réfutation possible de tout discours par une argumentation en sens contraire, et certaines conclusions, comme l’impossibilité d’arrêter un jugement vrai universellement. Selon Protagoras et Gorgias, la vérité est un jugement de valeur subjectif que le discours se charge de formuler ; ce qui semble à chacun est en vérité tel qu’il lui semble et le « discours fort » s’avère celui qui est susceptible de recueillir l’assentiment d’une majorité de sujets ; le discours est donc le lieu de la construction d’un savoir limité, même s’il n’y a pas de connaissance hors discours 994 . Rabelais récuserait-il le dogmatisme verbal au profit d’un relativisme radical ?

Notes
985.

L’Heptaméron, op. cit., « Septième journée », nouvelle 69, pp. 556-558.

986.

Ce point est développé par P. de Lajarte dans « L’Heptaméron et la naissance du récit moderne. Essai de lecture épistémologique du discours narratif », Littérature, n° 17, 1975, pp. 31-42 et ici pp. 40-41. Il est repris dans l’étude de l’œuvre par M. Jeanneret intitulée « Le récit modulaire et la crise de l’interprétation. À propos de l’Heptaméron », in Le Défi des signes…, op. cit., pp. 53-74 et ici pp. 67-71.

987.

L’Heptaméron, op. cit., « Cinquième journée », nouvelle 42, pp. 409-421.

988.

Ibid., « Deuxième journée », nouvelle 12, pp. 167-176.

989.

Ibid., p. 175.

990.

« Le récit modulaire… », art. cit., p. 68.

991.

Ibid., chap. 9, pp. 377-379.

992.

Ibid., chap. 35-36, pp. 458-463.

993.

Y. Delègue, « Du dialogue », art. cit., p. 151.

994.

Voici comment A. Comte-Sponville, dans « La volonté cynique », art. cit., p. 40, définit l’articulation de la connaissance, du langage et de la subjectivité dans la doctrine de Protagoras :

Les sophistes enseignaient qu’il n’est aucune vérité objective qui soit accessible aux hommes, et que ceux-ci ne peuvent par conséquent sortir de la relativité des points de vue. De là le règne du discours, qui triomphe non en tant que voie d’accès à l’être (puisqu’une telle voie est interdite et peut-être sans objet) mais comme créateur de valeur, de « vérité », de consensus : non comme voie d’accès à l’être, mais comme instance d’engendrement de ce qui en tient lieu !