III - Rhétorique de l’aporie : la mise en équivalence d’énoncés contradictoires

Parmi les formes que Rabelais emprunte à la rhétorique, le panégyrique comique nous intéresse en ce qu’il a été pratiqué par les sophistes antiques et que, caractérisé par la soumission complaisante aux artifices du verbe, il engage un mode de pensée par contradiction : les orateurs cherchaient à expérimenter le pouvoir séducteur et illusionniste du logos en même temps qu’ils refusaient les principes de la philosophie platonicienne. Tout en utilisant les procédés démonstratifs chers à la sophistique, l’éloge paradoxal se situe à la croisée de la tradition ménippéenne et de celle des rhéteurs 995 . L’utilisation rabelaisienne du procédé associe la rhétorique à une réflexion qui privilégie le mouvement de la quête de la vérité plutôt que son point d’aboutissement. Or quand le dialogisme romanesque s’inscrit dans le cadre d’un discours qui argumente de façon sérieuse sur un sujet dérisoire ou qui loue avec amusement une matière grave, les divergences idéologiques se renforcent au point que les unités langagières s’opposent terme à terme : le lecteur est contraint d’envisager simultanément, et non plus successivement, les postures énonciatives et intentionnelles. Nous allons voir que ce renforcement de la polyphonie par l’imposition d’une saisie concomitante des termes du contrepoint se réalise selon deux modalités dans les romans : soit les langages incompatibles se répartissent en deux énoncés disposés parallèlement, soit les voix invitées à s’exprimer sur le sujet, dont l’une est celle la doxa, se mêlent dans un énoncé unique.

Notes
995.

Le lien entre les deux écoles est accompli dans l’œuvre de Lucien, qui excelle aussi bien dans le genre de la diatribe que dans celui du prône facétieux. Pour l’adaptation du procédé lucianique de la contradiction par Rabelais, voir l’article d’A. Tournon intitulé « Le paradoxe ménippéen dans l’œuvre de Rabelais », in Rabelais en son demi-millénaire, op. cit., pp. 309-317. Pour l’invention et le développement de cet exercice de rhétorique dans l’Antiquité, voir P. Dandrey, L’Éloge paradoxal de Gorgias à Molière, Paris, P.U.F., « Écriture », pp. 9-35.