a - L’éloge et le blâme facétieux assumés par plusieurs locuteurs

La capacité de débattre de toutes les manières possibles sur une matière saugrenue ou sur une question de morale relève de ce que la Renaissance appelle la declamatio. Cette forme travaille sur la mobilité énonciative des locuteurs et l’interchangeabilité des actes linguistiques. À ce titre, elle participe au mouvement de refonte de la dialectique : au début du siècle, certains humanistes entendent libérer le raisonnement logique des plaidoyers ostentatoires et de l’argumentation pro et contra de la scolastique 996 . Comme l’explique C. Agrippa, qui fait paraître en 1527 une ‘«’ ‘ declamatio invectiva ’» sur la vanité des sciences, un tel exercice d’école propose à la fois des vérités et des affirmations douteuses, que l’orateur reprend plus ou moins à son compte 997 . La difficulté consiste évidemment à faire le partage, dans le système d’équivalence, entre les énoncés valables et ceux qui ne le sont pas. La forme de l’encomium a la particularité, par rapport à la déclamation, de porter sur une matière saugrenue ; nous allons ici nous intéresser aux cas où deux discours épidéictiques  d’éloge ou de blâme  contradictoires sont tenus sur le même sujet.

Le Tiers livre affectionne particulièrement l’argumentation ostentatoire : en plus des déclamations magistrales sur le mariage et sur la divination, il sollicite la sagacité du lecteur sur des questions de toute envergure. Nous pouvons distinguer deux sortes d’éloges rabelaisiens, en fonction de leur dominante spécieuse ou critique 998 . La première manière de dispute a moins pour but de convaincre que d’étourdir et de séduire par des arguties intellectuelles et des jongleries verbales. Le choix d’énoncés antithétiques construits sur une même forme rhétorique souligne mieux encore le fait que l’établissement de leur sens est différentiel ; les deux exemples que nous allons analyser en relèvent 999 . Les deux blasons du « couillon », d’abord, interviennent à un moment où Panurge, interrogeant frère Jean sur la décision qu’il doit prendre quant à son mariage, se dit ‘«’ ‘ tout matagrabolisé en [s]on esprit ’» : il a trop consulté d’autorités inspirées ou savantes, expertes dans leur domaine mais incapables de l’aider à faire son choix. Maintenant que Pantagruel lui assure qu’il sera cocu, il veut du réconfort : se tournant vers le moine ribaud, il cherche assurément autre chose qu’un nouveau discours de spécialiste. Panurge se lance donc dans l’apologie enthousiaste à la fois du membre viril de son interlocuteur et, par métonymie, de celui-ci. En réponse, frère Jean l’invite à prendre femme puis émet une recommandation de taille : Panurge devra veiller à toujours ‘«’ ‘ bien lier et continuer [s]es coups » ’s’il veut éviter d’être cocu. Suit alors la liste des faiblesses de Panurge, qui prend la forme d’un contre-blason du sexe masculin. Les défaillances physiques et les tares morales énoncées renvoient à la fois à la vérité du corps vieillissant et à l’incapacité du personnage à se décider. Du coup, les litanies de Panurge et de frère Jean disent des vérités ontologiques, mais en rejouant de manière comique le drame de l’existence. Le délire admiratif ou dépréciatif a, par ailleurs, une efficacité puisque, sur un fond de psychodrame, il propage une énergie immense. Pour leur part, les discours respectivement tenus sur le ‘«’ ‘ fol ’» Triboulet posent les jalons d’un système de pensée diacritique. À la différence des blasons du couillon, qui s’enchaînent successivement, ceux de la folie sont tenus simultanément par Panurge et Pantagruel, qui quitte alors son ethos d’austère prédicateur. Cette description outrée à deux voix mêle forme lyrique et dialogue et fait correspondre presque termes à termes les antonymes adjectivaux à valeur ontologique. La plurivocalité est alors à son comble : outre le travail de la sonorité des mots, chaque discours se caractérise par sa volonté de faire admettre une vision spécifique de l’identité de Triboulet. Pour Pantagruel, il s’agit d’un sage-fou dont le regard est porté vers la voûte céleste ; pour Panurge, il ne mérite que des épithètes dépréciatives en lien avec la vie terrestre. L’ambivalence des catégories axiologiques a un enjeu de taille puisqu’elle rejoint la double nature de la folie définie par Érasme : si le personnage vit dans l’amour chrétien, oubliant les affections humaines pour se tourner vers le Très-Haut, on pourra considérer ses propos comme inspirés par Dieu ; mais s’il n’est qu’un benêt ‘«’ ‘ bien mentulé ’» qui ne se soucie que de la ‘«’ ‘ prime cuvée ’», ses dires et ses actions passeront pour grotesques. Évidemment, Rabelais ne tranche pas plus ici qu’ensuite : chaque personnage interprétera les signes du fou ou du saint ‘«’ ‘ à son devis ». ’En eux-mêmes, les discours ne permettent pas au lecteur de déterminer la validité de l’une ou de l’autre opinion : aucun critère linguistique ne peut les départager sur la question de la vérité de l’être et sur la valeur à lui accorder ; chaque locuteur est, en somme, la mesure de toute chose.

Sous le masque de l’exagération ou de l’absurde, le panégyrique comique affecte le sens des langages, rend instable leur axiologie et déplace les critères de leur énonciation ; ce faisant, il propose une appréciation nouvelle de la réalité. Mais si l’on peut affirmer une chose et son contraire au sujet d’une même idée, il devient envisageable que la valeur et la vérité ne résultent que d’un certain agencement plus ou moins efficace du discours : dans le cadre d’énoncés ambivalents, tout est opinion si les prises de parole sont également justes et si la contradiction est indépassable. Les blasons parallèles mais contradictoires semblent railler le projet d’accéder à une vérité. Doit-on alors se réjouir de l’engendrement incontrôlé des vérités subjectives et langagières et se résigner à êtres payés de mots ?

Notes
996.

Sur cette conciliation de la dialectique et de la rhétorique dans la pédagogie de R. Agricola et de P. Melanchton, nous renvoyons aux notes de Pantagruel, pp. 1103-1104 et à ce passage de Cornucopia…, op. cit., p. 183 :

[…] La logique, objectaient les humanistes, ne préserve la rigueur qu’en faisant abstraction des circonstances habituelles d’emploi du langage : de la performance (au sens linguistique du terme). D’où la volonté d’Agricola et de quelques autres de construire une logique performative (la dialectique) qui garantisse la validité de chaque énonciation au moment où elle se produit.
997.

Sur ces propos d’Agrippa et sur la pratique de la déclamation par Rabelais, voir la notice du Tiers livre, pp. 1347-1351, où M. Huchon précise que l’argumentation, chez les théologiens médiévaux, s’achève sur une « détermination », tandis que la redescription rhétorique ne cherche pas à conclure de façon dogmatique.

998.

Nous reprenons ici la distinction de P. Dandrey entre le « pseudo-encomion dérisoire » et le « pseudo-encomion critique ».

999.

Tiers livre, respectivement chap. 26, pp. 432-484 et chap. 28, pp. 439-441 puis chap. 38, pp. 470-473. Pour l’analyse de ces passages, voir F. Rigolot, Les Langages de Rabelais, op. cit., pp. 164-166 et pp. 167-172.