Chapitre 3
La fondation d’une méthode d’accès au sens :
performance de la praxis romanesque

L’étude du précédent chapitre a révélé, après le constat déroutant de la bigarrure verbale, la possibilité d’une phase constructive du sens. La représentation de discours disparates et labiles dans les nouveaux romans de la Renaissance n’interdit pas au lecteur de peser avec justesse l’axiologie de chacun d’eux et d’établir des sens provisoires. Plus précisément, le lecteur passe par deux phases successives : dans un premier temps, il se trouve confronté au problème de l’éventuelle aporie du sens véhiculé par des unités stylistiques hétérogènes ; après avoir contribué à mettre en crise des codes spéculatifs et moraux, il lui revient de faire usage de son jugement et de réfréner son inclination pour l’épochè en tentant de composer avec les opinions en dialogue. Ce double rôle qui lui est conféré nous invite à considérer la dimension pragmatique de la narration romanesque. Nous avons déjà vu certains aspects de l’action que nos œuvres, caractérisées par le primat du langage et de l’imaginaire, opèrent sur le réel : elles postulent que toute image d’un énoncé est porteuse d’une vision du monde et inventent de toutes pièces des mondes fictifs 1012 . Nous voudrions étudier ici l’aspect le plus sensible de l’efficacité de la stratégie discursive de nos romanciers, à savoir l’instauration d’un mode opératoire de déchiffrement. Grâce aux analyses de l’École de Prague et des sémioticiens, il est aujourd’hui admis que l’élaboration du sens d’une œuvre littéraire implique de manière complémentaire l’auteur et le lecteur : le destinataire se doit d’» agir interprétativement » comme le destinateur ‘«’ ‘ a agi générativement »’ ‘ 1013 ’ ‘. ’Cela suppose que le texte éduque son lecteur, qu’il lui donne les moyens d’actualiser avec justesse ses ressources interprétatives. Nous pensons que la méthode qui lui est proposée par les romans de Rabelais, d’H. de Crenne, de Des Autels et d’Aneau consiste en une pensée par évaluation contrapuntique : par la prise en compte de la contradiction des pensées, nos œuvres peuvent revêtir des significations, certes ponctuelles et instables, mais qui ont valeur de certitudes. Pour les déterminer sans les dénaturer, le lecteur doit être sensible à la façon dont se présentent les énoncés représentés et l’auteur, pour sa part, doit signifier ses intentions au moment où il imite le langage d’autrui. Nous nous proposons donc d’analyser les modalités de coopération entre les instances de production et de réception romanesques dans l’exercice de cognition dialogique.

Partons de l’idée que l’écriture romanesque met en relation deux sujets : par l’épreuve de confrontation à l’altérité discursive qu’ils imposent, nos récits engagent une libération de la conscience singulière tant de l’auteur que du lecteur. D’un côté, en effet, le maître du discours cède la parole à toutes sortes de voix fictionnelles pour trouver une position juste de discours. De l’autre, le narrataire, occupant la place que le texte lui assigne, participe aux débats en tant que co-énonciateur ; cherchant à opposer à son tour un contre-discours aux locuteurs qui mettent en avant leurs idées, il entre dans le concert polyphonique. La création et la compréhension, par leurs implications linguistiques et épistémologiques, ont donc la particularité de susciter l’avènement de deux consciences subjectives : le passage obligé par une relativisation des langages du monde permet au romancier et au lecteur de s’affirmer comme des individus uniques mais ouverts au reste de l’humanité. Pour mesurer la puissance quasi performative de nos romans, nous commencerons par analyser le contrôle exercé par l’auteur sur le lecteur et la flexibilité finalement limitée de leur moule interprétatif. Nous verrons ensuite comment l’utilisation méticuleuse de cette méthode d’accès au sens fait émerger la position du romancier, définitive au terme de chaque processus dialogique. Nous nous demanderons, enfin, de quelle façon s’articulent lecture, savoirs et vie pratique dans nos œuvres : non seulement le lecteur est amené à évaluer les possibilités d’application des savoirs culturels sur un plan humain, mais il lui faut aussi renoncer à son caractère de destinataire idéal et abstrait et agir en tant qu’individu autonome et réfléchi dans la rencontre des autres et de leurs opinions.

Notes
1012.

Voir, pour ces deux aspects, le chapitre 3 de la deuxième partie, pp. 396-410 et pp. 420-425.

1013.

U. Eco, Lector in fabula, ou la coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, « Figures », 1985 [1ère éd. Milan, 1979], p. 71. L’auteur développe dans cet ouvrage la théorie du « Lecteur Modèle », capable de répondre aux injonctions herméneutiques de l’auteur.