1 - Le dialogisme comme protocole de lecture

Le critère essentiel de limitation de la liberté du lecteur est la relation dialogique établie par le romancier entre certains énoncés. Nous savons qu’elle ne consiste pas en une confrontation d’ordre logique, fût-il dialectique, entre des unités verbales finies, proférées par des instances de parole distinctes : il s’agit d’un mouvement de transvaluation fondé sur une saisie concomitante des unités discursives. Alors que le dogmatisme et le scepticisme rendent artificielle ou inutile la discussion entre les consciences, le dialogisme suppose que le Vrai existe mais que nul ne le connaît a priori : chaque homme doit faire usage de sa raison, inventer son langage et confronter ses conclusions à celles des autres hommes pour espérer atteindre l’universelle vérité. L’espoir de convaincre ne passe pas, comme chez les sophistes, par l’élaboration d’un discours fort mais par la création d’une expression antithétique ou contrastive. Par l’analyse de celle-ci, le lecteur peut déterminer le parti auquel s’arrête provisoirement le romancier.

Le fait de privilégier des lectures plurielles en un même instant impose de ne jamais considérer qu’un énoncé est le représentant direct de la position de l’auteur. La tentation de le faire est d’autant plus grande que les romans déroutent et laissent perplexe : même soucieux de ne pas trahir la subtilité des récits, le lecteur a tendance à valoriser les bribes de langage qui ont un caractère plus ou moins édifiant et qui lui paraissent peu mises à distance par le locuteur-scripteur. Or dans les Livres rabelaisiens, par exemple, il est rare que les exposés en forme de programme  évangélique, humaniste ou autre  aient totalement autorité dans le microsystème énonciatif auquel ils appartiennent. La lettre de Gargantua à son fils s’avère, de ce point de vue, exemplaire 1014 . Le décalage entre, d’un côté, une méditation philosophique et théologique sur la destinée humaine qui débouche sur un encouragement à l’étude éclairée des humanités et, de l’autre, un usage ronflant de la rhétorique cicéronienne ne trouve pas à se résorber dans une position médiane, qui équilibrerait les deux pôles de la formulation. Sans aller jusqu’à dénoncer le pédantisme d’un ignorant, la teinte parodique de l’épître signale une nuance apportée à l’enthousiasme spirituel et culturel du rédacteur : l’idéal de la lettre, écrite « de Utopie », apparaît comme en rupture avec le réel. Le manifeste anti-scolastique et humaniste a une valeur théorétique, mais il ne saurait constituer un modèle pour l’action  sinon pour la formule bien connue ‘«’ ‘ science sans conscience n’est que ruine de l’ame ’». Pantagruel ne nous donne-t-il pas lui-même, à la fin de la tempête, une leçon de prudence herméneutique, alors précisément qu’il s’exprime en personnage d’apophtegme 1015  ? Tandis que nous étions tout prêts à condamner Panurge pour sa peur paralysante et ses invocations intéressées aux saints et à nous rallier à l’activisme de frère Jean, en dépit de la verdeur de ses jurons, voici que le géant affirme que la mort sur mer a de quoi inquiéter et qu’il a toujours de l’estime pour son compagnon. Au lieu de tenir un discours sur la confiance dans le projet de Dieu, Pantagruel fait une simple allusion à la nécessité de s’» evertu[er] » et insiste sur les implications émotives, plus que théologiques, de l’épisode. Il ne faut donc pas choisir entre les termes de l’opposition dialogique, mais saisir la nuance apportée par chaque langage à l’orientation générale du passage. C’est ce dont témoignent les diverses prises de parole des Pantagruélistes à la fin de leur repas dans le port d’Utopie 1016 . D’une part, Pantagruel confectionne un trophée avec des pièces d’armement et compose un poème à la gloire de la grâce divine et de la mètis humaine ; de l’autre, Panurge imite les gestes et les dires de son maître en les transposant au thème de la nourriture. Après ces éloges, le registre du sexe entre en scène et un étonnant raccourci exhibe le conflit entre les trois visées axiologiques :

‘Lors dist Pantagruel.
« […] Il n’est umbre que d’estandartz, il n’est fumée que de chevaulx, et clycquetys que de harnoys. » À ce commencza Epistemon soubrire, et dist.
« Il n’est umbre que de cuisine, fumée que de pastez, et clicquetys que de tasses. »
À quoy respondit Panurge.
« Il n’est umbre que de courtines, fumée que de tetins, et clicquetys que de couillons. »’

Les clichés chevaleresques entrent donc en dialogue avec le discours du ventre et du bas-ventre, ce qui confère à la guerre des proportions humaines. Par le balancement établi entre les deux poèmes et entre les répliques de Pantagruel, d’Épistémon et de Panurge, le récit prend donc le parti d’associer le familier et l’épique. Une fois que Pantagruel se sera prêté au jeu, la dignité héroïque sera réévaluée : l’évocation des pygmées engendrés par ses pets, en lutte perpétuelle avec les grues, prend une tonalité héroï-comique qui inverse la précédente vision burlesque du combat. Dans Alector également, il y a danger à vouloir privilégier certaines unités discursives par rapport à d’autres : si les notations comiques ne perturbent pas toujours l’orientation des propos, les paroles du narrateur extradiégétique, de Franc-Gal ou de Croniel ne doivent pas être prises pour argent comptant. Parce qu’Alector n’est pas exactement un roman à visée pédagogique et morale, il ne prône pas de manière claire et unifiée un enseignement sous le voile d’un mythe nouveau 1017 . Le dialogisme, c’est-à-dire les phénomènes d’attraction et de répulsion entre la voix du romancier et celle des divers personnages-conteurs, doit être pris en compte dans chaque prise de parole, même solennelle. Prenons l’exemple de la pause que fait Croniel dans son récit de l’enfance de Désaléthès, fils de l’usurier Mammon et de la belle Thanaise 1018 . Son père a confié son instruction à Pseudomanthanon, docteur dans les ‘«’ ‘ bons arts de faulseté et de mensonge ’». Après une longue liste des connaissances que celui-ci enseigne, qui vont des sciences occultes aux pratiques bancaires en passant par la médecine, le droit et la sophistique, le narrateur énumère les auteurs et les œuvres qui doivent à son éducation :

‘De l’escole duquel, comme les gendarmes du ventre du cheval Troian, sont sortiz infiniz gens savans, mesmement Grecz, comme Lucian, ès vrayes narrations, Homère et les Poëtes quasi tous, excepté Lucan, Lucret, Columel, Caton, Theognis, Phocylides, Arat et quelques autres, qui en furent banniz. De là sont sortiz aussi les plaisans Rommans de Lancelot du lac, de Tristan, Perseforest, Amadis de Gaule, Palmerin et semblables, et mesmement en est procédé le premier exemplaire de l’Alcoran en langue Arabesque, depuis traduict en Latin.’

Sauvant de l’autodafé des poèmes historiques, philosophiques et agronomiques ainsi que les recueils gnomiques, Croniel décrie les romans de chevalerie anciens et récents en les mettant sur un pied d’égalité avec le Coran. Alector étant aussi un ouvrage de fiction, nous avons en fait affaire à un blâme paradoxal de la littérature : la condamnation par le prêtre d’Orbe des inventions humaines qui enfreignent la vérité est conjointement un éloge du mensonge. L’adjectif ‘«’ ‘ plaisants ’» est ainsi employé en syllepse : conformément au caractère polyphonique du discours, il a une orientation à la fois euphorique, signifiant qui plaisent, et dysphorique, signifiant qui font rire, ridicules. À la manière de Gohory dans les préfaces d’Amadis, Aneau invoque ici le topos du mensonge romanesque précisément pour organiser la défense du genre, à ceci près, bien sûr, qu’il n’entend pas promouvoir le roman de chevalerie mais l’histoire fabuleuse lucianique. Une même confusion se produit entre les niveaux de récit dans les Angoysses : tandis que la narratrice entend se démarquer du personnage qu’elle a été, nous avons établi que le mécanisme du psychorécit distancié s’enraye par endroits. Il ne faut donc jamais prendre au pied de la lettre la formulation par Dame Hélisenne d’un discours accablant au sujet de sa passion passée. Si les passages où la narratrice elle dénonce ‘«’ ‘ [s]on amoureuse » ’ou ‘«’ ‘ oultrageuse folye ’», ‘«’ ‘ la folle amour qui [la] possedoit et seigneurioit ’» et le fait que ‘«’ ‘ [s]a pensée estoit occupée de venimeuse amour »’ ‘ 1019 ’ ‘’entrent en dialogue avec ceux de l’héroïne, rien ne garantit, en fait, la victoire de la vision du sujet de l’écriture sur celle de la femme en mal d’amour. Il se pourrait même qu’une polyphonie se produise dans certains propos du personnage féminin. À un endroit, Hélisenne, déçue par la conduite de Guénélic, se reproche ‘«’ ‘ [s]es multipliées faultes, et exhorbitans pechez ’» ainsi que ‘«’ ‘ [son] cueur variable ’» et invoque le ‘«’ ‘ vivre pudicque ’» contre les ‘«’ ‘ trebuchantz appetitz »’ ‘ 1020 ’ ‘. ’Par exception, elle entérine la morale de la narratrice et nous prouve que le tiraillement de celle-ci entre le rejet de la passion et l’aveu de la persistance du sentiment se retrouve dans la conscience de l’héroïne. Dame Hélisenne admet ici qu’elle aussi éprouve déjà un ‘«’ ‘ remords de conscience’ ‘ 1021 ’ ‘ ’». La position du narrateur principal de la Mythistoire est également difficile à cerner : certaines de ses interventions traduisent de manière certaine un décalage avec le propos tenu sans que l’on puisse être sûr de la portée de la mise à distance. C’est ce qui se produit après l’évocation des événements du 25 juin 1547, où il est dit que Gaudichon a provoqué une émeute en jetant ‘«’ ‘ par dessus les murs de la ville » ’des franciscains 1022 . Songe-creux reproduit le dizain que celui-ci a fait sur le caractère honteux de l’attaque d’écoliers sans défense par des moines armés. Il s’exprime lui-même ensuite en ces termes :

‘Tout iroit mieux, si les Magistrats estoyent vigilans à punir telles insolences, pour la conservation de la Republique, selon le devoir de leur charge. Car c’est peu de chose d’avoir les loix, si les Magistrats ne les entretiennent, l. ij ff. §. post orig. jur. cap. ubi periculum. de elect. lib. ij. Dieu le Seigneur y mette ordre, si autre n’y veuille mordre. Amen.’

Ainsi s’achève, de manière abrupte, le chapitre. Comment comprendre ces phrases mâtinées d’humour ? Songe-creux milite-t-il en faveur de l’application répressive du droit pour garantir l’ordre public ou son exhibition d’un parti pris légaliste relève-t-elle de l’affectation ? Selon nous, l’invocation divine, la paronomase entre « ordre » et « mordre » et l’allégation pédante d’un titre de loi ne ratifient pas une amorce de satire des hommes de loi, mais servent à donner de la légèreté à l’injonction légaliste précédente et à préparer un retour au récit. Un sens se dégage donc du passage, mais il serait illusoire de prétendre le déterminer en faisant la synthèse de l’opinion des voix qui s’y expriment.

L’exercice de décryptage du dialogisme est donc périlleux : il suppose de cerner la complexité des rapports entre toutes les unités corrélées sans leur surimposer de l’extérieur une signification catégorique. Une fine perception des moyens stylistiques employés est la condition sine qua non pour espérer faire jaillir une signification de la mise en tension des divers discours pour saisir celui du locuteur-scripteur. Le lecteur se doit donc d’être polyglotte, d’accepter d’habiter simultanément plusieurs maisons de langage : si chaque homme n’accède qu’à des savoirs et à des valeurs relatifs et incomplets, une conscience multilingue peut espérer atteindre la plénitude du sens.

Notes
1014.

Nous poursuivons l’étude que nous en avons faite au chapitre 1 de cette partie, p. 463.

1015.

Quart livre, chap. 22, pp. 592-593.

1016.

Pantagruel, chap. 27, pp. 308-311.

1017.

Selon M. M. Fontaine, au contraire, il s’agit d’un roman « gaulois » qui a pour ambition de valoriser la descendance française des Troyens et qui affirme l’existence d’un Dieu unique, créateur de l’univers. Sur la question de la mythographie, voir l’introduction d’Alector, t. I, pp. LXII-LXVIII, et sur celle de la cohérence interne entre les mythes gaulois et la prisca theologia, voir son article intitulé « Alector, de Barthélemy Aneau, ou les aventures du roman après Rabelais », in Mélanges sur la littérature de la Renaissance à la mémoire de V.-L. Saulnier, Genève, Droz, 1984, pp. 547-566.

1018.

Alector, chap. X, p. 73. Dans un article intitulé «‘L’enfant desallaité’ : envie et création dans la fiction humaniste de la première Renaissance (Des Périers, Rabelais, Barthélemy Aneau) », à paraître, G. Polizzi propose une étude suggestive de la figure de Désaléthès en double du romancier, qui l’amène à souligner l’importance que revêt aux yeux d’Aneau le thème de la fiction.

1019.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, respectivement pp. 144, 145, 162 et 148.

1020.

Ibid., partie I, pp. 209, 210 et 199.

1021.

Ibid., partie I, p. 139.

1022.

Mythistoire barragouyne…, chap. 15, pp. 81-82.