3 - Les implications réflexives de l’organisation du récit

Il est une autre façon employée par nos romanciers pour faire entendre leur projet herméneutique : dans la mesure où ils tiennent communément à construire une trame narrative, il est normal que la façon qu’ils ont de conduire le récit renseigne sur leur vision du monde. Nous avons déjà essayé de cerner en quoi le ménagement de pauses intermédiaires et de l’attente du dénouement induit un déchiffrement spécifique des œuvres 1038 . Nous voudrions ici envisager de manière plus générale l’activité cognitive suscitée par la mise en intrigue, par le biais d’une question : dans le cas cas où le mythos mime la révélation d’une vérité supérieure, comment le romancier s’y prend-il pour planifier sa découverte dans l’expérience temporelle de la lecture ?

La question de l’orientation de l’histoire vers un telos, dont les formes conventionnelles peuvent être les retrouvailles avec la famille, le mariage et l’accès au trône, n’est pertinente que dans le cas des romans qui acceptent de mimer un ordre intelligible. Les Livres de Rabelais, en l’occurrence, entrent mal dans ce cadre : en dehors des Tiers et Quart livres et du début du Cinquiesme livre, les romans présentent bien un parcours intellectuel et spirituel, mais la mise en cause de l’exemplarité dans les dénouements de Pantagruel et de Gargantua montre assez la réticence qu’il a eu tôt fait d’avoir par rapport aux différents modèles d’orientation téléologique du récit. Arrêtons-nous plutôt sur les Angoysses et sur la Mythistoire, dont nous connaissons cependant les incertitudes dans la conduite de l’intrigue : le récit d’Hélisenne fluctue sans cesse entre la tension vers le dévoilement d’une destinée édifiante et le piétinement et celui de Des Autels entre une fin heureuse, peut-être à dimension communautaire, et le retour en arrière. Les héros finissent-ils, malgré tout, par retrouver ‘«’ ‘ leur place dans un ordre moral, politique et social établi ’» et perdent-ils ‘«’ ‘ ce qu’ils ont de particulier » ’pour ‘«’ ‘ accéder au général »’ ‘ 1039 ’ ‘ ’? Dans les Angoysses, d’abord, il apparaît qu’à part lors de leur agonie, aucun des amants ne subit d’évolution psychologique ou morale. Dame Hélisenne cherche encore des arguments pour disculper son ami au début de la seconde partie, censée avoir été écrite à la même période que la troisième. Quant à Guénélic, les discussions qu’il a à plusieurs reprises avec d’autres personnages démontrent qu’il ne peut être raisonné par personne, obnubilé qu’il est par Cupidon. Par exemple, à l’ermite qui l’enjoint de s’abstenir des « delitz charnels : car continuellement ilz bataillent et sont adversaires de l’ame », le jeune homme répond par le pastiche du sermon de la Dame des Belles Cousines à Saintré 1040 . Selon lui, l’amour d’une honnête femme permet au ‘«’ ‘ vray amoureux ’» d’éviter les sept péchés capitaux : à l’orgueil se substitue la charité, à l’avarice la prodigalité ; l’envie, la colère, la paresse et la gloutonnerie sont évitées par la considération portée à la dame ; la luxure, enfin, est écartée par l’absence de fréquentation des prostituées. Or le décalage entre cette théorie, inspirée de l’éthique provençale de l’amour de loin, et l’» ardent desir » qui travaille Guénélic lors de la conversation  il le reconnaît lui-même  prouve que le personnage persiste à ressentir un amour voluptueux. De même, son déplacement géographique n’est pas, comme dans les romans de chevalerie, la transposition d’un itinéraire amoureux et spirituel : en regard de la vaillance dont fait preuve Quézinstra, l’héroïsme de Guénélic n’a rien d’exemplaire ; son adoubement et les épreuves qualifiantes qu’il accomplit paraissent même artificiels. La période pseudo-chevaleresque du jeune homme ne fait donc pas plus de lui un vertueux combattant qu’un parfait amant  courtois ou néo-platonicien ; il a beau affirmer qu’il applique les valeurs médiévales, le sentiment qu’il éprouve relève, selon nous, de la libido d’un bout à l’autre du roman. Du coup, la sublimation ultime du « fol amour », héritée des romans sentimentaux étrangers, ne constitue pas un telos pour le récit ; la fixité actantielle a tendance à démentir larésolution idéale du roman. Des ambiguïtés similaires apparaissent dans les étapes de la diégèse de la Mythistoire. Fanfreluche et Gaudichon semblent promis à un destin supérieur ; pourtant, ils vont d’histoires insignifiantes en déconvenues. L’épisode de la rencontre par Gaudichon de satyres et de demi-dieux, bientôt rejoints par la déesse Délie et ses nymphes, est emblématique du manque de hauteur du personnage : alors qu’il prétend ‘«’ ‘ fai[re] du Poëte’ ‘ 1041 ’ ‘ ’», il prend peur face à ces êtres mythiques, qu’il qualifie superstitieusement de « diables » et de « fantosmes ». Au lieu de se confronter au merveilleux des Anciens, il « pren[d] au peton » à travers champs. La tonalité burlesque du récit comme de ses propos rejoint la distorsion ménagée dans toute l’œuvre entre un hypotexte et un contexte nobles, d’un côté, et des caractères et des propos triviaux, de l’autre. Parfois, le lecteur peut avoir l’impression à la fois que la narration perd totalement de vue la rencontre des jeunes gens et qu’aucune norme ne régit leur conduite ; il croit alors lire Lazarillo de Tormes. Mais la différence entre le parcours indéterminé des pícaros et l’itinéraire dégradé des personnages de la Mythistoire est suffisamment nette pour que l’on ne puisse confondre le travestissement burlesque et le désenchantement picaresque 1042 . Au sein des deux récits rétrospectifs du roman, l’incertitude sur le devenir des protagonistes rejoint la suspension non téléologique des textes espagnols, mais l’annonce récurrente du caractère exemplaire des deux héros ramène au procédé de substitution du réalisme grossier à l’idéalisme. Finalement, la structure narrative d’ensemble de l’œuvre exhibe le sabotage qu’elle opère du l’évolution des personnages vers une découverte de nature métaphysique ou morale.

L’agencement du récit d’Aneau donne, au contraire, au lecteur la garantie de la signification supérieure des actions. Dès lors, le roman trouve logiquement son sens dans la scène finale des retrouvailles de Franc-Gal et d’Alector. Jusque-là, en dépit du rapprochement opéré par le jeu des voix narratives, chacun des héros a accompli un périple singulier : le Macrobe a rempli sa mission de fondateur d’une humanité nouvelle, enseignant à toutes sortes de peuplades ‘«’ ‘ Religion d’honneur au Souverain, Vertu, Foy, Justice, Temperance, Mariage’ ‘ 1043 ’ ‘ ’», tandis que son fils a commencé de s’aguerrir et de connaître l’amour. Quand Franc-Gal se trouve à la porte de la ville d’Orbe, il sait qu’il doit rencontrer son fils aux arènes mais il ignore ce que doit y faire Alector. Il va alors assister à la confirmation de la valeur héroïque de celui-ci ; au moment où son fils sera sacré ‘«’ ‘ liberateur de la cité ’», il expirera. Alors que l’itinéraire cosmopolite de Franc-Gal s’achève sur une réconciliation familiale, les préoccupations amoureuses d’Alector se convertissent en souci de la collectivité et du vouloir divin. Le roman raconte donc à la fois l’histoire de la création providentielle du monde et celle de l’éradication du mal dans une société humaine, comme l’enchâssement du conte de Thanaise dans le mythe d’Anange le laissait supposer. Le lecteur est, en fait, invité à suivre le devenir de deux héros présentés, par les phénomènes de retour en arrière, comme en formation malgré leur différence d’âge. Quand l’ordre du récit rejoint celui de l’histoire, le lecteur comprend ce que la savante construction des relais narratifs lui a fait supposer depuis le début du roman, à savoir le caractère à la fois distinct et complémentaire de la destinée du père et du fils. Autrement dit, Alector actualise totalement le potentiel temporel de la mise en récit : la fiction fait évoluer les personnages selon une ligne ascendante et elle use au mieux des mécanismes analogiques et mémoriels que met en œuvre l’opération de la lecture.

Les œuvres qui nous intéressent contiennent une propédeutique à la lecture romanesque : par le mécanisme dialogique, la disposition des énoncés et l’agencement du récit, elles donnent des instructions pour le décryptage de leur sens. Le caractère pédagogique de ces moyens a pour effet essentiel d’établir le lecteur en véritable fonction du texte. Celui-ci n’est pourtant pas réduit à réaliser un programme herméneutique tout fait  : craignant d’immobiliser le dynamisme rhétorique et intellectuel des interactions langagières, nos romanciers conçoivent l’analyse interprétative comme la mise en relation d’une subjectivité avec la leur. Se devant de franchir le seuil des œuvres, il apparaît comme une conscience nouvelle, invitée à soupeser les opinions des diverses instances auxquelles les romanciers cèdent la parole 1044 . De cette rencontre d’autrui, doit jaillir la vérité à laquelle ceux-ci sont parvenus en participant à la conversation des voix romanesques.

Notes
1038.

Voir notre étude sur la mise en œuvre romanesque du suspens au chapitre 1 de cette partie, pp. 483-490.

1039.

Telle est, selon T. Cave, dans Pré-histoires…, op. cit., p. 138, la signification du dénouement habituel de l’épopée, du roman de chevalerie et du roman grec.

1040.

Les Angoysses douloureuses…, partie III, pp. 405-419 et Saintré, op. cit., pp. 64-72.

1041.

Mythistoire barragouyne…, chap. [13], p. 61.

1042.

Notons que, dans Pré-histoires. Textes troublés…, op. cit., p. 139, T. Cave analyse de la même manière le suspens dans les romans « picaresques » et « burlesques » : dans les deux cas, l’histoire ne se présente pas comme « le secret plus ou moins bien gardé d’une destinée supérieure, ou l’attente d’un dévoilement merveilleux, sinon surnaturel », mais comme un parcours contingent et accidentel.

1043.

Alector, chap. 18, p. 129.

1044.

Comme l’écrit M. Bakhtine dans Esthétique de la création verbale, op. cit., p. 362, « la compréhension fait qu[’une] œuvre se complète de conscience et révèle la pluralité de son sens ».