a - Répartition des préoccupations du sujet féminin des Angoysses entre plusieurs instances de discours

Dans les Angoysses, l’écriture se trouve figurée à plusieurs reprises comme captive ; à ce titre, les instances auctoriale et narratoriale cèdent la place à des locuteurs autorisés à parler 1047 . Cela explique que les propos énonçant un point de vue social, religieux et philosophique sur le sentiment amoureux véhiculent certaines préoccupations de la narratrice elle-même ; en somme, celle-ci présente son désir par le tribunal du langage masculin. Le meilleur moyen trouvé par la romancière pour déjouer l’emprise des discours répressifs ainsi que les emprunts faits aux hypotextes narratifs est de répartir leur formulation dans la bouche de plusieurs personnages. Alors que Boccace faisait exprimer à Flamette à la fois son désir d’aimer et la condamnation de ses instincts sensuels et que Pérégrin tentait le pari fou d’allier au blâme de la concupiscence une réévaluation de l’amour détaché des sens, elle choisit de faire entorse aux principes de la confession pseudo-autobiographique en refusant l’intériorisation du jugement moralisant par l’héroïne  sauf le cas unique, lourd de sens, que nous avons mentionné  et en l’attribuant à d’autres instances de discours.

Selon nous, les débats que les amants ont avec la société, d’un côté, et la disjonction entre l’idéologie de l’héroïne et celle de la narratrice, de l’autre, sont un moyen de démultiplier les effets dialogiques du conflit intérieur du personnage féminin  auteur, narrateur et personnage. Celle-ci s’interroge sur la possibilité de vivre un amour fou sur terre et confronte les postulats des différentes autorités du temps à l’expérience d’un sentiment hors du commun. Du coup, au milieu des tensions invariablement exprimées dans les mêmes termes, il est quelques questions posées par les représentants de la morale qui révèlent le tiraillement d’une femme brûlante d’amour. Dès le début, le lecteur ne peut manquer de trouver pertinente la question du mari à Hélisenne :

‘Je vous prie dictes moy d’où vous procede vostre tristesse : est ce que pour ce que n’avez l’opportunité d’accomplir vostre vouloir luxurieux et inceste ? ou s’il vous desplaist, avez contrition d’avoir si long temps persisté en voz continuels regards, ne vous voulant desister de vostre folye. Vous repentez vous d’avoir laissé surprendre vostre cueur, voulant commencer une vie detestable et abhominable 1048  ?’

Il est évident que la cause de la souffrance du personnage vient d’abord du fait que sa volupté est inassouvie, mais il semble également que la culpabilité la ronge, ce que la voix de la narratrice est là pour rappeler. À la différence du religieux peu clairvoyant auquel l’âme en peine se confesse, le mari voit donc juste ici en soulignant la difficulté de l’analyse de la notion d’angoisse : quand la narratrice dit qu’elle ressentait de la ‘«’ ‘ melencolye ’» et une ‘«’ ‘ laborieuse peine ’» ou qu’elle était constamment ‘«’ ‘ tourmentée et travaillée »’ ‘ 1049 ’ ‘, ’il est difficile de savoir si ce sentiment physique et moral est l’effet d’une libido inassouvie ou d’un remords irrépressible. En ce qui concerne Guénélic, qui professe son respect du ‘«’ ‘ vray amour ’», Quézinstra est là pour lui rappeler l’écart entre ses affirmations gratuites et la réalité de sa conduite. Alors que l’amant, venant d’apprendre le départ de sa maîtresse, a formulé une longue élégie où il s’en prend à la « fortune », aux dieux de l’Olympe et aux « custodes infernaux » et a fini par demander la mort, son compagnon répond ainsi par une condamnation radicale de l’» appetit sensuel ». Avant de lui proposer de s’attacher à une autre dame, il énonce deux vérités : « pour n’avoir poursuyvy par moyens conveniens » Hélisenne et par son « inconstance », Guénélic a causé la « transmigration » de celle-ci ; d’autre part, celui-ci est de ces amants qui, ‘«’ ‘ quand les choses ne viennent selon leurs desirs, subitement veulent mourir »’ ‘ 1050 ’ ‘. ’Autrement dit, le jeune homme est soupçonné de refuser d’assumer la « faulte » qu’il a commise et de la renvoyer sur la Fortune ou le dieu Amour. Quézinstra n’a-t-il pas raison de rappeler à Guénélic sa part de responsabilité dans la mauvaise fortune du couple, comme Hélisenne elle-même lui signifiera lors de leurs retrouvailles à Cabasus ? Si les arguments qu’il allègue ensuite contre le suicide peuvent paraître spécieux en comparaison de la force amoureuse qui attache les amants, l’un d’eux est convaincant : vouloir quitter la vie dès que la difficulté se présente, c’est méconnaître la ‘«’ ‘ vertu de vraye patience ’». Le séjour à Goranflos confirme le fait que le discours moralisateur de Quézinstra contient des éléments pour l’apprentissage d’un amour terrestre parfait 1051 . À Guénélic qui lui soutient que, selon sa « conception », ‘«’ ‘ amour faict l’homme prudent en tous cas survenans, facond, magnanime, asseuré, hilaire, discret et liberal ’», Quézinstra fait remarquer « en soubzriant », dans ce qui nous semble le seul passage ironique de la seconde partie :

‘Accompaigné n’estes tousjours de toutes ces qualitez : car souventesfoys quand pour ceste sensualité estes si douloureux et anxieux et triste, vous n’estes si prudent, discret et constant, que de present vous vous demonstrez 1052 .’

Après avoir souligné le caractère en partie artificiel des serments courtois de Guénélic, il lui revient d’expliciter à son compagnon la manière d’» estre vray imitateur de vertu 1053  » en amour, c’est-à-dire en accomplissant des actes dignes de renom. Mais Guénélic ne sera pas plus converti par Quézinstra que par ses autres interlocuteurs : alors qu’Hélisenne décidera d’elle-même de se déprendre de la sensualité, il faudra à celui-ci précisément le recours à l’amour charnel pour accepter la repentance et la recherche du salut. Dès lors, chez Hélisenne, le renoncement à une expérience finalement anxieuse de la passion et la paix qui accompagne le retour à la raison se comprennent, selon nous, si l’on perçoit les doutes que le sujet féminin et ses doubles expriment au sujet d’un affranchissement total des valeurs collectives et de la réalisation d’un amour humain parfait. Le constat que le sentiment terrestre est souvent décevant est ainsi fait par le prince de Bouvaque. Celui-ci signale à Guénélic que sa « vie » ne serait pas forcément « doulce et tranquille » s’il pouvait jouir pour toujours d’Hélisenne :

‘Car de plusieurs Amans, telle est la coustume que depuis qu’ilz ont l’accomplissement de leurs desirs : pour timeur et crainte d’en estre spoliez, en deviennent tres soliciteulx et curieulx gardiens : laquelle curiosité, ne peult estre sans passion de cueur […] 1054 .’

Même satisfait, le désir humain a donc des chances de ne pas atteindre l’absolu sur terre. La soif finale de transcendance de l’héroïne peut ainsi être comprise comme une aspiration à vivre un bonheur complet dans l’au delà. Mais il ne s’agit pas, comme dans le Peregrin ou dans le mythe de Roméo et Juliette, d’un accès à un paradis amoureux : l’arrivée des âmes des amants aux champs élyséens traduit la découverte d’une vie heureuse d’où les sentiments sont exclus.

Dans les Angoysses, le discours paulinien du mépris de la chair, formulé par la narratrice au début de la troisième partie 1055 , l’emporte donc. Pourtant, après un long questionnement sur la légitimité de l’affectivité dans un monde qui réprouve la passion, le christianisme aurait pu permettre le choix d’une autre issue, conciliant amour raisonné et bénédiction divine. Comme c’est celle à laquelle se rallie Denisot, après avoir soupesé les mêmes questions qu’Hélisenne, arrêtons-nous sur l’orientation et l’organisation des prises de parole sur l’amour dans l’Amant resuscité. Le début du second livre annonce les problèmes traités dans le roman :

‘En premier lieu de la vraye et parfaite amour, par la comtesse Marguerite. Secondement de la folle amour par Florinde. Tiercement par le gentilhomme malade de la sienne propre 1056 .’

Une hiérarchie s’instaure entre le récit et le discours dans l’œuvre, le premier servant le projet de moralisation du second ; il faut, en effet, parler d’un enseignement clair dans la mesure où l’argumentaire annoncé de Florinde n’apparaîtra pas et où le narrateur principal donnera à l’amant la leçon de son histoire. Le récit de la ‘«’ ‘ folye d’amour » ’de celui-ci est cependant intéressant par la dimension polyphonique qu’il possède  c’est le seul des langages du roman a en posséder une. Le narrateur second affirme, au cours de sa longue narration, que son amour était honnête, que jamais il n’a cru préférer la créature à Dieu. À la jeune fille qu’il aime, il a ainsi déclaré qu’il ressentait pour elle ‘«’ ‘ une amour saincte, une amour religieuse, nullement folle, nullement vayne, nullement mondaine’ ‘ 1057 ’ ‘ ’». Pourtant, certains des propos qu’il lui a tenus laissent pressentir la perte de sa volonté, sa soumission complète à la passion :

‘Je diz que l’obligation amoureuse que je me sens avoir à vous est une force forcée, une contrainte, il n’y a riens de ma liberalité et volonté. Que si les choses estans encore entieres, il estoit en mon pouvoir d’evader, je m’enfuirois plustot que de tomber en voz mains, et en vostre puissance 1058 .’

La jeune femme, qui dit l’aimer également, aura beau lui déclarer que sa raison est aveuglée, qu’il la connaît à peine et que le mariage par consentement mutuel est un abus, qui les pousserait d’ailleurs à bafouer leur honneur, l’amant scellera leur fiançailles par un baiser. Le fait que celle-ci se marie en son absence paraît donc la résolution la meilleure d’un amour voué à l’échec. À la dernière page de l’œuvre, le narrateur principal annonce qu’il va conseiller le jeune homme, revenu vers Dieu, de chercher une bonne épouse pour cultiver la ‘«’ ‘ vraye amour, de laquelle à esté faite description au second livre’ ‘ 1059 ’ ‘ ’». L’ensemble des pièces insérées dans ce ‘«’ ‘ roman didactique et chrétien’ ‘ 1060 ’ ‘ ’» trouvent donc leur point d’accomplissement dans le discours de propagande philogamique de la comtesse, qui est une variation sur le De Amicitia de Cicéron. Le vrai amour consiste donc, pour Denisot, en une conciliation de la foi et de la raison, tandis que celui qui intéresse H. de Crenne suppose l’aiguillon des sens. Si le titre de la première partie des Angoysses annonce que l’auteur ‘«’ ‘ enhorte […] à bien et honnestement aymer, en evitant toute vaine et impudique amour ’», c’est la seule fois du roman qu’est mentionnée l’idée d’un amour autre que sensuel. En somme, la romancière ne fait pas de concession : la libido doit être parfaitement accomplie ou ne doit pas être.

Le procédé de la répartition en diverses instances de discours des problèmes moraux et psychologiques qui se posent au sujet construit par les Angoysses nous révèle la présence du dialogisme là où nous nous en doutions le moins : dans les discours du mari, du combattant vertueux, du sage et de l’homme de pouvoir. Cela confirme, si besoin était, que la subjectivité d’un nouveau romancier possède toujours une inscription linguistique et que c’est dans les unités verbales qu’il faut chercher sa voix et déceler les intentions du texte.

Notes
1047.

Telle est l’analyse de L. Guillerm en conclusion de la première partie de La Traduction française des quatre premiers livres de l’Amadis…, op. cit., pp. 326-330. Elle remarque que la « narration métaphorise la mise à mort de[s] sujets successifs » (p. 327) qui relaient l’instance narrative première, à savoir Guénélic et Quézinstra, ou qui expriment la position de la société sur l’amour. L’ensemble de ces « dire[s] étranger[s] » est rapproché des « modèles aliénants » qui sont plagiés au cours de la rédaction des Angoysses (pp. 328-329).

1048.

Les Angoysses douloureuses…, partie I, pp. 113-114.

1049.

Ibid., partie I, pp. 115, 116 et 117. Des citations de ce genre se trouvent dans toute la première partie ainsi que dans les deux suivantes, si ce n’est que la douleur de Guénélic traduit seulement l’insatisfaction du désir.

1050.

Ibid., partie II, pp. 241-241.

1051.

Cette idée est abordée par D. Stone dans From Tales to Truths. Essays on French Fictions in the Sixteenth Century, Francfort, Klostermann, 1973, p. 16. L’auteur constate que Quézinstra est persuadé que l’amour aveugle la raison ; du coup, la présence de ce personnage insensible à la passion se justifie par la volonté de créer un doublet semblable à celui de l’héroïne et de la narratrice dans la première partie des Angoysses. Pour notre part, nous allons nous intéresser aux cas où le personnage formule l’aspiration de l’héroïne à un amour sans partage.

1052.

Les Angoysses douloureuses…, partie II, p. 297.

1053.

Ibid., partie II, p. 295.

1054.

Ibid., partie II, pp. 390-391.

1055.

En voici un passage : « à l’heure pourrez dire comme sainct Paul : qui telles paroles prononçoit, Je castige mon corps, et redige en captivité » (ibid., partie III, p. 399).

1056.

L’Amant resuscité…, op. cit., livre II, p. 107.

1057.

Ibid., livre IV, p. 282.

1058.

Ibid., livre IV, p. 281.

1059.

Ibid., livre V, p. 384.

1060.

V. Duché-Gavet, « Peinture de la passion dans l’Amant resuscité de la mort d’amour », in La Peinture de la passion de la Renaissance à l’Âge classique, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, 1995, pp. 79-93 et ici p. 88. Voir également à ce sujet la fin de l’article du même auteur intitulé « L’Amant resuscité de la mort d’amour ou comment Nicolas Denisot a écrit son roman », Nouvelle Revue du XVI e siècle, Paris, n° 19/2, 2001, pp. 33-48.