b - Le système des prédictions dans Alector : un sens à vérifier

Par le caractère fantaisiste de l’imaginaire qu’il déploie et par les allusions qu’il fait aux mythes gaulois, à la prisca theologia et à l’alchimie, Alector a suscité à la fois l’enthousiasme et la suspicion. Au XVIIe siècle, Naudé considère qu’il s’agit d’un « mystique roman » qui, à la façon des utopies de More, de Bacon et de Campanella, veut réformer la conduite des hommes, tandis que La Monnoie se gausse de ceux qui y voient un « sens mystic » et compare le texte aux ‘«’ ‘ Fanfreluches antidotées »’ ‘ 1061 ’ ‘. ’Le défaut de ces deux jugements tient au fait qu’ils négligent l’agencement du roman au profit d’un mode de décryptage. Or la particularité de cette œuvre d’Aneau consiste précisément dans la relation qui existe entre récit et interprétation  ce que nous avons appelé la forme intelligible de l’intrigue. Une des façons d’interroger l’instauration d’une vision subjective dans Alector se trouve être l’étude du système des prédictions : le romancier manifeste sa main mise sur la narration par la voix de nombreux devins, esprits et animaux, qui suscitent chez le lecteur tout à la fois un phénomène d’attente et le besoin d’approfondir le sens des événements.

Aneau reprend l’usage des prophéties, des oracles et autres prémonitions tant à l’épopée et au roman grec et latin qu’au roman de chevalerie. Dans les premiers genres, le but des prolepses était déjà de mettre en valeur la disposition complexe du récit en même temps que de créer un suspens téléologique, alors que les romanciers médiévaux privilégiaient les effets épisodiques d’annonce narrative 1062 . Mais Alector surpasse ces modèles par le fait que les prophéties se font de loin, de manière toujours médiate et que celles qui touchent au dénouement du roman sont énoncées plusieurs fois ; de plus, elles portent non pas sur quelques épisodes importants pour la signification globale de l’œuvre, mais sur tous les passages dont la portée interprétative est à noter. Prenons l’» aenigme assez obscur » énoncé par un devin, auquel le seigneur Spathas, cousin de Noémie, demandait qui ravageait ses terres :

Le tueur ravissant n’est ny homme ny beste,
Qui de la bische blanche en brief fera conqueste,
En tuant le leopard, qui la voudra defendre,
Et chassant les deux cerfs, qui n’oseront l’attendre.
Mais là viendra l’enfant né de double naissance
Qui le delivera du double en corpulance.
Puys pour pris de son faict il cueillera la fleur,
Dond après s’espandra flux de sang et de pleur
1063 .

L’oracle est rapporté par Tharsidès, le premier témoin cité à comparaître devant le tribunal d’Orbe, qui affirme que ‘«’ ‘ depuys [il] a été trouvé veritable ’». Spathas a compris sur le coup que la biche blanche pouvait être Noémie ; de fait, celle-ci est enlevée peu après par l’hippocentaure. Il revient à Calestan, le second témoin, le décrypter les quatre premiers vers : le ‘«’ ‘ double en corpulance ’» est l’être mythologique, le « leopard » Floridas, le frère bâtard de Noémie, et les « deux cerfs » Tharsidès et Calestan, qui ont pris la fuite de peur. Le symbolisme des animaux choisis pour figurer le rapt de Noémie est clair : violence brutale, pureté, courage et couardise sont diversement prêtés aux personnages. Quant au lecteur, après cette leçon magistrale de déchiffrement, le voici lancé sur les traces de « l’enfant de double naissance » et des événements qui ont suivi la délivrance de la jeune fille. Arcane ne le fait pas trop attendre : voici qu’Alector surgit des bois ; le récit de leurs amours dans la caverne donnera l’explication du septième vers... Mais pour comprendre le suivant, il faut se reporter au début du roman, où le combat dans la cour des Gratians s’achève sur la mort de Noémie. Le lecteur est également projeté vers la suite du récit : Franc-Gal, dans la présentation de son fils, mentionnera le fait qu’il est ‘«’ ‘ né deux fois’ ‘ 1064 ’ ‘ ’». Dès lors, même quand elles sont expliquées rapidement, les prédictions couvrent d’une manière ou d’une autre une longue durée du récit comme de la diégèse.

Non seulement les prédictions constituent un effet d’appât pour le lecteur, mais elles engagent une interprétation dynamique des faits : rompant avec la fixité de l’allégorie, elles déploient leur sens imagé sur les différents temps du roman, donc sur les divers niveaux de narration. Relecture, saisie de la construction du récit et analyse de sa portée doivent ainsi être conjuguées pour comprendre la réserve de signification que contient chaque annonce, comme l’atteste l’énumération que fait Franc-Gal au début du récit de sa vie des oracles qui lui ont prédit sa mort 1065  ! Cela explique la convergence étroite entre l’effet pragmatique des épisodes racontés à plusieurs reprises et celui des prophéties rappelées, résumées ou récapitulées en des endroits variés du roman. Comparons ainsi le récit du combat de Gallehaut contre Franc-Gal et l’unique annonce de la victoire d’Alector sur le serpent des arènes. Dans le premier cas, Franc-Gal explique d’abord à Croniel qu’après avoir tué les deux loups-cerviers, Alector s’est fait raconter par le pêcheur que son père avait défait une ‘«’ ‘ Caravanne d’Arabes brigandz et voleurs ’», placée sous la conduite d’un ‘«’ ‘ preux et vaillant, mais mauvais chevalier »’ ‘ 1066 ’ ‘. ’C’est ensuite au tour du personnage, mort-vivant, d’exposer son histoire à Alector : il insiste sur le fait qu’il comptait, avant d’être tué, ‘«’ ‘ [s]e retirer et retourner à [s]a premiere vie honnorable et liberalle’ ‘ 1067 ’ ‘ ’». Il apparaît alors comme le bon larron, celui qui s’est repenti de sa conduite mais qui est mort par obstination ; il se fera ensuite connaître à l’enfant sous le titre de « grand chevalier noir », s’affirmera comme son esprit protecteur et, si le lecteur pense à rapprocher ce passage du second ‘«’ ‘ Propos rompu ’», prendra la place que l’on sait dans la généalogie des Gals. La seule déclaration au sujet de la restauration de la pureté d’Orbe, par ailleurs, est faite par le prêtre Calliste, le prédécesseur de Croniel dans la charge d’archer du temple de Jove. Elle est racontée par le narrateur extradiégétique en discours indirect :

‘[…] ès jours festifz que le peuple s’assembloit aux spectacles du Theatre ou des Arenes, il venoit au mylieu des gens, les reprenant aigrement et apertement de leurs vices, et leur prophetisant que du juste sang espandu la terre produiroit l’oblique vengeur qui leurs entrailles devoreroit, jusques à temps que le filz deux fois né devers le Pol arctic les en delivreroit 1068 .’

Confronté pour la deuxième fois à la périphrase mystérieuse ‘«’ ‘ le filz deux fois né ’», le lecteur est à présent à même d’identifier Alector et, s’il ne connaît pas le sens de l’expression, il suppose que le personnage est un être supérieur promis à un destin exemplaire. Quant au devenir de Calliste lui-même, lapidé par foule, il constitue l’acte originaire de la corruption de la ville ; de son tombeau placé devant la ‘«’ ‘ cloaque ou esgout ’» du théâtre sortira au bout d’un an et un jour le serpent anthropophage. Le lecteur doit donc réaliser que la prophétie est déjà partiellement réalisée au moment où il en prend connaissance : Alector va affronter l’» oblique vengeur », métaphore dans laquelle il lui faut identifier le futur adversaire de celui-ci et la manifestation tangible du châtiment des Orbitains. Si l’annonce de la victoire de l’enfant n’est plus jamais rappelée ensuite, ce qui demande une mémorisation exacte au lecteur, il est significatif que l’expression allégorique de la prédiction trouve des échos dans une formulation imagée ultérieure : elle agit au niveau d’autres éléments de la structure narrative, comme le font tous les oracles du roman, en créant en l’occurrence une analogie entre cette faute et un épisode appartenant à une ligne événementielle différente. Par le biais du haut-relief sculpté sur le tombeau de Thanaise, la prédiction du retour périodique du mal dans la ville s’accomplit environ neuf cent ans avant qu’elle ait été formulée par Calliste ! Seule la nette mise en valeur du motif du serpent permet cet établissement d’une continuité chronologique entre le passé récent d’Orbe et l’histoire de la nécrophilie de Mammon. Les éléments essentiels du récit sont gravés dans la pierre, contemplés par Franc-Gal et Croniel au cours de leur déplacement vers Orbe et déchiffrés par le narrateur omniscent : la représentation d’un chevalier noir tenant par les crins une jument blanche effarouchée et la transperçant de son épée pour la soumettre figure ‘«’ ‘ l’efforcement que avoit voulu faire Mammon ’» sur Thanaise et son ‘«’ ‘ empoisonnement »’ ‘ 1069 ’ ‘ ’; quant au « serpent » qui sort des entrailles de la jument, Franc-Gal ne comprend pas son symbolisme et nous restons sur notre faim. Croniel poursuivra donc l’histoire du corps de Thanaise et le lecteur comprendra de lui-même que l’enfant Désaléthès est le serpent en question ; l’auteur l’aidera cependant en faisant rêver le serviteur de son père d’» une serpente volant » sortie du tuyau de la cheminée 1070 . Du coup, par cette scène de décryptage sémiologique d’une image, l’auteur se représente en montreur de signes. Par son choix de faire analyser les indices en deux temps, il indique au lecteur non seulement que le mouvement narratif seul est porteur de signification, mais encore que la mise en relation des épisodes produit une superposition plutôt qu’une sélection des sens. Le déchiffrement des oracles est donc ici plus qu’emblématique de l’exégèse romanesque : comprendre l’organisation narrative d’Alector, c’est nécessairement déchiffrer son système oraculaire ; comme l’écrit M. M. Fontaine, ‘«’ ‘ la confusion entre le système divinatoire et le système narratif est totale’ ‘ 1071 ’ ‘ ’». Formulons mieux encore la subtilité de la poétique d’Aneau : le jeu des relais narratifs et la prise en charge de tous les chronotopes par des prophéties permet au romancier d’asseoir sa maîtrise du texte et de s’affirmer comme le détenteur d’un sens qui préexiste à toutes les bribes d’histoires : la meilleure manière qu’il a trouvée pour faire sentir au lecteur qu’il contrôle le récit est de veiller avec rigueur au débit de l’information.

Plus que les autres nouveaux romanciers donc, Aneau fait appel aux capacités mémorielles et analogiques des lecteurs. S’il invite à construire le sens du récit en même temps que celui du monde, le système oraculaire mobilise paradoxalement le goût de l’attente de ce que nous savons déjà. Alors qu’une partie de la production romanesque de Rabelais engendre la déception de savoir que ce que nous espérons ne se produira pas, le récit anellien parie sur l’appui que fournit le plaisir d’un suspens contrôlé à la conceptualisation progressive d’une philosophie. Avec la préface des Métamorphoses 1072 , affirmons donc l’existence d’un sens global pour cette œuvre : en dépit de l’obscurité relative de la portée de certains passages traitant de politique et de religion, nous avons vu qu’une signification claire  à portée personnelle et communautaire  des parcours de Franc-Gal et d’Alector est dévoilée au terme du récit.

Notes
1061.

Pour les citations complètes des deux auteurs, voir B. Biot, Barthélemy Aneau, régent de la Renaissance lyonnaise, op. cit., pp. 34-35.

1062.

Dans l’introduction d’Alector, t. I, pp. LXXXV-LXXXVI, M. M. Fontaine dit ainsi que des romans de chevalerie, tel Perceforest, « sont loin d’organiser le récit de façon rigoureuse et surtout exhaustive en fonction des prophéties ». Le Premier livre de Amadis de Gaule se signale donc par le traitement concerté des prédictions dans l’organisation du récit. Juste avant de passer sa nuit d’amour avec Hélisène, Périon fait ainsi un songe où son cœur est arraché et jeté à la rivière et où on lui déclare que celui qui lui reste lui sera également enlevé (op. cit., t. I, chap. 2, pp. 11-12). Le message sera déchiffré par un « astrologien » comme l’annonce de l’abandon de l’enfant Amadis sur la mer et de l’enlèvement de Galaor ; mais le lecteur voir s’accomplir ces déclarations au bout de quelques pages. Au contraire, les dires cryptés d’Urgande au sujet de la reconquête par Périon de la Gaule et de la libération par Amadis de sa maison trouvent une vérification plus tardive, qui a lieu une dizaine de chapitres après la première prédiction (chap. 16, pp. 115-116).

1063.

Alector, chap. 3, p. 32.

1064.

Ibid., chap. 5, p. 49. Mais pour saisir complètement le sens de la formule, il devra attendre le récit de la naissance du héros, où il est dit que Priscaraxe a enfanté d’un œuf, dont l’enfant a brisé la coquille au bout de neuf jours (chap. 16, p. 111).

1065.

Ibid., chap. 5, p. 51. Il est remarquable que le lecteur soit alors tout en même temps déconcerté par la récapitulation de l’étrange nature des voix oraculaires et du symbolisme de leur propos et guidé pour son interprétation future de plusieurs messages cryptés.

1066.

Ibid., chap. 19, p. 133.

1067.

Ibid., chap. 20, p. 139.

1068.

Ibid., chap. 4, p. 43.

1069.

Ibid., chap. 8, p. 65. Dans un article intitulé « Les images dans le roman de la Renaissance : une poétique critique (l’Amadis de Gaule et l’Alector) », in Récits/tableaux, J.-P. Guillerm (dir), Lille, Presses de l’Université de Lille, « Travaux et recherches », 1994, pp. 49-64, L. Guillerm analyse avec brio la description de la sculpture en montrant que « le texte jou[e], dans ce passage par l’image, à représenter en récit, proprement à raconter, sa façon de produire du sens ».

1070.

Ibid., chap. 9, p. 67. On notera qu’il y a même une proximité phonique entre le « boyau » de la jument et le « tuyau » de la cheminée de Mammon.

1071.

Alector, t. II, appendice V, p. 850. Un tableau récapitulatif des prédictions du roman est donné p. 848.

1072.

Voici ce qu’affirme l’éditeur des Trois premiers livres de la Metamorphose d’Ovide, op. cit., « Preparation de voie à la lecture, p. 18 :

[…] es mythologicques expositions des fables, ne fault trop scrupuleusement cercher les Allegories menues par celles, qui par adventure ne conviendroient aucunement à la principalle allegorie de toute la fable laquelle sans plus de scrupule doibt suffire.