c - À chaque locuteur, son style : l’attribution des énoncés chez Rabelais

Au contraire d’Alector, les Livres rabelaisiens ne sont pas construits en fonction de leur dénouement et, s’il est possible de discerner des partis pris constants chez le romancier, l’élaboration du sens des œuvres se veut toujours partielle, en prise sur la microstructure du récit. En dépit de la complexité de chaque système dialogique, il s’avère que Rabelais nous donne un moyen essentiel pour cerner la façon d’évaluer les propos des personnages : la congruence qu’il ménage pour tout énoncé entre l’instance de discours, sa formulation et l’idéologie qu’il véhicule fait naître un idiolecte et un caractère individuel. L’exacte correspondance de ces divers niveaux linguistiques construit, en effet, une figure humaine et permet de mesurer le degré d’adhésion du scripteur à la prise de parole de celle-ci.

Nous avons vu que Rabelais se plaît à particulariser le langage et la psychologie de tous les candidats à la parole 1073 . Du coup, l’imitation du langage de chacun d’eux fait paraître ce qu’il pense de lui : c’est dans l’expression même des protagonistes, plutôt que dans le décalage entre le contexte encadrant et l’énoncé enchâssé, que s’expriment les intentions tout à la fois du locuteur et du commentateur. Les sots, les méchants et les érudits douteux, tels le Chicanous qui demande à frère Jean de le battre, Picrochole et Dindenaut, ont ainsi un langage qui les condamne irrémédiablement ; ils sont des importuns sans le savoir, des naïfs dont se désolidarise largement le romancier. La relativisation de la vision du monde des locuteurs est, bien sûr, plus difficile à cerner quand ceux-ci ne sont pas tout à fait dupes de leur bêtise, quand ils montrent avec gaîté le masque grimaçant dont on les affuble. C’est éminemment le cas de frère Jean : il formule, au milieu de la gangue joyeuse de ses histoires débridées et de ses jeux de mots lestes, des réflexions justes ; malgré l’excès de ses propos de bénédictin « hyvrogne », gourmand et débauché, il a en partie la sympathie de Rabelais, et par conséquent du lecteur. Lors du repas de Grandgousier, entre deux théories sur la fraîcheur des cuisses des nonnes, sur le dormir au sermon et sur l’absence de nécessité d’étudier pour être clerc, il se montre ainsi épisodiquement capable de faire la satire des avocats et des médecins ; si son emportement lui fait regretter de n’avoir pu ‘«’ ‘ coupper les jarretz à messieurs les Apostres ’» qui ont abandonné le Christ, il cite, même si c’est en détournant la pensée de l’évangéliste, la phrase de Marc sur le danger de s’assujettir au découpage liturgique du temps 1074 . Plus complexe est encore la portée des discours de Panurge, dont la lucidité, pour le coup, ne fait aucun doute : à partir du Tiers livre, son ethos perd parfois l’assurance langagière et existentielle qui le caractérisait dans Pantagruel, si bien que le personnage suscite à la fois le rire et la compassion. À Pantagruel qui vient de lui remettre ses dettes, il commence ainsi par répondre par un éloge de l’affection sans bornes que son maître lui porte. Il « confesse » que cet ‘«’ ‘ amour […] transcende tout poix, tout nombre, toute mesure : il est infiny, sempiternel »’ ‘ 1075 ’ ‘. ’Il en vient ensuite, sans prévenir, à évoquer de manière fantasmagorique sa crainte d’être « quitte » : il risquerait de mourir « tout confict en pedz ». Son argument en faveur de la conservation de quelques dettes « pour se exercer » est désopilante après la tirade sur l’absence de calcul que requiert l’amitié ; de l’absolue transcendance, voici que le lecteur tombe dans les bas-fonds de la scatologie « venteuse ». Mais il décèle aussi derrière le grotesque de cette vision l’angoisse que suppose sa mise en mots : Panurge exprime le pathétique de sa situation d’individu isolé, rattaché à aucune lignée ni famille. Du coup, une fois qu’il a pris conscience de la double individuation linguistique et psychologique du personnage, le lecteur est à même d’évaluer avec plus de justesse ses prises de parole en divers contextes, la part de l’humour et celle de l’incertitude que cachent ses facéties oratoires. La posture des détenteurs de savoir peut nécessiter plus de circonspection dans le Tiers livre, en particulier en raison de la brièveté de leur apparition. Même l’intervention de Rondibilis, lors du banquet qui est donné par Pantagruel, pour l’examen religieux, médical, philosophique et juridique de la question du mariage, est délicate. Elle tranche avec celle du théologien Hippothadée 1076 . Celui-ci, par des propos simples et doux  il appelle toujours Panurge « mon amy » , explique à son interlocuteur qu’il ne peut connaître l’avenir de son couple, qui dépend de la « benignité » de Dieu ; il lui conseille cependant de suivre les « sainctz commendemens » bibliques sur la prière, le choix de l’épouse et le comportement vertueux du mari. Le lecteur ne saurait être surpris de la réaction hostile de Panurge, qui n’a pas l’intention de se conformer à ce genre d’exigences. Rondibilis énonce ensuite un long discours sur les manières de réfréner la concupiscence des femmes, sur leur caractère et sur le cocuage, qui peut passer pour une synthèse humaniste convaincante de la doctrine qu’Aristote, Platon et les médecins antiques, à l’exclusion de Galien, ont élaborée sur le sujet 1077 . Seulement, le personnage se signale d’emblée par une interjection populaire  » Par les ambles de mon mulet (respondit Rondibilis) »  et par l’allégation systématique de références mythiques, certes très pertinentes, mais qui détonnent dans un exposé médical bien agencé et nourri d’explications techniques. Du coup, sa démonstration sur l’infériorité naturelle de la femme, pourtant en accord avec les écrits de saint Thomas et de Lefèvre d’Étaples, devient douteuse par sa dimension emphatique :

‘Quand je diz femme, je diz un sexe tant fragil, tant variable, tant muable, tant inconstant, et imperfaict, que nature me semble (parlant en tout honneur et reverence) s’estre esguarée de ce bon sens, par lequel elle avoit créé et formé toutes choses, quand elle a basty la femme. Et y ayant pensé cent et cinq foys, ne sçay à quoy m’en resouldre : si non que forgeant la femme, elle a eu esguard à la sociale delectation de l’home, et à la perpetuité de l’espece humaine : plus qu’à la perfection de l’individuale muliebrité 1078 .’

Avant d’expliquer le caractère incontrôlable du sexe faible et l’insatiabilité de ses appétits sexuels par le fonctionnement de l’utérus, le médecin se trahit par l’emportement de sa phrase. Dans la suite de l’épisode, il perd de plus en plus de crédit intellectuel en rapportant l’apologue facétieux de Cocuage et de Jalousie ; Carpalim et Hippothadée comprennent, d’ailleurs, cette fable comme la formulation de l’idée que la licence féminine procède de la méfiance des maris, ce qui discrédite l’exemple donné auparavant par Rondibilis de la sagesse d’Hippocrate, qui avait fait retourner son épouse chez ses parents en son absence. Pas plus qu’avec Hippothadée, Panurge ne tombera d’accord avec le médecin, qui démontrera sa vénalité : ils termineront le dialogue en s’adressant des piques de carabin et de légiste. Cet exemple prouve la nécessité de la saisie du style forgé par le romancier pour un locuteur intradiégétique pour saisir le dessein discursif qu’il exprime derrière les propos de celui-ci en même temps que la possible évolution du langage d’un individu d’un énoncé à un autre. Inversement, la connaissance de l’ethos de Pantagruel permet au lecteur de déceler l’ironie de son discours à la fin de l’épisode des Papimanes 1079 . Alors qu’Homénaz fait servir des poires pour le dessert, Pantagruel leur octroie un nom :

‘– Vrayement, dist Pantagruel, quand je seray en mon mesnaige […] j’en affieray et hanteray en mon jardin de Touraine sus la rive de Loyre, et seront dictes poires de bon Christian. Car oncques ne veiz Christians meilleurs que sont ces bons Papimanes.’

Rabelais fait ici un clin d’œil au lecteur en remotivant le sens du nom donné à une variété commune de poires ; un décalage s’opère évidemment entre la vraie foi chrétienne et celle d’Homénaz, qui vient d’achever son éloge des Décrétales. En somme, Rabelais recourt à l’assignation d’un idiolecte définitif à chaque personnage pour faciliter la saisie de la position axiologique qu’il adopte face à ses propos, même si d’un roman à l’autre les caractéristiques en même temps que les parlés peuvent évoluer.

Dans l’attribution des énoncés à des protagonistes bien distincts les uns des autres résident donc à la fois la possibilité et la difficulté pour le lecteur de faire la juste part entre les accents des locuteurs intradiégétiques et celui du locuteur-scripteur. Les instances qui prennent la parole dans les Livres correspondent tout à la fois à des types abstraits et possèdent une autonomie par rapport à la classe à laquelle ils appartiennent ; cette latitude langagière et psychologique, qui tend à en faire des individus, rend parfois délicate la réinterprétation idéologique de leurs propos. En tout état de cause, le rôle du lecteur consiste à quêter les indices qui lui permettront de saisir la relation qu’entretient le romancier avec celui qui prend la parole et d’en tenir compte au moment d’écouter ce que celui-ci a à dire.

Notes
1073.

La question de la convergence entre le discours d’un personnage et son statut social chez Rabelais, par opposition à l’usage de plusieurs sociolectes sous la plume d’H. de Crenne et d’Aneau, a été traitée au chapitre 3 de la deuxième partie, pp. 411-420 et pp. 426-428. Pour la particularisation du style des locuteurs rabelaisiens et l’écart qui s’instaure pour certains d’entre eux entre le type qu’ils représentent et leur identité propre, nous renvoyons également à ces passages.

1074.

Gargantua, respectivement chap. 39, p. 107 ; chap. 41, p. 113 ; chap. 39, p. 108 et chap. 41, pp. 113-114.

1075.

Tiers livre, chap. 5, pp. 368-369.

1076.

Ibid., chap. 30, pp. 447-448.

1077.

Ibid., chap. 31, pp. 448-458.

1078.

Ibid., chap. 32, p. 453.

1079.

Quart livre, chap. 44, pp. 665-667.