d - Instabilité de l’ethos des locuteurs et brouillage des intentions dans la Mythistoire

Celui de nos romans qui échappe finalement le plus à l’analyse est la Mythistoire, sans que cela remette en cause l’idée d’une intentionnalité de sa facture. Un problème majeur se trouve faire obstacle, selon nous, à la détermination de la visée du discours des divers personnages : se dessine dans l’ensemble du roman un flottement énonciatif qui empêche l’établissement de la correspondance rabelaisienne, dont nous venons de parler, entre le contenu d’un énoncé, l’instance qui le formule et la façon dont l’auteur le reproduit. Autrement dit, précisément parce qu’il ne réussit pas à cerner l’ethos définitif de chaque protagoniste, le lecteur n’a souvent qu’une assurance limitée sur la position qu’adoptent tant le romancier que le locuteur par rapport au propos énoncé.

Il est des passages de la Mythistoire qui peuvent sembler très clairs ; le chapitre 14, intitulé ‘«’ ‘ Des Poëtes François ’», est de ceux-là. Il s’agit de l’exposé polémique par Gaudichon, en dialogue avec Calliope, et par le narrateur Songe-creux de la situation de la poésie française dans la première moitié des années 1550 1080 . Après avoir rencontré les poètes grecs et latins antiques et les poètes italiens contemporains, celui qui s’est autrefois adonné à la poésie s’apprête à découvrir les Français. La muse annonce d’emblée qu’ils savent à peine faire ‘«’ ‘ un quatorzain rymé ou non rymé (ce leur est tout un) ’» et qu’ils ne cessent de se quereller ; Gaudichon confirme son dire en moquant les « outreports » de ces « pindariseurs », les « tours et contretours » de leurs vers et leurs métaphores habituelles des « traits », des « morts », des « feux » et des « glaces ». Vient alors un passage en revue des principaux poètes en vue au milieu du siècle. En l’occurrence, les membres de l’école lyonnaise, que sont Scève, Peletier, Tyard et Des Autels lui-même, sont modérément vilipendés, tandis que Du Bellay est présenté comme un plagiaire et que Ronsard, qui se fait appeler « sergent de bande », paraît « oultrecuidé ». Le dernier à arriver est le « maistre Pedant » Aneau, qui vient frapper d’une poignée de verges le poète à la tête de la Pléiade. Une violente diatribe est alors formulée à l’encontre du censeur de la Défense, sur le mode du tutoiement, qui n’est attribuée qu’ensuite à ‘«’ ‘ quelqu’un de ces fantastiques Poëtes ’». Cela a d’emblée de quoi nous alerter sur la complexité des rapports instaurés par le romancier entre un locuteur et le discours qu’il tient : alors que la visée de la prise de parole est clairement destructrice, il est difficile de savoir quelle position il adopte par rapport à celle-ci. De même, si Gaudichon semble énoncer le message du passage en disant qu’il apprécie ‘«’ ‘ ceux, qui suyvans la proprieté de leur langage, donnent facilement à entendre leurs doctes conceptions à tout le monde ’», comment comprendre qu’il discrédite ‘«’ ‘ ce petit jeune amoureux, autant vaut dire, mal avisé ’», qui n’est autre que Des Autels lui-même ? Par l’incertitude que laisse planer cette auto-représentation distanciée de l’auteur, il est en fait difficile de juger si le chapitre procède à une condamnation sans appel de l’écriture maniériste, à laquelle Des Autels s’est adonné en 1550 et en 1553. Cela est renforcé par le fait que l’ethos de Gaudichon n’est pas stable au cours du roman ; il est donc difficile de savoir s’il peut endosser ici le rôle de porte-parole de l’auteur. Nous avons vu ainsi qu’on ne sait pas au juste si l’analyse que le jeune homme fait en public de problèmes ridicules de droit a une portée satirique indépendamment ou non de sa volonté. Le statut de son père n’est, d’ailleurs, pas mieux défini : le manque de présentation du caractère d’Happe-bran laisse planer un doute concernant l’importance respective qu’il accorde à l’argent et à l’étude. En somme, la dénonciation des mœurs sociales opère à la perfection dans la Mythistoire, mais le lecteur, même attentif aux données énonciatives et stylistiques des prises de parole, a du mal à déterminer si les personnages n’en sont que le vecteur ou s’ils en sont aussi la cible. Une première possibilité s’offre à nous d’interpréter ces hésitations récurrentes : on peut penser que le romancier ne cherche pas à trancher entre l’une et l’autre possibilité. En ce cas, son rire destructeur est peu enclin à fonder de nouvelles valeurs, ce qui impliquerait la préservation de l’intégrité des héros ; il attend seulement du public qu’il se gausse avec lui des vices du temps. Ce choix radical du burlesque et de la satire a des conséquences essentielles, non point sur le sens d’ensemble du roman, qui garde une portée démystificatrice, mais sur la disqualification partielle du principe romanesque de contrôle des échanges verbaux par le maître du discours.  

Selon nous, Des Autels maintient la pratique intentionnelle de l’imitation langagière, mais il choisit insidieusement de faire durer les doutes du lecteur en prêtant des propos inattendus aux personnages principaux. Intéressons-nous ainsi aux narrateurs Songe-creux et Fanfreluche. Au début, le premier passe pour un clerc poussiéreux : après que Fanfreluche a expliqué la résolution du débat qui s’est élevé entre plusieurs notables sur l’octroi du mariage à Biétrix au vu de son jeune âge, il débite un long plaidoyer en faveur de la justesse de la décision 1081 . Dans un discours qui se veut sérieux, il allègue alors des autorités antiques et des lois plus ou moins farfelues ; en somme, il parle comme Janotus de Bragmardo ou Bridoie et il semble dupe du décalage burlesque. Quant à Fanfreluche, qui interrompt tout à coup sa logorrhée, elle se présente comme une jeune femme éveillée mais inculte. Or ces conteurs, qui sont aussi des protagonistes dans le récit de Songe-creux, sont en partie méconnaissables peu après, quand ils récriminent contre l’audace des « vilains » qui se prennent pour des « Gentilshommes » : tandis que l’une déplore que l’on ne puisse plus « cognoistre une Damoyselle d’entre les autres », le premier déclare que la « confusion des états » porte préjudice à la « chose publique » et que la ‘«’ ‘ tresparfaicte dignité ’» des seigneurs ne doit pas s’occuper d’‘» affaires viles »’ ‘ 1082 ’ ‘. ’La question est de savoir si le regret de l’avilissement de la noblesse par Songe-creux, qui cite à nouveau des textes de loi, est sincère et si Fanfreluche est dupe de son statut d’aristocrate qui a perdu toute noblesse morale. Pour notre part, nous pensons qu’il y a une vraie revendication exprimée par la bouche des locuteurs et que l’insistance sur leur manque de sérieux permet d’alléger son caractère péremptoire. La question de l’attachement véritable ou feint aux valeurs de la république se présente dans les mêmes termes au sujet du rôle des magistrats dans la surveillance du respect des lois par tous et dans la conclusion de l’épisode parisien du soulèvement des moines contre les étudiants. Le double statut conféré par le romancier à Songe-creux, à la fois pédant ridicule et homme de bon sens, lui permet de rendre ambigus plusieurs de ses propos qu’il place en fin de chapitre. Ainsi, après les contes relatifs à la paillardise des moniales, le narrateur s’emporte contre le fait qu’on oublie qu’il existe de « prudes et saintes Nonnains » et de « bons prestres » ; plus loin, ayant été informé que les gueux qu’a quittés Gaudichon attaquent les moines, il affirme que, pour sa part, il « ayme » les religieux 1083 . Dans tous ces discours, nous avons affaire à la fois à un moqueur invétéré qui ne manque aucune occasion de dégrader des sujets traditionnels de critique et à un érudit qui a, malgré tout, le souci du respect de la hiérarchie sociale, du bon fonctionnement juridique de l’état et de la considération des ordres religieux. De là à dire que toutes les unités langagières sont attribuées de manière aléatoire ou qu’elles ne valent que pour leur aspect lexical ou syntaxique, en somme que nous avons affaire à ‘«’ ‘ une œuvre de bon grammairien’ ‘ 1084 ’ ‘ ’», il y a un pas que nous ne saurions franchir. La Mythistoire possède à coup sûr un projet d’ensemble, qui se trouve être de démystifier certaines pratiques érudites  non seulement celles de la scolastique mais aussi quelques-unes des humanistes  et de promouvoir d’autres valeurs de manière ténue.

Au terme de ce passage en revue des moyens utilisés par les nouveaux romanciers pour se situer par rapport aux divers langages qu’ils représentent,  osons dire, avec M. Bakhtine, qu’» une absence complète de tout discours direct totalement personnel à l’auteur, n’atténue d’aucune façon, s’entend, l’intentionnalité générale profonde, autrement dit, la signification idéologique de toute l’œuvre 1085  ». Par ailleurs, au terme de notre enquête, nous constatons une nouvelle fois la répartition des romans innovants de la Renaissance en deux veines d’écriture. La première est constituée par les Angoysses et Alector, dont l’homogénéité relative aide à la saisie des modalités de reconstruction du sens : dans le roman d’Hélisenne, le projet de moralisation initial trouve finalement à s’accomplir, mais par des voies détournées ; si le texte d’Aneau n’est pas une fiction pédagogique, il faut reconnaître le fonctionnement pédagogique de sa structure narrative. La grande variété langagière des Livres rabelaisiens et de la Mythistoire contribue, au contraire, à une réfraction plus grande des intentions auctoriales : Rabelais fait longtemps croire à une aporie herméneutique, spéculative et morale des débats dans lesquels il engage ses personnages, tandis que la prose de Des Autels atteste que le comique, même actualisé sous la forme d’un rire acerbe, a la particularité naturelle d’entretenir la perplexité du lecteur.

Notes
1080.

Mythistoire barragouyne…, chap. 14, pp. 66-75. Nous avons signalé qu’en raison de la date tardive des canzonières présentés, il faut supposer que l’ensemble de l’épisode, qui comprend la rencontre par Gaudichon des satyres, l’ascension du mont Fourchu et la visite du château d’Hélicon en compagnie de Calliope, a été écrit après le reste du roman et surtout après le Repos de plus grand travail (voir partie II, chapitre 1, pp. 293-294). Un décryptage des références à l’actualité poétique est proposé par M. Françon dans ses notes de la Mythistoire, pp. xxxviii-xliii.

1081.

Mythistoire barragouyne…, chap. 4, pp. 17-19.

1082.

Ibid., chap. 6, pp. 27-28.

1083.

Ibid., chap. 7, p. 37 et chap. [12], p. 60.

1084.

V.-L. Saulnier, « Contribution à l’étude de la langue facétieuse… », p. 295.

1085.

Esthétique et thérie…, op. cit., p. 132 ; des passages sont en italique dans le texte.