1 - La dimension éthique de l’interprétation : liberté et responsabilité du sujet

Quel que soit le genre littéraire concerné, il apparaît que l’apprentissage du lecteur ne se restreint jamais à une prise de position théorique. Nos romanciers estiment fondamental, pour leur part, que le public mette en application un principe éthique essentiel, à savoir la pratique volontaire et libre de l’interprétation. L’acte de déchiffrement doit permettre au sujet de faire l’épreuve de sa liberté et d’assumer les jugements qu’il porte sur le monde : l’art de lire est déjà, pour eux, un art de vivre.

Nous ne prendrons que deux exemples de la thématisation et de la mise en œuvre de ce phénomène dans nos romans. Le premier est centré sur la figure de Panurge. Dans le Tiers livre, celui-ci n’a pas compris qu’il doit se positionner personnellement : il lui faut décider seul de l’opportunité du mariage dans son cas et nul n’est apte à le conseiller dans ce choix. Pour voir enfin le candidat au mariage prendre conscience que dans cette épreuve ‘«’ ‘ chascun doibt estre arbitre de ses propres pensées’ ‘ 1086 ’ ‘ ’», reportons-nous à la fin ambiguë du Cinquiesme livre, qui ne peut précisément être comprise sans la prise en compte de cette promotion d’une éthique volontariste et d’une herméneutique téméraire. D’un côté, nous voyons Panurge, le visage enfariné, chanter le temps des vendanges, louer Noé d’avoir inventé le vin, écouter, en se bouchant une oreille, un bruit de verres entrechoqués et ouvrir grand le gosier pour ingurgiter la glose de cette réponse. De l’autre, nous avons affaire à une cérémonie dionysiaque où le vin a le rôle d’élixir de vérité : l’» Epitelemie » de Panurge affirme que la « divine liqueur […] tient toute verité enclose », tandis que la Pontife Bacbuc déclare que « non rire, ains boire est le propre de l’homme » et que ‘«’ ‘ de vin divin on devient »’ ‘ 1087 ’ ‘. ’Le mot de la Bouteille est-il alors l’occasion pour un joyeux drille de « taster du meilleur » ou une manière métaphorique de signifier l’accès à des connaissances ésotériques ? Il nous semble que, quoique les deux possibilités interprétatives soient parfaitement identifiables, aucune d’elles n’arrive à embrasser la complexité du symbolisme du vin parce que celui-ci est précisément ambivalent. La vérité qui est révélée au personnage n’est pas d’ordre théorétique : elle est une injonction à l’action. « Trinch » est à la fois une onomatopée et l’impératif du verbe boire en allemand, tandis que la glose de Bacbuc ramène le sujet à une démarche individuelle de connaissance, l’enjoignant d’être lui-même « interpretes de [son] entreprinse ». L’idéal moral révélé à Panurge est celui de la possession de soi ; la seule façon qu’il a de l’appliquer est de manifester son adhésion intime à sa propre expérience. L’» enthusiasme Bacchique » qui s’empare de lui n’est donc pas abstrait mais bien réel :

Qu’est-ce icy ? la paternité
De mon cœur me dit seurement,
Que je seray non seulement
Tost marié en nos quartiers :
Mais aussi, que bien volontiers
Ma femme viendra au combat
Venerien : dieu quel debat
J’y prevoy. Je laboureray
Tant et plus, et saboureray
À guoguo puis que bien nourry,
Je suis. C’est moy le bon mari,
Le bon des bons. Io pean
1088 .

Si l’alliance des registres noble et trivial tend à conférer une dimension burlesque à la scène, elle a pour rôle de signifier qu’une révélation juste doit allier des préoccupations de nature à la fois humaine et supra-humaine. La vérité de Panurge est ainsi d’ordre sexuel. De même, selon les compagnons qui, au chapitre suivant, feront des rimes‘’ ‘«’ ‘ par fureur poëtique »’, l’inspiration bachique ne révélera pas la même chose : Pantagruel fera un éloge de la poésie, Panurge demandera à frère Jean s’il ne veut pas se marier et le moine réaffirmera que seul le célibat paillard lui sied. Par ce déferlement de paroles à la fois prophétiques et comiques, le lecteur est invité à son tour à prendre en main sa destinée ; s’il a compris le sens du dialogisme de cette fin de roman, il a déjà fait l’épreuve de son libre arbitre. Pour faire entendre la lucidité agile que requiert l’exercice de la lecture romanesque, point est besoin, pour Aneau, de la thématiser par l’ivresse vitale et de l’exprimer par une tension entre idéalisme et dérision. La structure narrative d’Alector, avec son usage de la concomitance temporelle et son système de prédictions, fait entrer le lecteur dans un univers où les événements sont inscrits dans la logique du fatum. De fait, l’analogie créée au moment de la réception entre des épisodes éloignés dans le temps invite à un rapprochement des causes et des effets : le lecteur prend conscience qu’il évolue dans un monde où chaque fait a une valeur cryptée, qui est éclairée par d’autres signes et dont le sens, ainsi que celui de tous les phénomènes rencontrés, n’achèvera de se révéler qu’au dénouement du roman. En somme, il réalise qu’une nécessité est à l’œuvre dans l’agencement du roman : l’ordre du récit se veut le reflet d’un ordre supérieur. Comme Franc-Gal a connaissance du dessein divin, le lecteur fait l’expérience de l’incursion du divin dans l’immanence pour faire connaître à l’individu qu’un dessein divin régit le devenir de l’humanité et se convainc que le présent trouve une origine dans le passé et qu’il est tendu vers le futur. Alors que le roman grec consacre la toute-puissance du hasard, le mythe d’Anange assure que le montage d’Alector ne rend pas l’homme passif, mais admiratif de la prévoyance de Dieu : quand il vérifie que tout ce qui a été annoncé se produit, il a à la fois le sentiment d’être contrôlé par une force supérieure et d’avoir un rôle à jouer dans cette logique qui le dépasse. Du coup, la conciliation de l’art du suspens et de l’art du probable, du principe du hasard et celui de la nécessité dans le roman trouve son accomplissement esthétique dans le principe aristotélicien de la reconnaissance 1089 . Alors que Denisot donne d’emblée le caractère de prophéties aux songes de l’amant et manifeste la force de Dieu en faisant ressusciter le pécheur, Aneau laisse au lecteur le soin de découvrir que la réalisation narrative est à l’image du fonctionnement de la vie.

Plus qu’en l’enseignement de la vertu, nos romanciers croient donc en son exercice. Ils conçoivent ainsi l’interprétation comme l’expérimentation d’un événement particulier, au cours de laquelle le lecteur ne doit pas agir contre sa conscience ni déformer les intentions de l’altérité qui cherche à s’exprimer. L’agencement concerté d’Alector nous permet même de faire un rapprochement, non exagéré, entrela maîtrise de la composition par Aneau et celle de l’existence terrestre par Dieu : l’acte de lecture confronte un point de vue individuel aux choix du Créateur et de l’auteur.

Notes
1086.

Tiers livre, chap. 29, p. 444.

1087.

Cinquiesme livre, chap. 44, p. 832 et chap. 45, p. 834.

1088.

Ibid., chap. 45, pp. 834-835.

1089.

Sur l’importance de la notion dans une conception téléologique du récit, voir P. Ricœur, L’Intrigue et le récit historique, op. cit., p. 86. Voici comment le Stagirite définit le plaisir qui naît d’un retournement de situation  il en dirait autant de l’anagnôrisis , semblant résulter d’une préméditation de la Fortune (La Poétique, op. cit., 1452 a, pp. 118-119) :

[…] parmi les coups du hasard, paraissent les plus étonnants ceux qui semblent s’être produits comme à dessein  tel le cas par exemple, de la statue de Mitys à Argos qui tua l’homme coupable de la mort de Mitys en tombant sur lui au moment où il regardait un spectacle : de tels événements ne semblent pas avoir lieu au hasard […].