Chapitre 4
Au delà de la poétique humaniste du roman.
Deux exemples d’un autre rapport du savoir à la diversité

l’autre – Ainsi en est-il de ce livre, qui jadis fut fait en belle rime croisée ; mais celui qui l’a transcrit, sans y aviser, mêlant ce qui était deçà et delà, a fait qu’il n’y ait, ce semble, ne rime ne raison en apparence […].
B. de Verville, Le Moyen de parvenir 1101 .
Yo no apostaré, replicó Sancho, que ha mezclado el hi de perro berzas con capachos. – Ahora digo, dijo don Quijote, que no ha sido sabio el autor de mi historia, sino algún ignorante hablador, que a tiento y sin algún discurso se puso a escribirla, salga lo que saliere […]. Y así […] mi historia […] tendrá necesidad de comento para entenderla. – Eso no, respondió Sanson ; porque es tan clara, que no hay cosa que dificultar en ella […].
M. de Cervantes y Saavedra, El ingenioso Hidalgo
don Quijote de la Mancha
1102 .’

Les romans de Rabelais, d’Hélisenne, de Des Autels et d’Aneau posent les principales questions qui agitent les humanistes : la réflexion qu’ils engagent sur les rapports du sujet au langage et à la vérité reflète l’état d’esprit de ce que l’on a coutume d’appeler la « Renaissance ». Si l’on entend par ‘«’ ‘ fictions philosophiques’ ‘ 1103 ’ ‘ ’» des textes qui s’attachent à véhiculer une conception spécifique du savoir, ces œuvres en sont parce qu’elles relèvent d’une épistémè particulière. Celle-ci se caractérise par l’accueil favorable de la pensée d’autrui et par une conception accumulative et intégrative du savoir. Or après 1580, année où Montaigne publie le premier livre des Essais, certaines productions littéraires prennent acte d’une mutation des mentalités. Une ultime étape du processus se produit avec le Discours de la méthode : ayant fait le postulat de la tabula rasa, Descartes demande au philosophe de rejeter toutes les opinions, même celles déclarées sages par les Anciens, de les soumettre à des catégories claires et distinctes puis de juger de leur validité. Grâce aux mécanismes de l’entendement humain, la vérité se trouve accessible pour quiconque met en œuvre un examen intellectuel rigoureux : la justesse du raisonnement est le garant de l’universalité des connaissances et la condition d’une appréhension de type mathématique du réel. À la fin du XVIe siècle et au début du XVIIe siècle, voit donc le jour un nouveau rapport du savoir à la diversité : l’idéal « encyclopédique » s’altère progressivement, tandis qu’a lieu une mise en cause, au moins de principe, des méthodes et des champs précédents de l’apprentissage 1104 . Ce phénomène nous intéresse en ce qu’il explique le rejet alors du roman éclectique tel qu’il était pratiqué au milieu du siècle. Nous étudierons le devenir de cette forme à travers deux œuvres qui confèrent une portée singulière aux lois qu’elle a établies : le Moyen de parvenir, publié anonymement vers 1610, et Don Quichotte, dont les deux parties datent respectivement de 1605 et de 1615.

Le choix de textes si différents permet de réaliser que le bilan des excès de l’imitatio et de la copia a varié selon ceux qui l’ont dressé. Les citations que nous avons placées en exergue donnent un aperçu de l’infléchissement respectif que Verville et Cervantès font subir à la bigarrure romanesque. Si tous deux créent une œuvre « sans rime ni raison », le premier, par la voix d’un de ses personnages, feint de se dédouaner en invoquant l’existence d’un remanieur qui aurait assemblé de manière gratuite et désordonnée des fragments hétéroclites de « texte » et de « glose » : à une réunion primitive d’anecdotes, propre aux recueils de contes, le compilateur facétieux a ajouté des propos de toutes sortes, sans en faciliter le repérage par des marques typographiques ou par l’usage d’une hiérarchie énonciative. Un tel culte de la démesure et de l’incohérence n’est pas partagé par l’auteur espagnol, bien qu’il envisage l’idée que son roman suscite des « commentaires ». De fait, alors que Sancho et don Quichotte s’inquiètent de la présence de la nouvelle intitulée Le Curieux malavisé dans la première partie du roman, le bachelier Samson Carraso répond que, si elle n’a pas sa place dans l’histoire d’un chevalier, elle n’entrave en rien la compréhension de l’œuvre et ne lui ôte pas sa clarté. En somme, bien que les deux textes se situent dans la lignée des romans comiques de la Renaissance  des Livres rabelaisiens, surtout  et qu’ils se caractérisent par la richesse de leur métadiscours, leurs analyses du chaos discursif divergent en raison de leurs programmes philosophiques. Nous verrons ainsi que le Moyen de parvenir met radicalement en doute la puissance d’investigation du langage et la cohérence de la pensée, tandis que Don Quichotte réalise une alliance harmonieuse entre l’interrogation critique des matériaux langagiers, qui présidait à la pratique romanesque humaniste, et l’exigence pré-cartésienne de rationalité.

Notes
1101.

A. Tournon et H. Moreau (éd.), Aix-en-Provence, Éditions de l’Université de Provence, 1984, chap. 42, p. 105.

1102.

2 t., L. A. Murillo (éd.), Madrid, Castalia, « Clásicos », 1978, t. II, chap. 3, pp. 63-64. Voici la traduction du passage(L’ingénieux Hidalgo don Quichotte de la Manche, 2. t, L. Viardot (trad.), Paris, Garnier-Flammarion, « GF », 1969 et 1981, t. II, chap. 3, p. 29) :

– Je parierais, s’écria Sancho, que ce fils de chien a mêlé les choux avec les raves. – En ce cas, ajouta don Quichotte, je dis que ce n’est pas un sage enchanteur qui est l’auteur de mon histoire, mais bien quelque ignorant bavard, qui s’est mis à l’écrire sans rime ni raison. […] [Ainsi] mon histoire […] aura besoin de commentaires pour être comprise. – Oh ! pour cela, non, répondit, le bachelier ; elle est si claire qu’aucune difficulté n’y embarrasse.
1103.

N. Kenny, The Palace of Secrets. Béroalde de Verville and Renaissance Conceptions of Knowledge, Oxford, Clarendon Press, 1991, p. 43. L’auteur explique ainsi que les genres qui, au XVIe siècle, réfléchissent de manière privilégiée à la nature de la connaissance sont le roman en vers ou en prose, la satire ménippée, le dialogue et le banquet.

1104.

N. Kenny analyse ce phénomène comme le déclin de la notion d’» encyclopaedism ». Du début du XVIe siècle à sa fin, il constate « a gradual breakdown of the ideal signifiant order » (ibid., p. 41).