1 - Un sympose ? Falsification d’un cadre générique

L’ouvrage est présenté comme conforme aux lois d’un genre, à savoir la relation d’un banquet philosophique : le narrateur se pique d’avoir assisté à un « admirable banquet », à un ‘«’ ‘ notable sympose ’», au ‘«’ ‘ plus célèbre, scientifique et vénérable Sénat qui fut jamais et jamais sera »’ ‘ 1107 ’ ‘. ’Mais nous apprenons rapidement que celui qui a prêté sa demeure pour permettre aux sages de s’entretenir est « notre père se-puisse-tuer » et que l’on nous laisse volontairement sur notre faim quant à l’identité de cette « Madame » qui lui sert d’acolyte 1108 . Comme le laisse également supposer la désinvolture de la première page, en même temps qu’il est mis en place, le cadre symposiaque est donc détourné : l’imitation de la forme de pensée chère à Platon, aux sophistes, à Lucien et aux humanistes n’a d’autre visée que la parodie. Le ‘«’ ‘ sympose et souper philosophique ’» n’étant pas altéré au point que nous ne reconnaissions plus ses marques génériques, sa présence se justifie par la volonté de Verville de tourner en dérision non seulement les spéculations des philosophes, mais la prétention même de l’homme à connaître le Vrai et le Bien.

Avant que le narrateur ne cède la parole aux personnages, les treize premiers chapitres font office d’exposition : leur dominante narrative place le lecteur en position d’attente des indications de date et de lieu ainsi que de la liste des invitésdu convivium. Or le conteur s’attache à décevoir cet appétit d’indices fictionnels en sapant les conventions du récit. Du point de vue des références spatio-temporelles, d’abord, à la précision exagérée dont il fait montre pour définir l’époque du dialogue fait pendant l’absence pure et simple de mention de l’endroit où il s’est tenu. La première phrase de l’œuvre se lance dans une énumération de repères temporels de plus en plus précis et s’achève sur l’indication facétieuse de l’époque où un changement de balles s’est opéré dans la pratique du jeu de paume ! Aucune datation absolue ni relative ne sera évidemment donnée. La première mention du lieu fait entorse à la construction habituelle de la référence fictionnelle puisqu’il s’agit de l’expression anaphorique « au lieu susdit ». Le boniment initial donne seulement au lecteur, en fait, l’assurance d’un « ici » et « maintenant » de l’écriture. La présentation des personnages, quant à elle, butte sur le défaut de mémoire du narrateur, qui feint de ne se souvenir que de quelques-uns des invités. Le chapitre 6 énumère pourtant certaines figures célèbres, présente leur attitude durant le banquet et les idées principales qu’ils ont développées. Mais si le lecteur se trouve à présent en territoire connu, il a du mal à comprendre qu’après Socrate vienne le roi Alexandre et qu’au milieu des orateurs et des historiens de l’Antiquité, Rabelais apparaisse ; la courte liste se clôt sur l’indication que le personnage-narrateur, qui ne s’est pas présenté, s’assoit lui-même à la table. Au vu du nombre d’invités pris parmi les Anciens, on pourrait penser que l’œuvre a pour modèle la forme spécifique de sympose qu’est l’entretien entre des trépassés. Mais en dehors de sa tonalité satirique, l’œuvre ne doit pas beaucoup aux trente Dialogues des morts de Lucien : non seulement des hommes vivants  à l’aube du XVIIe siècle  y côtoient des morts, mais la concision de l’entretien n’est pas ici de mise. Verville entend créer un sympose gigantesque, qui réunisse l’humanité entière : un convive affirme au lecteur que les très nombreux personnages  près de quatre-cents  étaient tous là et que ‘«’ ‘ même ceux du monde avenir y étaient’ ‘ 1109 ’ ‘ ’». La manière de nommer ceux qui prennent la parole durant le banquet ou de taire leur nom, presque la moitié du temps, pose évidemment problème 1110 . Outre le fait qu’il est possible d’envisager que des protagonistes soient présents sans qu’ils parlent, ceux qui sont nommés soit sont directement identifiables par leur notoriété, pour les plus illustres  Néron, Ascépliades, Sapho, Budé, Luther, etc. , soit sont présentés comme connus quoiqu’ils ne soient pas identifiés dans la chaîne du discours  comme Cettui-ci, Chose, Messire Gilles, Feu Monsieur, Le Bonhomme, L’enfant, Le ministre, Sacerdos. Le lecteur est donc confronté à un monde imaginaire dont il est censé identifier les composantes bien qu’il ignore presque tout à leur sujet ! La parodie des topoi de présentation du festin philosophique trouve son point d’aboutissement dans la souscription on ne peut plus contradictoire du narrateur à la convention de la véracité des faits. Après avoir évité de définir le contenu du récit, le voici qui refuse d’accréditer ses dires :

‘Hé bien, en cet excellent période il advint ce que vous savez. Et je vous jure, sans jurer, que tout est vrai. Si vous me pressez, je vous défoncerai trois ou quatre ruades toutes brodées de cramoisi, et jurerai comme un homme ; ou bien je prierai mon voisin de jurer pour moi […] 1111 .’

Malgré ces perturbations, la narration est maintenue jusqu’à la fin de l’œuvre, de manière cependant très épisodique : nous apprendrons que quelques convives se sont isolés un moment pour préparer une comédie à l’italienne et que la farce n’a pas été jouée ; à la fin, la compagnie est arrivée au dessert. Grâce à ces rappels ponctuels du maintien du projet initial de relater un ‘«’ ‘ sympose […] auquel toutes questions, propositions, théorèmes, problèmes et plusieurs autres ont été solues, résolues, trouvées, démontrées et fidèlement reconnues en toute perfection’ ‘ 1112 ’ ‘ ’», le lecteur a tendance à croire au respect de l’engagement de l’auteur et du narrateur à transmettre un savoir exo- ou ésotérique. D’ailleurs, l’appel à quêter la vérité dans les mailles ‘«’ ‘ des tapis de considération et des linceuls de conservation ’» tendus par des scribes pour recueillir les paroles des devisants est de nombreuses fois rappelé au cours de l’œuvre ; la métaphore omniprésente de l’alchimie invite ‘«’ ‘ les beaux esprits qui consument trop de temps au feu » à adopter une position de recherche personnelle et dynamique’ ‘ 1113 ’ ‘.’

Mais pas plus que le parcours narratif, le trajet intellectuel attendu ne se produit : malgré ce qu’annonçait haut et fort le titre de l’œuvre, nous ne « parviendrons » à rien de sûr à l’issue de notre lecture. Le découpage du livre en unités discrètes est ainsi purement artificiel : le flux du dialogue se déverse sans transition d’une section à l’autre et les titres de celles-ci, empruntés à la rhétorique scolastique, s’avèrent totalement indifférents à ce dont elles traitent. Aucune logique thématique ou énonciative ne présidant au découpage des chapitres, chacun d’eux échappe à la saisie de l’esprit et à l’analyse. Mieux, il s’avère que le banquet tourne à l’accumulation d’anecdotes grivoises touchant exclusivement la sexualité et la scatologie : les sujets sérieux sont bannis ou traités sur le mode de la copulation, du boire, du manger ou de la défécation. La manière que les convives affectionnent pour ridiculiser les registres de l’esprit, de la religion et de la politique est de les mêler avec ceux du corps. Un personnage anonyme rappelle ainsi au Mortel, qui se scandalise de la grossièreté des propos abordés, qu’il n’est pas un pur esprit et à ‘«’ ‘ Monsieur le Doyen du chapitre de la grande église ’» qu’il passe une partie de son temps à veiller au nettoyage des lieux d’aisance. Finalement, après les fonctions intellectuelles, c’est l’activité scripturaire qui est rabaissée à la plus vile fonction corporelle :

‘– Ô pauvre animal mortel, mon ami, ne sais-tu pas bien qu’ayant un corps il faut qu’il se vide ? Et tu consens bien que sa merde soit serrée en tuyaux de brique et belles canes, que souvent on la remue, et que même ho ! Monsieur le Doyen du chapitre de la grande église, vous en faites faire des conclusions en vos registres, et commettez commissaires de bran pour curer les aisances. Ainsi ceux qui ont imprimé ceci sont commissaires d’excréments : ceci est la fiente de mon esprit 1114 .’

La trivialité n’affecte pas ici seulement des croyances ou des systèmes de valeur mais bien la conception dela pensée et de la littérature : les conversations et les contes à rire sont souvent le prétexte à une présentation rabaissante des objets de haute admiration des humanistes. Juste avant le passage que nous venons de citer, Rabelais est justement décrit comme ‘«’ ‘ empêché à trouver l’essence d’un cervelas avec Théodore et Pline… ’» ; mais l’effet burlesque du rapprochement entre le domaine métaphysique, qui deviendra bientôt celui de l’alchimie, et celui du repas intéresse assez le narrateur pour qu’il se plaise à filer la syllepse sur essence et à remotiver l’étymologie de cervelas :

‘Sur quoi quelqu’un me demandera de quoi il [= le cervelas] était. Je lui dirai qu’il était fait comme nos autres viandes. Sachez donc que cette belle compagnie faisait bonne chère et telle que l’on fait hors du monde, comme nous faisons, nous autres esprits séparés de nos corps.’

L’ambiguïté entre les « viandes » de l’esprit et celles du corps et les mentions des sages sous le titre d’êtres de pensée, autrement dit de pures cervelles, aboutit d’assimiler l’homme à l’animal, en l’occurrence au porc… Dans le Moyen de parvenir, la dégradation de la vie intellectuelle va donc loin et elle est servie par des jongleries lexicales, des glissements sémantiques et des rapprochements phoniques fort subtiles. Le sujet principal de l’œuvre étant la dérision à l’égard d’une culture considérée comme pédante, il se trouve que le seul principe de progression du texte est précisément celui du rebondissement sur les mots : bien que l’on nous affirme que pouvons le lire dans n’importe quel sens parce qu’il est ‘«’ ‘ partout plein de fidèles instructions’ ‘ 1115 ’ ‘ ’», il se présente comme une réflexion sur les signifiants et les signifiés. Par exemple, quand il a eu mentionné le fait que des filets prennent au vol les paroles des convives, le narrateur fait une association d’idée avec la parabole du Semeur ; puis l’évocation du mouvement de chute déplace le propos sur l’inconvenance qui consiste à ‘«’ ‘ laisser tomber des pets ’» ; commence alors le conte de la belle courtisane péteuse. Ailleurs, le thème de l’urine se développe sur plusieurs pages et s’interrompt brusquement, un invité se rappelant que Léri a employé au début de la première histoire, celle du mendiant dispensateur d’un don, le terme ‘«’ ‘ Minimes »’ ‘ 1116 ’ ‘ ’; après une intervention sur le sens de très petites choses de l’adjectif substantivé, prendra place une foule d’anecdotes sur les gens d’Église. De manière plus surprenante encore, une question sur l’expression « intelligence d’écritures » engendre successivement une allusion à la « lumière de la vérité » puis à la « lanterne », qui prend bientôt le sens de ‘«’ ‘ lumière ecclésiastique »’ ‘ 1117 ’ ‘. ’Chaque fois, Verville invite le lecteur à participer à l’approfondissement philologique, à prendre part à l’atelier du langage : si des mots ne sont pas souvent créés, la remotivation d’acceptions oubliées ou totalement en décalage avec celle qui vient spontanément à l’esprit dans le contexte va de pair avec des néologismes de sens. Du coup, contre ceux qui affirment que le Moyen de parvenir ne possède aucun ordre 1118 , il faut militer en faveur de l’existence non pas d’une organisation narrative ou spéculative, mais d’un parcours linguistique débridé reposant sur l’arbitraire des signes 1119 . Pour les convives du banquet et pour le lecteur, la seule manière de « parvenir » est donc de parler, de céder l’initiative aux mots.

Verville tient ainsi à maintenir la fiction du sympose pour tromper les attentes de son lectorat : la vocation philosophique du genre lui sert à dégrader les schémas intellectuels en vigueur à la Renaissance, tandis qu’il convertit la chronologie du récit en logique linguistique. De plus, par le saccage concerté des conditions minimales de vraisemblance, l’auteur met un terme aux subtiles relations qui unissaient le roman humaniste et l’univers fictionnel : le « lieu » des discussions étant l’espace concret du texte, où tous ceux qui entrent acquièrent le statut d’objet littéraire, il instaure ‘«’ ‘ l’atemporalité comme principe narratif’ ‘ 1120 ’ ‘ ’». Il souligne donc le caractère autarcique d’une œuvre qui se veut radicalement en marge du réel. Ce faisant, le Moyen de parvenir interdit au lecteur le plaisant exercice de reconstruction d’un monde possible ; il l’enjoint, au contraire, de se laisser entraîner par le dynamisme des propos.

Notes
1107.

Ibid., chap. 3, p. 6 ; chap. 6, p. 10 ; chap. 4, p. 7.

1108.

Le narrateur la définit comme « l’unique d’entre les sages, la perle des entendues et le parangon de perfection » et nous lance : « reconnaissez-la par ces épithètes, et ne vous enquérez plus qui elle est » (ibid., chap. 4, p. 7).

1109.

Ibid., chap. 46, p. 137. Le même personnage l’invite plus loin à compléter la liste et, s’il le souhaite, à s’y insérer (chap. 99, p. 317) :

Si quelqu’un se fâche que je ne l’ai mis ici, ou quelqu’un de ses parents prétérits ou futurs, qu’il y mette ceux qu’il voudra, et lui-même, pour s’apaiser.
1110.

Dans le texte primitif, près de la moitié des répliques ne sont pas attribuées, alors que l’édition de 1767, qui en est un remaniement apocryphe ou qui se fonde sur une version augmentée de corrections de l’auteur, postérieure à la première édition, rétablit un certain nombre de noms de personnages en didascalie. L’édition d’A. Tournon et d’H. Moreau distingue l’attribution des énoncés dans les deux états du texte par l’emploi des majuscules et des minuscules.

1111.

Le Moyen de parvenir, op. cit., chap. 1, p. 4.

1112.

Ibid., chap. 11, p. 24.

1113.

Ibid., chap. 7, p. 14 et chap. 46, p. 136. Rappelons qu’en 1600, Verville a donné une interprétation alchimique du Songe de Poliphile dans le paratexte dont il a fait précéder sa révision rapide de la traduction de J. Martin ; on sait, par ailleurs, qu’il a lancé la vogue du roman alchimique avec le Voyage des Princes Fortunez (1610), où les héros amoureux sont initiés graduellement à des mystères hermétiques. Les références burlesques à une science fort appréciée de l’auteur prouvent la radicalité de la désacralisation entreprise dans le Moyen de parvenir.

1114.

Ibid., chap. 91, p. 295. Pour une étude de l’avilissement des structures mentales et morales de la Renaissance par les références scatologiques, voir l’étude de M. Renaud intitulée Pour une lecture du Moyen de parvenir, Paris, Champion, 1997 [1ère éd. 1984], pp. 151-170.

1115.

Ibid., chap. 10, p. 21.

1116.

Ibid., chap. 39 et 40, pp. 108-113.

1117.

Ibid., chap. 25-26, pp. 60-64. Ajoutons que le personnage d’un des contes sur la vente de lanternes joue lui-même sur le sens propre du mot et sur son sens figuré dans le syntagme prêcher des lanternes il faut comprendre, de la part d’un « ministre » protestant, faire entendre les obscurités de l’évangile.

1118.

Sorel a probablement été le premier d’entre eux : dans ses Remarques sur les XIIII livres du Berger extravagant, op. cit., 1628, « Remarques sur le XIV. livre », p. 748, il classe l’œuvre, avec celles de Rabelais, parmi les « ouvrages Satyriques et Comiques », mais déclare ne rien comprendre à ce fatras de contes, au point de ne pas même savoir repérer les fautes d’impression !

1119.

Nous devons cette idée à la communication de M. Clément, intitulée « Le roman expérimental : le Moyen de parvenir », exposée lors du séminaire « Théorie et pratique du roman aux XVIe et XVIIe siècle », organisé en 2002-2003 à l’université Lyon 2.

1120.

M. Renaud, Pour une lecture du Moyen de parvenir, op. cit., p. 101. L’analyse se fonde sur l’emploi des déictiques spatio-temporels ainsi que sur les temps utilisés : pour l’» ici » et « maintenant » de l’écriture, les passages situés avant ou après un point donné du livre appartiennent respectivement au passé et au futur en même temps qu’ils peuvent être évoqués au présent, en vertu de la relation synchronique qui unit les composantes de l’objet-livre.