2 - Le mélange de propos : exubérance et confusion

Quoique les répliques des invités occupent la majeure partie de l’espace textuel et qu’elles consistent essentiellement dans la relation de contes et d’anecdotes, le Moyen de parvenir n’est pas réductible à un recueil narratif, tout au moins à la manière des Comptes du Monde adventureux ou de l’Heptameron. De fait, le récit-cadre est miné à la fois par la masse des histoires qui y sont enchâssées et par ce que Verville appelle la ‘«’ ‘ glose ’», à savoir les discours échangés par les interlocuteurs, les interventions du narrateur et les remarques de l’auteur. Pour dénoncer les abus de la pratique humaniste du commentaire, celui-ci se plaît non seulement à attribuer la réflexion didactico-morale traditionnelle à plusieurs instances énonciatives, mais encore à la laisser proliférer sans contrôle. Du coup, les interactions entre les différents niveaux du texte modifient constamment la teneur du récit principal et des récits imbriqués en même temps que la narration conditionne l’insertion des propos intercalés. La difficulté que rencontre le lecteur pour distinguer les degrés de prise de parole le contraint à entrer dans un labyrinthe discursif dont il n’est pas sûr de sortir.

Si l’abandon de l’encyclopédisme pour une philosophie anti-systématique à la fin du XVIe siècle s’est traduit par l’apparition de formes qui fragmentent les domaines du savoir 1121 , cette tendance s’est manifestée dans un genre qui est l’aboutissement des mutations de la nouvelle à cadre et du dialogue. Ce que nous avons appelé le ‘«’ ‘ mélange de propos’ ‘ 1122 ’ ‘ ’» consiste ainsi dans l’accumulation de faits et de dits mémorables, de morceaux d’histoire naturelle, de morale ou de philologie, de contes facétieux et de leçons doctrinales. Les Serées, par exemple, dont les différents livres paraissent entre 1584 et 1598, rapportent des conversations sur des sujets variés tenues en soirée par des amis : alors que la structure italienne de la cornice est présente mais réduite aux informations essentielles, les devisants passent librement d’une question à une autre, sans s’astreindre à respecter un ordre préétabli. Dans ce recueil bigarré plus qu’ailleurs, les conteurs ne s’opposent pas véritablement : ils s’expriment comme des livres et font étalage de leurs connaissances sans chercher à justifier leurs assertions. Comme l’explique M. Renaud, l’auteur ne parvient pas à faire émerger de cet ensemble disparate une signification nouvelle, à travers laquelle il proclamerait son identité. L’accumulation de bribes de discours savants n’ayant d’autre fin que son ostentation, l’instance d’écriture se dilue dans la quantité des documents rassemblés :

‘Ce savoir relève de la performance ; il ne s’agit pas tant de savoir que de faire savoir qu’on sait, et qu’on en sait beaucoup. Savoir d’ordre quantitatif : accumuler plutôt que choisir. Pris à ce jeu gravement puéril, l’auteur s’égare dans les papiers collés, et finit par disparaître de son propre texte, emporté dans une débâcle d’une cuistrerie laborieuse, voix perdue dans l’anonyme cacophonie du livre 1123 .’

En va-t-il de même dans le Moyen de parvenir ? Le but de l’auteur est-il de mettre à disposition de tout un chacun des composantes de l’érudition humaniste et de la mémoire collective ? Parce qu’ils nous permettent de saisir les particularités de l’organisation énonciative de cette œuvre de Verville, il est bon de mettre au jour les éléments qui la rapprochent des recueils de Bouchet, de Du Fail et de Cholières. Le point commun entre ces pratiques littéraires est l’atténuation de la structure englobante  les circonstances de l’entretien entre des familiers ou la relation d’un sympose à l’antique  au profit des débats d’idées : le cadre narratif est sapé de l’intérieur par le jeu des questions et des réponses, les exempla avancés, les histoires rapportées, les poèmes reproduits, etc. Cependant, même en prenant le ‘«’ ‘ réjouissant bric-à-brac pseudo-savant’ ‘ 1124 ’ ‘ ’» des Serées, où la voix de l’auteur est difficile à saisir, l’agencement des discours dans l’œuvre de Verville est autrement plus complexe que dans les commentaires dialogués . Tout d’abord, alors que la tendance des interlocuteurs à rapporter des contes devrait simplifier encore la hiérarchie des énoncés, les récits sont sans cesse interrompus. L’excroissance monstrueuse de ces histoires héritées du fonds narratif comique  les contes à rire de Boccace, du Pogge, des Cent Nouvelles nouvelles, de Du Fail, de Des Périers, etc.  et de la tradition orale est telle que les répliques échangées par les personnages se bornent souvent à établir des transitions entre elles. Par exemple, le conte du ‘«’ ‘ faucheur du notaire d[u] chapitre » ’annoncé à la fin du chapitre 22 n’est connu des auditeurs et du lecteur que dans la seconde partie du chapitre 24. Parfois, l’écheveau des récits est presque indémêlable. Asclépiades commence ainsi l’histoire d’un malade alité qui est le témoin des ébats nocturnes de deux moines ; le récit s’arrête sur le contentement des deux « mignonnes » qui sont venues les rejoindre dans la chambre. Le lecteur a à peine le temps de se demander à quoi sert la mention de la présence du premier personnage qu’une devinette anti-monastique survient dans le dialogue. Un nouveau fabliau commence bientôt et, quand il s’achève, César demande de revenir aux deux « amis » qui dorment « chez Conscience », le lieu de la première aventure étant nommé pour la première fois. Asclépiades donne alors la pointe de son récit : dans le noir, le témoin a cru que les moines ‘«’ ‘ s’entre-culbut[aient] »’ ‘ 1125 ’ ‘. ’Le lecteur ne sait donc pas toujours où commencent et où s’arrêtent les récits seconds ni, bien sûr, quel est le but de ceux qui les rapportent : la narration n’a pas de valeur argumentative, son rôle consistant seulement à morceler des pièces de la mémoire collective de la Renaissance. Inversement, le récit intervient à l’improviste au milieu des propos des convives et il faut souvent se demander, en raison des glissements de temps et de personne, s’il s’agit d’une narration de premier ou de second niveau. Cela se produit de manière exemplaire à la fin du long discours chaotique inaugural, au moment où l’auteur-narrateur cède la parole à ses fantoches. Celui-ci affirme que, pendant qu’il nous parle, il voit un ‘«’ ‘ glorieux caparaçonneur d’intelligences bigarrées » ’qui ‘«’ ‘ jettera dédaigneusement l’œil sur ce monarque des livres d’humanité ’». Bèze l’interrompt et s’excuse de cette incursion dans son invective contre le censeur :

‘Je fais cette parenthèse à votre discours : buvez, puis vous achèverez ; mais devant, sachez que quand une femelle s’adonne à un ecclésiastique, elle est le premier mois sa chambrière, le second elle est sa compagne, et le trois sa maîtresse, et ainsi conséquemment 1126 .’

Alors que le statut du précédent discours  narratif ou commentatif  n’était pas clair, nous avons bien affaire ici au propos d’un personnage. Mais voici qu’ensuite la première instance reprend son attaque contre le « maître sophiste » et, sur sa lancée, rapporte deux anecdotes, auxquelles elle mêle quelques informations sur le banquet ! On le voit, ce ne sont pas seulement les interruptions continuelles des prises de parole les unes par les autres qui distinguent le mélange de propos pratiqué par Bouchet et celui mis en œuvre par Verville, c’est surtout l’instabilité de leur régime énonciatif : l’effet de fondu-enchaîné que produit le commentaire dialogué est poussé ici jusqu’à rendre perméables les niveaux traditionnels de discours, auxquels s’ajoute le métadiscours sur le livre en train de se faire. Commençons par le narrateur du sympose, dont nous apprenons dès le premier chapitre qu’il a assisté aux discussions. Pour signaler qu’il est à la fois un être de fiction et qu’il rapporte des événements, il emploie à l’occasion un trait de langage parisien qui consiste en une syllepse d’accord, ce qui donne : « je ne faillîmes à nous trouver » ou « je l’avions juré ». Au lieu d’user du je pour commenter une idée et du nous quand il s’inclut dans la collectivité des convives, le conteur tient donc à exhiber la dualité de son statut. Dans les quatorze premiers chapitres, il contrôle à lui seul le discours mais il prend les traits de l’auteur pour mener une réflexion sur l’œuvre qu’il écrit. Bien sûr, les dérapages sont encore de mise ; après avoir parlé en auteur, il se met à rapporter le même genre d’histoires que les personnages :

‘Je vous assure que ce livre était simple, net, beau comme le jour, ainsi qu’il est encore, bien qu’il soit pêle-mêlé de notes et considérations, à la façon du bonhomme Guyon, qui a l’âge de cent ans se mit à vivre capucinement 1127 .’

Il laisse aussi parler à l’occasion les invités : un protagoniste lui demande, en s’adressant à lui sous le titre de ‘«’ ‘ notre maître ’», des informations sur la noblesse relative du vin et du pain. Il lui répond, en l’appelant successivement « vous » et « lourdeau », qu’il y a ‘«’ ‘ plus d’esprit en une pinte de vin qu’il n’y a en un boisseau de blé ’» puis poursuit son propos en interpellant les ‘«’ ‘ doctes buveurs ’», qu’on identifie aux lecteurs en vertu de l’intertexte rabelaisien 1128 . Du coup, l’axe de la production et de la réception est perturbé par celui de la narration et de la diégèse, tandis que le lecteur se voit capturé dans le texte. Par cette instabilité de la référence, les déterminants et les pronoms de la première personne deviennent ambigus : les trois voix  de l’auteur, du narrateur et du personnage  fusionnent de manière inquiétante. L’instance auctoriale présente au lecteur, par exemple, après un discours sur le livre, une histoire arrivée à « notre curé » ; or à la fin, elle explique que « nous contions ceci à Paris en la boutique d’un libraire » et fait formuler la pointe du conte par « la dame [qui] écoutait attentivement ». Mais il ajoute : ‘«’ ‘ je ne sais à qui [elle parlait], d’autant que les deux contes furent achevés en un instant »’ ‘ 1129 ’ ‘. ’Le brouillage des discours et des récits est ici total : non seulement l’auteur a le don d’ubiquité, puisqu’il s’adresse à la fois au lecteur, depuis l’espace-temps de l’écriture, et à un ou plusieurs inconnus compris dans le « nous », un jour qu’ils étaient à Paris, mais la présentation d’un nouveau cadre de discours fait office de second conte. Une relation synchronique étant établie entre des cadres narratifs hétérogènes, nous sommes même tentés de penser que les contes ont pu être dits en même temps lors du banquet… Du coup, les niveaux intra-, extra- et métadiégétiques ainsi que les discours enchâssants et les récits enchâssés se trouvent mêlés par la verve joyeuse d’un je pluriel. Des procédés similaires de perturbation sont utilisés ensuite dans le compte rendu des propos des personnages, quoique la confusion soit moins poussée : l’affranchissement des contraintes spatiales et temporelles permet le passage incongru du récit du sympose aux contes et du moment de la narration à celui des histoires. Mais le plus surprenant est que la glose métadiscursive ne s’interrompt pas : elle est déléguée à la fois au narrateur, qui se comporte toujours en acteur et en témoin, et aux personnages, ce qui produit de fortes distorsions énonciatives. Ainsi, après que le narrateur-commentateur a déclaré que les convives arrivaient « aux résolutions » et qu’il a annoncé l’arrivée d’une domestique, Quelqu’un et L’Autre discutent de l’emploi du mot « serviteuse ». Le narrateur interrompt Le Bonhomme pour expliquer à sa place ce que veut un homme qui attend à la porte ; les convives répondent au je comme s’il avait parlé à leur table :

‘Cette fille nous vint dire qu’il y avait à la porte un personnage qui voulait parler au Bonhomme. Aussitôt il alla à lui, puis revint, et nous dit (je le dirai pour lui, par ce qu’il est empêché à frire l’esprit d’un demi-cent d’écrevisses à la mode de Bourges, où l’on les vend toutes nues : ‘C’est un docteur d’Oxford, qui n’est pas encore résolu s’il se doit faire catholique ou huguenot ; et il demande à parler à quelque apôtre, s’il y en a céans. – Vraiment non, dîmes-nous, il n’y en a point ici : ils nous empêcheraient de faire bonne chère ; et puis ils auraient honte de l’ordre hiérarchique et du criblement des ministres, pource que les uns ont trop lardé l’oie, et les autres y ont mis trop d’épices après l’avoir dépouillée de ses fantaisies 1130 ’.’

La parenthèse ouverte par le narrateur ne sera pas refermée : il se convertit ici en personnage appartenant au groupe puis devient bientôt auteur en parlant du livre ; le « nous » qui lui répondra à ce sujet sera sans nul doute celui des lecteurs. Ce glissement renseigne sur la portée des interférences discursives dans l’œuvre : elles traduisent l’existence d’une possibilité infinie de masques énonciatifs pour une même instance textuelle. Cela est le plus perceptible pour l’instance auctoriale : comme l’auteur prête sa voix au narrateur pour relater le banquet, il possède des relais intradiégétiques ; ils ont pour noms privilégiés Le Bonhomme, c’est-à-dire l’hôte, et L’Autre, qui est presque une anagramme d’auteur. À la fin du livre, Le Bonhomme, en double du narrateur, annonce ainsi aux lecteurs que le ‘«’ ‘ convive s’achève » ’et qu’il ne peut plus poursuivre le récit parce qu’il a quitté la salle ; quant à Quelqu’un, il fait un long développement sur le contenu didactique de l’œuvre, complété par l’intervention anonyme d’un protagoniste qui dit espérer pouvoir un jour commencer ce ‘«’ ‘ volume »’ ‘ 1131 ’ ‘. ’Ainsi, dans la centaine de chapitres qui suit les quatorze premiers, de même que le narrateur peut entrer dans la diégèse et s’en extraire pour commenter le récit, les personnages peuvent conter des histoires, donner des informations sur le déroulement du sympose et réfléchir sur leur propre livre… Les ‘«’ ‘ hypostases’ ‘ 1132 ’ ‘ ’» du narrateur, de l’auteur et des personnages eux-mêmes sont donc nombreuses puisque chaque fonction textuelle est clairement définie mais est disséminée en une multiplicité d’instances de discours.

En somme, la subtilité du Moyen de parvenir tient à ce qu’il n’est pas totalement replié sur lui-même, régi par ses propres lois ou enfermé dans un système auto-référentiel : il s’impose d’imiter, même parodiquement, certains genres pour instaurer le chaos parmi les repères narratifs et discursifs traditionnels. Au niveau de l’énonciation comme pour les autres aspects de son fonctionnement, il fait reposer sa subversion sur les principes de la démesure et de la confusion. En l’occurrence, l’alliance intempestive de ce que Verville appelle le « texte » et la « glose » constitue toute l’originalité de son travail ; elle lui permet de brouiller les frontières communes entre la narration et l’événement narré, d’un côté, et entre la production du livre et son contenu, de l’autre. Les conséquences d’un tel amalgame n’ont rien de superficiel : il oblige le lecteur à avancer par tâtonnements successifs et le met à la merci de possibles fourvoiements. L’instabilité du sujet même de la lecture contribue évidemment à perturber l’exercice de hiérarchisation des niveaux de la narration, de la diégèse, de la production et de la réception ; comme les autres instances, le lecteur se situe à la fois dans l’œuvre et en dehors d’elle.

Notes
1121.

Dans The Palace of Secrets…, op. cit., p. 60, N. Kenny qualifie ces créations de « miscellanies » et les rapprochent des Essais.

1122.

Voir partie II, chapitre 2, pp. 388-389.

1123.

« Un bonhomme de livres. Notes vaguement mimétiques et passablement désinvoltes sur les Serées de Guillaume Bouchet », in «  D’une fantastique bigarrure »…, op. cit., pp. 71-88 et ici p. 81.

1124.

Ibid., p. 83.

1125.

Le Moyen de parvenir, op. cit., chap. 60-61, pp. 188-193.

1126.

Ibid., chap. 14, p. 33.

1127.

Ibid., chap. 10, p. 20.

1128.

Ibid., chap. 5, p. 9.

1129.

Ibid., chap.12, p. 26.

1130.

Ibid., chap. 107, p. 341.

1131.

Ibid., chap. 111, pp. 356-357.

1132.

Pour une lecture du Moyen de parvenir, op. cit., p. 66.