3 - Le dynamitage des règles humanistes du roman

Dans une enfilade de coq-à-l’âne et de discours à vocation burlesque, Verville formule une conception spécifique du langage, de la connaissance et du monde. Il raccorde ce mode d’écriture à un programme intellectuel : au cœur des circonvolutions du texte, une réflexion philosophique, sinon un sens, attend le lecteur. Mais celle-ci repose sur la destruction de toutes celles qui l’ont précédée : elle affirme conjointement l’artificialité de la parole et l’impossibilité d’arriver au savoir. En ce sens, il nous semble que le Moyen de parvenir sape dans leur totalité les fondements du roman de la Renaissance : sans que les Livres rabelaisiens soient son seul hypotexte, le vacillement qu’il fait subir au langage et à la pensée prend exactement le contre-pied de leur poétique. Le projet du texte de ‘«’ ‘ transmue[r] ’» la matière verbale qu’il accumule ne conduit pas à ‘«’ ‘ l’intelligence de la pierre philosophale »’ ‘ 1133 ’ ‘’mais au dynamitage des principes du dialogisme.

Plus encore que Des Autels dans la Mythistoire, Verville cherche à produire une distorsion entre le locuteur et l’énoncé qu’il lui attribue. Le moyen le plus simple dont il use est de maintenir de nombreuses répliques dans l’anonymat ou de nommer le discoureur par des pronoms déictiques ou indéfinis ou bien par des termes insuffisants pour singulariser un être. En ce cas, le protagoniste ou l’instance textuelle est strictement réduite à la parole qu’elle prononce et le lecteur est bien en peine de préciser la potentielle intention du discours à la lumière d’une consistance historique ou psychologique de celui qui le tient. Quand il fait le choix de nommer un invité, le narrateur s’ingénie à produire une distorsion entre la pensée ou l’ethos d’un personnage connu et ses propos. Certes, Plutarque fait allusion à ses Apophtegmes et Érasme évoque un aspect de sa doctrine, mais le discours qu’ils tiennent leur est inapproprié ; de même, entendre discourir Tite-Live, Commines, Euclide ou Vivès sur la fornication ne manque pas de surprendre. Indépendamment de ce décalage avec le savoir du lecteur  d’origine culturelle puisqu’à part le chapitre de présentation des premiers convives, aucune indication substantielle n’est donnée par le texte sur leur caractère , les paroles confèrent-elles à chaque locuteur une cohérence ? Cela se produit de manière exceptionnelle. Dans deux chapitres successifs, Madeleine endosse le rôle de la belle débauchée 1134 . Voici comment elle rapporte son initiation à la paillardise avec des « docteurs » :

‘[…] pource que je me tenais assez mignonnement, on parlait mal de moi ; endà, on avait tort : c’est pource que je n’eusse su faire ce qui déjà était fait. Et puis, comme j’ai appris des docteurs que j’ai fréquentés jour et nuit, le cocuage est un caractère indélabile (sic), tenant comme moinerie au corps et à l’âme d’un profès et bien plus fort, mais non si visiblement, que merde en derrière de chemise.’

Mais tout au long de l’ouvrage, Socrate est tout à la fois un convive énervé, un pédant ridicule, un railleur badin, un savant qui sait expliquer la tonsure des moines et un locuteur qui s’exprime comme l’auteur 1135 . En fait, quand ils n’ont pas, comme L’Autre, des affinités avec des sujets spéculatifs ou métadiscursifs, les protagonistes nommés ou non tendent à s’exprimer de la même manière : ils font des considérations gaillardes sur n’importe quel sujet et peuvent se convertir provisoirement en instance auctoriale, narratoriale ou lectoriale. Du coup, comme le dit A. Tournon, quand il mentionne le nom des devisants, ‘«’ ‘ Verville ne cherche pas, par delà les incises, la continuité de leur rôle, mais au contraire à accentuer ce que le texte a de disparate’ ‘ 1136 ’ ‘ ’». Le même critique, se fondant sur un bref dialogue de convives anonymes 1137 , explique que cette distribution aléatoire des propos et des contes facétieux trouve un ancrage métaphysique : le Moyen de parvenir met en question l’identité du sujet. Le langage s’avère lui-même impropre à cerner la singularité d’un être puisque, comme le dit Alfonso de Castro au Pogge, un chaudronnier peut s’appeler Socrate 1138 . Le premier aspect de la mise en crise des règles du roman humaniste, à savoir l’aplanissement des particularités linguistiques des locuteurs, est complété par l’infraction faite à la visée idéologique de toute prise de parole. De fait, les discours se veulent souvent des pièces d’éloquence  n’oublions pas que le livre s’ouvre sur un « Car » : ils entendent convaincre les auditeurs d’une idée ; mais le plus souvent ils tournent court. Prenons le seul véritable développement intellectuel de l’œuvre, à savoir la réflexion de Paracelse, relayé par L’Autre, sur le ‘«’ ‘ Monde Pipeur »’ ‘ 1139 ’ ‘. ’Le locuteur fait appel à un aspect de la doctrine du fondateur de la médecine hermétique, qui est la notion de correspondance entre le microcosme humain et le macrocosme universel. Mais il se plaît à décrire le fonctionnement des deux systèmes sur un mode scatologique : l’» éjection » de « matière » par les quatre éléments correspond à l’évacuation de la matière fécale… Le problème n’est pas dans cette transposition triviale mais dans l’absence d’organisation claire du propos : non seulement les groupes sociaux sont nommés sous forme de périphrases alambiquées, mais les articulations du discours ne sont pas claires du tout  un principe de progression aussi simple que l’énumération n’est pas respecté. Par le biais d’une fausse consécutive, d’anaphores imprécises, de barbarismes et de l’allusion à une « cinquième essence », qui ne sera définie que bien plus tard, la présentation du discours charlatanesque des marchands tourne à l’amphigouri :

‘Si que les marchands, ont forcené d’amour après cette invention ; et, passant par l’étamine (et suivant les commentateurs de ruses soporiférantes) le scandale forfantesque, avec grands labeurs et risques, ont trouvé la cinquième essence nécessaire, dont il est tant fait d’état entre ceux qui veulent parvenir.’

On pourrait croire que c’est par mimétisme avec le sujet de la parole menteuse que Paracelse parle aussi obscurément ; en fait, chaque fois qu’un convive se lance dans une explication un peu longue, elle est compliquée 1140 . Charabia et interruption des discours les uns par les autres s’avèrent les deux principes de destruction de la cohérence générale des énoncés : l’origine de la prise de parole aussi bien que la fin vers laquelle elle tend se dérobent irrémédiablement 1141 .

À quoi mène cette vacuité des paroles ? Au culte de l’artificialité du langage, évidemment. Nous l’avons vu, le principe d’engendrement de la fiction, qui est elle-même une relation de discours, est la dérive des mots. Du coup, en même temps que la visée intentionnelle de ce que l’on ne peut plus appeler des « langages » se perd, la puissance évocatoire des signifiants est libérée. C’est ce qu’atteste l’intervention de Simler pour défendre les « innocents » ministres protestants 1142 . Il évoque ‘«’ ‘ celui qui prêchait à Dampierre ’» lorsqu’il cherchait la « pierre philosophale » ; or on ne saura rien de ce religieux sinon qu’il aimait à ‘«’ ‘ faire la pierre ’» avec du vin blanc et du vin rouge. Le personnage ajoute qu’il avait avec lui « [s]on Pierre » et raconte ensuite l’histoire d’un cordelier dont ils ouïrent le sermon le dimanche suivant 1143 . Il est évident ici que l’orientation première du propos n’est pas suivie et que le récit compte moins que les drôleries verbales qui l’amènent : le langage, réduit à de purs signes, ne réussit pas à être clair, si bien qu’il se détache du fonctionnement de la pensée, dont il était jusque-là le support. Les conséquences de ce mécanisme sur le traitement de la satire s’avèrent essentielles : puisque l’ouvrage se caractérise par sa dérision, il faut savoir, pour terminer, s’il possède une portée militante apte à conférer une unité supérieure aux discours épars. L’Autre déclare à l’occasion que le but du texte est de rendre compte des « vices » de « toutes sortes de gens », mais sa phrase se termine en jeux de mots

‘Pource qu’en vérité ces écrits cesseront, et ne seront plus, quand les vices cesseront, et que toutes sortes de gens ne feront plus de folie : l’ambition et l’impiété des grands, l’ignorance des prêtres, les présomptions des ministres, le désordre des moines, l’envie des chanoines, la fausse science des docteurs, les usures des huguenots, les piperies des papistes, et toute autre contradition qui fait naître beaux commmentaires qui sont compilés de l’étourdissement des hommes et friponnerie des femmes […] 1144 .’

La dérive lexicale invalide à la fois la stabilité de la critique et l’établissement de nouvelles valeurs ou vérités. De fait, dans le mouvement même où il tue la forme du débat d’idées, Verville met en péril la modalité satirique : puisque que les discours ne mènent jamais nulle part, l’échange de convictions est réduit à des agressions verbales gratuites. Par exemple, l’histoire d’un curé qui, pour se venger de son voisin, lui vole une oie fait mention d’un détournement de sa part de l’évangile de Matthieu : il allègue le précepte ‘«’ ‘ Si on vous frappe en une joue, baillez une belle et forte jouée en l’autre ’». Alors que le personnage pousse l’impiété jusqu’à mettre au feu son crucifix pour « épargner son bois », l’aventure s’achève sur l’image fantastique du Christ en bronze qui dégouline sur l’oie en train de rôtir 1145 . La gloutonnerie du curé est ensuite châtiée par ses serviteurs qui, à une autre occasion, mangent son festin en son absence et badigeonnent de jus de viande les bouches des statues des saints de l’église : à son retour, il croit au miracle et fait sonner les cloches. Mais aucune morale n’est donnée aux récits. Si les religieux prêtent souvent le flan à la critique, les attaques demeurent traditionnelles et les contradictions que nous trouvons d’un endroit à un autre nous invitent à conclure à l’absence d’un système satirique global dans le Moyen de parvenir 1146 . Du coup, la notion même d’intention de l’auteur est mise en cause : tandis que le monde s’éparpille en une infinité d’images provisoires et que le savoir se disperse en bribes de pseudo-raisonnements, la conscience critique du sujet parlant ultime de l’œuvre s’évanouit. De manière concertée, le délire verbal pousse les propos aux confins de l’inintelligible et le manque de cohérence des discours produit une non-résolution définitive. Comme l’écrit A. Tournon,

‘en récusant les prescriptions qui régissent le discours, ou l’art, ou la vie, en éliminant même le sujet autonome qui délibère et asserte, et prétend contrôler ses écrits et ses actes, Verville produit un texte qui donne à voir sa propre combinatoire, sa gratuité de jeu et son allègre exubérance, en dépit du bon sens et des bonnes manières. Il parachève ainsi l’opération réflexive par laquelle Montaigne avait intégré les fractures logiques de son discours en son identité problématique de sujet écrivant 1147 .’

Dès lors, il est bien net que, malgré sa bigarrure, l’ouvrage participe non plus des interrogations épistémologiques de la Renaissance, mais des mutations qui en annoncent le crépuscule.

Qu’est, en définitive, que le Moyen de parvenir ? Nous nous garderons bien de trancher cette question : s’il a subi l’influence du banquet antique et humaniste, du commentaire dialogué ou encore de la satire ménippée, le caractère destructeur de son fonctionnement empêche toute catégorisation stable. Nous pouvons seulement affirmer, pour plagier la formule de Sorel, qu’il est, entre autres choses, un « anti-roman » : affichant une grande diversité formelle, il ne construit pourtant ni sociolectes ni idiolectes et ne fait même pas entendre des voix ; refusant de refonder une vérité après avoir laissé proliférer les discours, il se veut précisément un hybride où toutes les intentions se perdent.

Notes
1133.

Le Moyen de parvenir, op. cit., chap. 91, p. 296.

1134.

Ibid., chap. 51-52, pp. 155-159.

1135.

Respectivement chap. 38, p. 104 ; chap. 45, p. 134 ; chap. 46, p. 136 ; chap. 47, p. 142 ; et chap. 85, p. 276.

1136.

« La composition facétieuse du Moyen de parvenir », Réforme, Humanisme, Renaissance, n° 7, 1978, pp. 140-146 et ici p. 141.

1137.

Le problème part, notons-le, d’une interrogation sur l’identité du je possiblement l’auteur  et se termine en tautologie (Le Moyen de parvenir, chap. 45, p. 131) :

Comme j’étions attentifs… – Et qui sommes-nous ? – Je sommes ce que je sommes, je jouons. – Et que jouons-je ? – Je jouons ce que j’ons. – Et qu’ons-je ? – J’ons ce que j’ons. Ons-je en jeu ? – Si je n’y ons, j’y fons…
1138.

Ibid., chap. 99, p. 316.

1139.

Ibid., chap. 35-36, pp. 95-101. Voici comment A. Tournon, dans « La parodie de l’ésotérisme dans Le Moyen de parvenir de Béroalde de Verville », in Burlesque et formes parodiques, Actes du colloque du Mans, 4-7 décembre 1986, Papers on Seveenteeth Century Literature, Tubingen, « Biblio 17 », 1987, pp. 215-230 et ici p. 224, résume cette théorie clé de l’œuvre, qui met en outre l’accent sur l’imaginaire du changement propre à l’ère baroque :

[…] les « quatre éléments » de son univers sont des leurres verbaux, issus des falsifications opérées par les théologiens, les juristes, les médecins et les commerçants ; ils composent le « monde de piperie », ensemble des pratiques discursives socialisées, dont la « quinte essence » est extraite par les financiers qui spéculent sur les équivalents monétaires du réel.
1140.

Voir, par exemple, la définition que le « cousin Zarabel » donne de chapitre, chap. 23, p. 53.

1141.

Selon A. Tournon encore, dans « La composition facétieuse… », art. cit., p. 144, Verville réussit à produire un « langage sans frein, dépouillé à la fois de ses justifications téléologiques  les ‘vérités’ à atteindre et à formuler  et de sa caution originelle  l’‘homme’ qui s’y exprimerait ».

1142.

Le Moyen de parvenir, chap. 51, pp. 152-153.

1143.

Ibid., chap. 51, p. 152.

1144.

Ibid., chap. 91, p. 297.

1145.

Ibid., chap. 81, pp. 259-260.

1146.

Nous ne souscrivons pas tout à fait au classement de l’œuvre par M. Jeanneret, dans l’étude qu’il lui consacre dans Des Mets et des mots, op. cit., pp. 223-240, dans le genre de la satire ménippée. Si la forme antique refuse toute catégorisation, elle réussit toujours par définition à atteindre son but, à savoir la mise en cause des mœurs. Or les vieux contes entassés ici perdent leur causticité primitive et traduisent ce que M. Renaud appelle un « iconoclasme désabusé et quasi indifférent » (Pour une lecture du Moyen de parvenir, op. cit., p. 275).

1147.

« Le maniement logique de l’illogisme de Montaigne à Verville », in Logique et littérature à la Renaissance, Actes du colloque de la Baume-les-Aix, 16-18 septembre 1991, Paris, Champion, « Confluences », 1994, pp. 218-234 et ici p. 233. Ajoutons que cette dissolution de l’instance auctoriale n’a rien de commun avec celle qui se produit dans les Serées, puisqu’elle est totalement voulue.