II - Don Quichotte ou les démêlés de la raison et de l’érudition

Comme Verville, Miguel de Cervantès a été formé aux belles-lettres selon les méthodes de l’humanisme : tout en sillonnant l’Andalousie en qualité de commissaire aux vivres puis de collecteur d’impôts, le combattant de Lépante et le captif d’Alger s’est adonné à la lecture en concevant l’imprimé comme un moyen d’accumulation infinie des connaissances. À l’instar des lettrés de la Renaissance, il a mis en œuvre des procédés d’utilisation rationnelle de la masse documentaire ; puisant dans les dispositifs de digestion des textes, il a eu recours au résumé, à la confection d’une table des matières et à l’annotation marginale. Mais voilà qu’en 1605, dans le prologue de l’Ingenioso Hidalgo don Quijote de la Mancha, il déclare renoncer à la légitimité culturelle que procurent les citations latines, les marginalia et les index et à la reconnaissance mondaine que donnent les sonnets liminaires de nobles ou de poètes, pour se contenter d’une histoire ‘«’ ‘ sans mélange et sans détours »’ ‘ 1148 ’ ‘. ’Par le biais d’un dialogue fictionnel entre l’auteur du texte et l’un de ses amis, il fait une satire de l’introduction abusive en littérature de matières extérieures au sujet ; ce faisant, il revendique une « chétive érudition ». Mais après l’invitation lancée au lecteur de se fonder sur son « libre arbitre » pour juger de la qualité de l’œuvre, sans se soucier d’agréer à qui que ce soit, un passage maintient la pratique de l’imitation « pour le style ». En fait, dans le roman qu’il nous propose, Cervantès se situe à la charnière entre l’allégeance à la tradition érudite et le rejet de celle-ci au nom d’une appréhension méthodique du réel . Tout en refusant, comme Montaigne, les gardoires et la doctrine de l’innutrition, il ne se résout pas encore à faire table rase de son savoir et à instaurer l’ordre de la rationalité.

Notes
1148.

L’ingénieux Hidalgo…, op. cit., t. I, « Prologue », pp. 43-48. Nous choisissons la vieille et austère traduction de L. Viardot au détriment de celle d’A. Schulman, qui évite les archaïsmes et conserve la vivacité des dialogues. Cela s’explique par la scrupuleuse fidélité du premier au texte des éditions originales alors que la seconde a procédé à des allégements et au redécoupage des paragraphes. Dans la préface qu’il fait à cette traduction de l’Ingénieux Hidalgo…, 2 t., Seuil, 1997, t. I, pp. 11-14, J.-C. Chevalier explique que le but de la traductrice a été de privilégier l’» efficacité » des prises de parole et leur « drôlerie » et que, s’il ne s’agit pas d’une adaptation, cette version ne s’adresse pas aux « exégètes ».