1 - La théorisation d’une nouvelle copia romanesque

La raison alléguée dans le prologue pour éviter d’introduire des ‘«’ ‘ sentences de philosophes ’», des ‘«’ ‘ conseils de la sainte Écriture » ’ou des ‘«’ ‘ oraisons de rhétoriciens » ’est que l’œuvre se veut une ‘«’ ‘ invective contre les livres de chevalerie, dont Aristote n’entendit jamais parler, dont Cicéron n’eut pas la moindre idée, et dont saint Basile n’a pas dit un mot » ’ ‘ 1149 ’ ‘. ’Le projet de blâme des libros de caballerías a donc partie liée avec la mise en cause d’une manière d’écrire par emprunts et collages : Cervantès entend tourner le dos à la fois à une forme ancienne de narration et à la fiction qui pratique l’imitatio. Mais cette analyse, qui constitue historiquement le premier art sur le roman dans un roman, propose seulement, en fait, un infléchissement de la copieuse diversité humaniste : à l’aube du XVIIe siècle, il faut songer à pratiquer une varietas digne de la production des Anciens. Cela va-t-il pour autant conduire l’auteur à abandonner la forme du roman de chevalerie pour une autre conforme aux règles de l’aristotélisme ?

Dans l’élaboration de son programme narratif, Cervantès subit l’influence à la fois des émules espagnols d’Érasme que sont J. L. Vivès et J. de Valdés, d’Amyot dans son analyse des Éthiopiques et des poéticiens du Cinquecento 1150 . Il construit son programme narratif en deux temps : il fait la critique de l’écriture chevaleresque puis proclame, par l’intermédiaire des réflexions du Tasse sur le poème héroïque, la nécessaire soumission du roman à la Poétique.Le célèbre chapitre de l’» escrutinio », où le curé et le barbier condamnent au feu les inepties que contient de la bibliothèque du héros, ne donne pas de renseignements sur les raisons de l’animosité des personnages contre ce type de romans, sinon qu’ils ont tourné la cervelle leur ami 1151 . Au contraire, les entretiens conduits par le chanoine de Tolède, rencontré par don Quichotte et la troupe qui le ramène à son village, sont on ne peut plus précis : ils énumèrent les griefs des moralistes à l’encontre des livres chevaleresques et reprennent terme à terme les points de la querelle engagée en Italie autour du romanzo 1152 . Se présentant comme un connaisseur des romans de chevalerie, le chanoine commence par les blâmer au nom de leur invraisemblance : l’esprit ne peut se divertir quand il considère un jeune homme ‘«’ ‘ de seize ans ’» tuant d’un coup d’épée un géant haut comme une tour et le coupant en deux ‘«’ ‘ comme s’il était fait de pâte à massepains » ’! Il en vient ensuite à décrier le caractère paratactique de leur dispositio, qui contrevient au principe de l’imitation de la nature, puis, tout d’un bloc, la lourdeur de leur elocutio, leur culte de la sensualité et leur infraction aux lois de la probabilité et de la nécessité narratives :

‘Je n’ai jamais vu de livre de chevalerie qui formât un corps de fable entier, avec tous ses membres, de manière que le milieu répondît au commencement, et la fin au commencement et au milieu. Les auteurs les composent, au contraire, de tant de membres dépareillés qu’on dirait qu’ils ont eu plutôt l’intention de fabriquer une chimère, un monstre, que de faire une figure proportionnée. Outre cela, ils sont durs et grossiers dans le style, incroyables dans les prouesses, impudiques dans les amours, malséants dans les courtoisies, longs et lourds dans les batailles, niais dans les dialogues, extravagants dans les voyages, finalement dépourvus de tact, d’art et d’intelligente invention, et dignes, par tous ces motifs, d’être exilés de la république chrétienne comme des gens désœuvrés et dangereux.’

Dans le bric-à-brac conceptuel de ce passage, on aura reconnu l’analogie horacienne et aristotélicienne entre le poème et un être vivant, l’éloge de la composition du roman d’Héliodore par Amyot et le rejet de l’immoralité et du mensonge dans la fiction de la part des penseurs chrétiens. Ces arguments viennent à l’appui de la volonté exprimée dans le prologue de ‘«’ ‘ détruire l’autorité et le crédit qu’ont dans le monde et parmi le vulgaire les livres de chevalerie ’» : le chanoine prône un plaisir d’homme cultivé, qui suppose que l’» entendement » est satisfait parce que l’» impossible » est ramené au « croyable » et que l’» esprit » est tenu « en suspens ». La partie constructive de la réflexion n’emprunte pas moins auxrègles du goût de l’honnête homme établies de manière convergente par Amyot et le Tasse. Elle commence par l’aveu que la longueur des textes décriés à l’instant permet à l’auteur de déployer avec aisance son art : il peut peindre des protagonistes de diverses conditions  une noble dame, un gentilhomme vaillant, un fanfaron impertinent, un prince courtois , faire preuve de connaissances dans plusieurs domaines  l’astronomie, la géographie, la politique  et passer de l’éthique d’un homme à celle d’un autre  la libéralité, l’amitié, la fidélité, la trahison, la ruse. Après cette valorisation d’une copia d’ordre thématique et sûrement stylistique, l’esthète appelle de ses vœux de nouveaux romans de chevalerie, bien écrits, vraisemblables, qui réunissent harmonieusement les parties qui les composent ainsi que plaisants et instructifs :

‘Si cela est écrit d’un style pur, facile, agréable, et composé avec un art ingénieux qui rapproche autant que possible l’invention de la vérité, alors l’auteur aura tissé sa toile de fils variés et précieux, et son ouvrage une fois achevé offrira tant de beauté, tant de perfection qu’il atteindra le dernier terme auquel puissent tendre les écrits, celui d’instruire en amusant. En effet, la libre allure de ces livres permet à l’auteur de s’y montrer tour à tour épique, lyrique, tragique, comique, et d’y réunir toutes les qualités que renferment en soi les douces et agréables sciences de l’éloquence et de la poésie, car l’épopée (la épica) peut aussi bien s’écrire en prose qu’en vers 1153 .’

Il ne faut pas se méprendre ici sur le vocabulaire, emprunté aux Discorsi : le chanoine ne fait pas l’éloge du poème épique mais du ‘«’ ‘ ’ ‘romanzo’ ‘ héroïque ’» et il ne promeut pas une pluralité d’actions mais une narration unique réalisant la variété dans les épisodes secondaires et les personnages ; de même, il ne regrette pas la déchéance de l’épopée à la condition de roman, mais formule le souhait que le roman acquière la reconnaissance en se conformant aux lois de la poésie antique. Il énonce, par ailleurs, le principe original d’une bigarrure à visée totalisante, dont il faudra voir la réalisation textuelle. Alors qu’Amyot s’est tourné vers le roman antique et que le Tasse a tenté de créer une forme mixte, à mi-chemin entre le romanzo et le poème héroïque, il est remarquable que Cervantès choisisse précisément de défendre le roman de chevalerie. Pour ce faire, il ne peut invoquer ni l’Orlando furioso ni les théories de Giraldi et de Pigna, qui ont perdu tous ensemble la bataille face à la réflexion sur l’épopée romancée. Heureusement, le Tasse a reconnu l’attrait du foisonnement de la matière des livres chevaleresques : il a déclaré que leurs ornements et leur merveilleux ont plus d’attrait que l’austérité des vieux poèmes. Contre toute attente, il revient à don Quichotte, passionné des romans de chevalerie jusqu’à la folie, de transposer cette partie de la théorisation italienne. Il s’en acquitte à sa façon, débitant, comme le pense le chanoine en son for intérieur, un ‘«’ ‘ singulier mélange de vérités et de mensonges »’. À celui-ci qui affirme qu’il n’y a jamais eu dans l’histoire d’Amadis de Gaule ou d’Amadis de Grèce, il soutient que Lancelot et Guenièvre ont existé, que Pierre de Provence a traversé les airs et que la duègne Quitagnone a été ‘«’ ‘ le meilleur échanson de vin de Grande-Bretagne »’. S’il est ici la preuve vivante des dangers d’une lecture naïve des contes de paladins et qu’il renforce ainsi la justesse de la défiance des lettrés à leur égard, la suite de son analyse, qui sera interrompue par la reprise du récit, est plus convaincante. Le héros se met à inventer un chapitre de récit chevaleresque : un chevalier se trouve face à un grand lac bouillonnant où nagent des animaux venimeux, il se jette dedans, y découvre un monde enchanteur, soupe dans un château puis une belle demoiselle vient le rejoindre à sa table pour lui demander un don. L’enthousiasme du conteur et l’absence de parodie de ses propos constituent un moyen imparable pour louer auprès du lecteur les pouvoirs de séduction de ces textes. Au curé et au chanoine qui insistent sur la nécessité d’établir une doctrine pour maîtriser la création, don Quichotte répond que l’insoumission des romans de chevalerie à la poétique aristotélicienne leur donne tout leur charme esthétique. Quelle est la position de Cervantès dans tout cela ? Elle n’est pas facile à cerner puisqu’elle s’exprime volontairement par le prisme de la fiction. Disons qu’il laisse disputer dialogiquement les personnages et qu’il retient de leurs discours les arguments sensés : il reconnaît la nécessité d’exigences rationnelles et artistiques pour la production romanesque si elles ne font pas obstacle au libre mouvement de l’imaginaire du lecteur. De fait, la critique nuance aujourd’hui largement l’image d’un Cervantès soumis aux normes classiques 1154 .

En pratique, ce nouvel art romanesque réalise justement une conjonction entre la rigueur des règles aristotéliciennes et une manière libre de conter, qui s’autorise le recours à tous les tons, à tous les styles et à tous les genres. La manière qu’a trouvée Cervantès, dans les deux parties de son roman, pour concilier la copia romanesque avec l’exigence d’ordre et de vérité est de hiérarchiser clairement mais sans lourdeur les niveaux de composition : il fait de la dispositio la pierre de touche de la nouvelle variété. Au premier plan, se trouve l’histoire de don Quichotte, qui parcourt un espace incertain dans la province de la Manche et dans ses alentours en quête d’exploits à accomplir ; ici sont utilisées les techniques traditionnelles du récit chevaleresque, telles les formules « l’histoire rapporte que… » ou ‘«’ ‘ le conte dit que… »’. Au second plan, apparaissent des histoires soit insérées et antérieures au récit-cadre, soit ajoutées et qui arrivent à des protagonistes que le héros côtoie ; toutes sont prétexte à l’introduction d’une forme d’écriture spécifique. Le premier cas de figure est réalisé par le conte bucolique, que Sancho s’ingénie à ne pas achever, des amours de Lope Ruiz et de Torralva et par la ‘«’ ‘ novela »’ du Curieux malavisé 1155 . Dans ce dernier exemple, le conte, de type italien et dans le goût de ceux qui paraîtront dans les Nouvelles exemplaires, a été trouvé dans une malle oubliée par un voyageur dans l’auberge où il en est fait lecture. La primauté du devenir du héros est maintenue par l’interruption de l’histoire par le récit du combat de don Quichotte, qui jusque-là se reposait dans le galetas, contre les outres à vin. Quant aux histoires secondaires qui se produisent sous les yeux du héros et qui ne sont pas de type chevaleresque, elles sont souvent précédées d’une narration, faite à la première ou à la troisième personne, du passé des personnages concernés ; du coup, le procédé de l’enchâssement de récits est intimement lié à l’avancée du récit principal. Deux exemples en sont donnés par la relation du suicide du berger Chrysostome, éconduit par la chaste Marcelle et par celle des noces de Quitéria et de Basile, tous deux écrits sur le mode pastoral 1156 . La première histoire est contée à don Quichotte par des chevriers et, aux deux chapitres suivants, elle trouve un dénouement : alors que l’on s’apprête à enterrer le jeune homme au pied d’une falaise, voici que paraît Marcelle, qui justifie son choix de ne succomber à aucun homme. Dans le second cas, des laboureurs exposent le passé des protagonistes  le riche Camache a obtenu la main de la belle Quitéria, alors qu’un troisième paysan, Basile, qui l’aime et qui est aimé d’elle, a été évincé par son manque de fortune. Don Quichotte se joint ensuite à eux pour assister au retournement théâtral de situation du mariage de Camache et de Quitéria : Basile va feindre de se tuer et une fois que le curé, obéissant à ses dernières volontés, aura accepté de le marier à Quitéria, il reviendra à la vie et s’en ira avec elle. Si le fil de l’action chevaleresque est sans cesse interrompu, jamais ne fait défaut la cohérence qui unit le tout à ses parties. Une série d’épisodes prouve assez que nous avons affaire à une seule composition d’actions et qu’en dépit de l’absence de relation entre don Quichotte et la plupart des personnages qui y interviennent, le roman établit autre chose que des liens fortuits entre leurs aventures. Il s’agit du roman sentimental que constitue la longue histoire de Cardénio, Luscinde, Dorothée et don Fernand 1157 . Cardénio, qui s’est retiré dans la Sierra Morena, raconte au héros le début de ses mésaventures : amant de Luscinde, il s’est vu ravir sa maîtresse par le noble don Fernand ; le jeune homme, en proie à un accès de folie, s’enfuit sans achever son récit. Le curé et le barbier, à la recherche de don Quichotte dans le même lieu, le rencontrent et, sans redire ce que le lecteur sait déjà, il poursuit son histoire ; il accepte ensuite de suivre les deux hommes et de quitter la vie sauvage. Partis à la recherche du paladin errant, tous trois entendent les soupirs d’une jeune femme déguisée en berger ; elle leur révèle qu’elle a été séduite par un ingrat, qui s’avérera être don Fernand. Ayant décidé de se joindre à eux, Dorothée se met à jouer un rôle dans l’histoire de don Quichotte : pour le forcer à prendre la route de son village, elle lui demande un don, à la manière des demoiselles des romans de chevalerie. Du coup, tout en étant pour don Quichotte la princesse Micomicona, Dorothée va faire à don Fernand, arrivé dans l’hôtellerie avec Luscinde, un discours à la manière des suasoria d’Ovide ; Luscinde et Cardénio reformeront également leur couple. Finalement, le roman d’amour garde son intégrité tout en étant solidement raccordé à l’histoire principale ; il s’efface à plusieurs reprises pour laisser celle-ci continuer. Quand nous aurons dit que la nouvelle du Curieux malavisé est racontée avant la fin de cette intrigue secondaire, on aura compris que cette section de l’œuvre est marquée par une thématique amoureuse, une tonalité tragique et des retournements théâtraux de situation, auxquels font pendant les exploits comiques de don Quichotte contre de faux géants. En fait, toutes les histoires du roman sont morcelées mais sont étroitement liées, de manière diégétique et analogique, au personnage de don Quichotte et à son projet chevaleresque. Sans avoir choisi l’organisation en chants du romanzo ni l’architecture artificielle de l’épopée ou du roman grec, Cervantès a inventé une mise en intrigue de type baroque. Par souci de clarté, il a refusé les techniques de l’entrelacement, du début in medias res ou des retours prolongés en arrière par la voix d’un personnage secondaire. Il a voulu rapporter plusieurs histoires sur des tons et dans des styles différents  » tour à tour épique, lyrique, tragique, comique »  en établissant entre elles un principe hiérarchique. Par là même, il a inventé un roman soucieux de la vraisemblance, de la cohérence psychologique et de la morale et lâchant la bride, en même temps, à l’humour et à l’imaginaire.

Par conséquent, en prétendant écrire une « invective » contre les histoires de chevaliers errants, Cervantès tourne le dos aux manières des conteurs médiévaux et de Montalvo. Mais cela ne l’empêche pas de vouloir sauver une forme propice à l’aventure et au rêve en la renouvelant. En pratique, la narration éclectique cervantine ne subsume pas la diversité sous l’unité et ne privilégie pas un style élevé au détriment de tous les autres : elle crée bien une action principale mais de nature protéiforme et ouverte ; sans renoncer à la noblesse des aventures héroïques, elle produit de savants contrepoints entre des formes et des registres variés. En somme, Cervantès a réussi là où le Tasse avait échoué : au lieu de chercher à convertir le poème de l’Arioste en épopée, il a réalisé une œuvre mixte qui, comme l’Orlando furioso, a obtenu l’assentiment des doctes et la faveur du peuple.

Notes
1149.

Ibid., t. I, p. 47.

1150.

M. Fumaroli termine son article intitulé « Jacques Amyot and the Clerical Polemic Against the Chivalric Novel », art. cit., p. 40, en expliquant que la poétique du roman énoncée dans Don Quichotte réussit à concilier les disparités des formes chevaleresque et antique, respectivement défendues par Gohory et Amyot, par le biais de la théorie du Tasse. Ajoutons que si ce dernier n’a jamais parlé d’Héliodore, les règles classiques qu’il s’efforce d’appliquer au romanzo sont en partie mises en œuvre dans le roman grec, qui est un dérivé de l’épopée.

1151.

L’ingénieux Hidalgo…, op. cit., t. I, chap. 6, pp. 78-84. Le barbier loue toutefois le curé, qui préside à la défenestration des mauvais livres, pour son sens de la vérité et de la moralité chrétienne.

1152.

Ibid., t. I, chap. 47-50, pp. 461-484. Précisons que si le nom roman n’est jamais employé, c’est que la langue espagnole use alors de l’expression libros de caballerías pour désigner les formes chevaleresques.

1153.

Ibid., t. I, chap. 47, p. 463.

1154.

Dans Cervantès conteur. Écrits et paroles, Madrid, Casa de Velásquez, « Bibliothèque de la Casa de Velásquez », 1989, p. 95,M. Moner milite ainsi en faveur des « contradictions » de l’ensemble de l’œuvre de l’écrivain ; il constate qu’au regard de la Poétique, « elle n’est pas un modèle d’orthodoxie ».

1155.

L’ingénieux Hidalgo…, op. cit., t. I, chap. 20, pp. 184-187 et chap. 33-35, pp. 317-356.

1156.

Ibid., t. I, chap. 12-14, pp. 117-137 et t. II, chap. 19-21, pp. 131-150.

1157.

Ibid., t. I, chap. 24, pp. 222-230 et chap. 27-36, pp. 255-364.