2 - Un questionnement polyphonique sur le savoir livresque

En France, si l’influence du roman de Cervantès a été immense et rapide, les doctes en ont d’abord perçu l’aspect parodique et burlesque, comme ils l’ont fait quelques décennies plus tôt pour les romans de Rabelais 1158 . Or si Cervantès forme un projet parodique, celui-ci repose d’abord sur la stylisation du langage chevaleresque. Alors que l’Orlando furioso fait reposer l’humour sur les remarques assassines du narrateur et sur les actions incongrues prêtées auxpersonnages, son roman fait polémiquer le langage ennobli du chevalier avec celui de Sancho, de la gouvernante ou de l’aubergiste, en prise sur la réalité quotidienne. Ce souci de l’attribution des propos et de leur visée idéologique n’est pas seulement une reprise de l’opposition rabelaisienne entre les catégories du haut et du bas . Elle trouve sa finalité dans la mise au jour du décalage entre le prosaïsme de la vie familière et l’idéalisme des livres qui en font abstraction . De fait, le dialogisme du roman prend sa plus grande vigueur dans une réflexion menée sur le savoir livresque.

La condamnation du caractère éthéré de la vision du monde proposée par les romans de chevalerie passe par une caricature quasi constante du langage du héros. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, celui-ci ne tient pas tout à fait des discours qu’aurait pu prononcer Amadis, son modèle constant. De fait, ses propos tendant à l’exaltation de la chevalerie errante, l’éthique qu’il lui attribue  et que l’on retient communément aujourd’hui pour celle de la Table ronde  est une reconstitution outrée des principes d’action des paladins du temps jadis. Pour former le lecteur au décodage de l’outrance des valeurs défendues par don Quichotte, il fallait que Cervantès le fît dialoguer avec un connaisseur de cette littérature. C’est ce qui se produit assez tôt dans le roman, avant l’enterrement de Chrysostome : le cavalier Vivaldo, à ‘«’ ‘ l’esprit vif et l’humeur enjouée ’», demande à don Quichotte en quoi consiste la ‘«’ ‘ profession ’» qu’il exerce 1159 . Celui-ci explique qu’Arthur, aux exploits insurpassables, était immortel et que, puisqu’il a été transformé en corbeau dans l’attente de reprendre son trône, les Anglais ne tuent jamais de corbeau ; pour sa part, il entend ressusciter l’ordre de la chevalerie dans un âge de fer et se dit prêt à se lancer ‘«’ ‘ au secours des faibles et des affligés ’». L’image du défenseur de la veuve et de l’orphelin est complétée par les traits psychologiques de l’arrogance et d’une confiance en soi démesurée : le héros blâme l’oisiveté des moines, dont les prières sont à peu de frais pour leur personne, aux périls, aux fatigues et aux privations qu’endure le redresseur de torts ; les paladins se font ainsi ‘«’ ‘ les ministres de Dieu sur la terre et les instruments par qui s’exerce sa justice ’». Vivaldo contre-attaque sournoisement en lui demandant si, avant leurs combats, ils recommandent leur âme à Dieu. Don Quichotte répond que l’essentiel est qu’ils invoquent la dame de leurs pensées et que, pour le reste, ils trouveront le temps de le faire pendant le combat. L’argument est facilement balayé par Vivaldo, qui ajoute que Galaor ne semblait pas avoir de ‘«’ ‘ dame attitrée, de laquelle il pût se réclamer dans les périls ’», sous-entendant que le personnage est volage ; mis au pied du mur, le héros dit tenir ‘«’ ‘ de bonne source ’» qu’il aimait en secret une dame. Outre la polyphonie à l’œuvre dans de nombreuses prises de parole de don Quichotte, la dénonciation de l’irréalisme de l’idéologie chevaleresque intervient de manière privilégiée dans les dialogues du héros et de Sancho Panza. Après sa victoire contre le Biscayen, écuyer d’un convoi de dames et de moines, don Quichotte, qui a été blessé à l’oreille et qui souffre de la faim, explique à son écuyer les vertus du baume de Fierabras et la manière dont les gens de sa sorte s’alimentent 1160 . L’onguent réparateur, dont il prétend connaître la recette, permet que ressouder les membres des paladins blessés, à qui il arrive « mainte et mainte fois » d’être « fendu[s] par le milieu du corps ». D’autre part, il n’a jamais trouvé mention que ‘«’ ‘ les chevaliers errants mangeassent, si ce n’est par hasard et dans quelques somptueux banquets qu’on leur offraient ’» ; selon lui, ‘«’ ‘ le reste du temps, ils vivaient de l’air qui court ». ’Or tout en s’incluant dans le groupe de ces êtres chimériques, le personnage doit satisfaire aux exigences de son corps et trouver des accommodements avec les livres. Il explique donc à Sancho qu’il n’est pas en mesure de préparer le baume en raison du manque de commodités  il tentera de le faire dans l’auberge et sa préparation se révélera un puissant vomitif  et suppose que les mets que contient le sac de son écuyer  un oignon, un peu de fromage et de vieilles croûtes de pain  constituaient les repas ordinaires des chevaliers. En somme, il cherche à conformer le monde inhumain de ses romans aux nécessités de l’existence, que Sancho lui rappelle constamment. Le langage du paysan prend une saveur populaire par des images triviales, la citation des fameux proverbes de la Manche et quelques déformations de mots : à la différence du travail poussé sur les niveaux de langue effectué par Rabelais, sous la plume de Cervantès, la syntaxe est rarement affectée par le marquage social et le vocabulaire reste relativement soutenu. Cela n’amoindrit pas la vigueur de l’opposition entre le maître et celui qui affirme n’avoir jamais lu d’» histoires » :

‘Excusez-moi, reprit Sancho : car, ne sachant ni lire ni écrire, comme je l’ai déjà dit à Votre Grâce, je n’ai pas eu connaissance des règles de la profession chevaleresque ; mais, dorénavant, je pourvoirai le bissac de toutes espèces de fruits secs pour Votre Grâce, qui est chevalier ; et pour moi, qui ne le suis pas, je le pourvoirai d’autres objets volatiles et plus nourrissants.’

Même des personnages moins grossiers que Sancho militent en faveur d’une inscription dans le réel et tournent en ridicule les principes livresques : quand Dorothée, déguisée en princesse Micomicona, demande à don Quichotte d’aller reconquérir son royaume, que lui a ravi un terrible géant, elle emploie volontairement un langage chevaleresque si embrouillé qu’à côté, celui du héros paraît limpide et noble. Là dessus, Sancho reformule la demande de don en disant qu’il s’agit de tuer ‘«’ ‘ un gros lourdeau ’» pour une femme qui n’est pas une ‘«’ ‘ laideron ’»  » Que toutes les puces de mon lit ne sont-elles ainsi faites ! », s’écrit-il 1161 . Le débat le plus savoureux qui met en balance l’idéologie du seigneur et celle du valet est sans conteste celui soulevé par le récit fictif de la rencontre de Dulcinée, la dame de Don Quichotte, qui n’existe que dans l’imagination de celui-ci. Sancho prétend être allé lui porter une missive rédigée par le chevalier, alors qu’il s’est seulement éloigné du chevalier de quelques dizaines de mètres 1162 . Chacun des deux locuteurs veut plaquer sur la scène son propre système de pensée : don Quichotte imagine Dulcinée enfilant des perles, baisant la lettre, dégageant une odeur exquise, tenant un discours amoureux et offrant un bijou au serviteur pour récompenser sa fidélité. Sancho déclare, au contraire, qu’il l’a trouvée vannant du blé, qu’elle n’a pas ouvert le pli ne sachant pas lire, qu’elle suait à grosses gouttes, qu’elle a enjoint don Quichotte de cesser ses sottises et qu’à lui même, elle a donné un morceau de pain et de fromage. Chaque réplique étant contredite par une information en sens inverse, il est bien clair que le choix des mots est la source des litiges : ceux du héros sont tirés de livres aux situations invraisemblables quand ceux de son acolyte sont dictés par le principe de réalité ; quand l’un parle de la grandeur de la dame, l’autre réplique qu’en effet, elle mesure trois doigts de plus que lui ! Plus tard, pour l’apaiser, Sancho présente au chevalier la première paysanne venue comme étant Dulcinée et s’exerce à parler à une ‘«’ ‘ reine, princesse et duchesse de la beauté »’ ‘ 1163 ’ ‘. ’Don Quichotte, pour sa part, tient à celle-ci un discours qui insiste précisément sur le décalage entre l’idéal et le réel :

‘[…] ô divin extrême de tous les mérites, terme de l’humaine gentillesse, remède unique de ce cœur affligé qui t’adore ! puisque le malin enchanteur qui me poursuit a jeté sur mes yeux des nuages et des cataractes, et que pour eux, mais non pour d’autres, il a transformé ta beauté sans égal et ta figure céleste en celle d’une pauvre paysanne, pourvu qu’il n’ait pas aussi métamorphosé mon visage en museau de quelque vampire pour le rendre horrible à tes yeux […].’

Sans pouvoir renoncer au langage courtois attendu pour cette première rencontre  les insultes et les malédictions de la villageoise n’y feront rien , il est pourtant obligé d’admettre que sa Dulcinée a, comme le dit le narrateur, ‘«’ ‘ le nez camard et la face bouffie ».’

Si la polyphonie est maintenue d’un bout à l’autre du roman, il est notable que les langages de don Quichotte et de Sancho évoluent : ils essaient respectivement de colorer leur parler de celui de leur double inversé. Dans la discussion animée que Sancho a avec sa femme, au sujet de ce qu’il fera du gouvernement que don Quichotte lui promet, il s’adresse à elle en des termes à la fois triviaux et précieux 1164 . Thérèse le mettant en garde contre l’ambition et la volonté de changer d’état, il déploie un discours où elle ne voit que ‘«’ ‘ harangues ’» et ‘«’ ‘ rhétoriques ’» et qu’elle dit ne pas comprendre. Une comparaison faisant de l’homme une « figure de tapisserie », une locution poétique invitant à se laisser ‘«’ ‘ emporter par le vent qui souffle dans [leur]s voiles ’» et un développement sur le fait que ‘«’ ‘ les choses présentes, celles que nous voyons avec les yeux, s’offrent à l’attention et s’impriment dans la mémoire avec bien plus de forces que toutes les choses passées ’» servent, de fait, à Sancho à contrer ses arguments sur l’acceptation résignée du sort et sur les médisances de l’opinion publique sur la transformation d’un paysan en comte. Le débat est d’autant plus serré que les proverbes de la paysanne, comme ceux de son mari face aux excentricités de don Quichotte, drainent avec eux une vieille sagesse populaire. Il semble que la longueur des répliques de Thérèse milite en faveur de la justesse de sa pensée, au détriment des revendications anticonformistes de Sancho ; toujours est-il que celui-ci se montre à présent capable de tenir un raisonnement fouillé en faisant appel à ses connaissances  le sermon du curé au dernier carême, les expressions poétiques bucoliques et les inévitables proverbes. Le lecteur se plaît à voir la situation se retourner deux chapitres plus loin : alors qu’il lui demande de recevoir des gages fixes durant leur prochaine sortie, Sancho voit son altération de docile en fossile reprise par le chevalier ; mais il se vengera en corrigeant son maître qui, tentant également d’imiter son langage, dira ‘«’ ‘ à bon rat bon chat »’ ‘ 1165 ’ ‘. ’Don Quichotte s’initie donc aussi à un nouveau parler, proche de l’expérience concrète mais qui n’interdit aucunement les images ; de ce point de vue, l’épisode de sa rencontre avec les galériens est décisif 1166 . À chaque prisonnier emmené vers les galères royales, il demande les raisons de son châtiment. Tous emploient le langage coloré des voleurs et il lui faut, au départ, un interprète pour le comprendre : l’un a été « amoureux » d’une corbeille de linge, l’autre a embrouillé les généalogistes en folâtrant « avec deux de [s]es cousines germaines, et avec deux autres cousines qui n’étaient pas les [s]iennes », un autre a la qualité de ‘«’ ‘ serin de Canarie ’», autrement dit a avoué son crime, un autre a été ‘«’ ‘ promené en triomphe dans les rues à cheval et magnifiquement vêtu ’», autrement dit a été mis au pilori, etc. Don Quichotte s’imprègne peu à peu de cette manière de parler et de l’enthousiasme qu’elle dégage, ce qui l’amène à faire un éloge paradoxal des entremetteurs. Voici dans quelle langue plaisante il fustige les « membres » incompétents « de cet exercice » :

‘[ce sont des] gens sans tenue et sans intelligence, femmelettes, petits pages, drôles de peu d’années et de nulle expérience, qui, dans l’occasion la plus pressante, et quand il faut prendre un parti, ne savent plus reconnaître leur main droite de la gauche et laissent geler leur soupe de l’assiette à la bouche.’

Il est assez judicieux, d’ailleurs, pour ne pas s’en laisser conter sur l’autre aspect de la profession du vieillard qu’il a devant lui, à savoir la sorcellerie. Quant à son discours contre l’esclavage, qui justifiera sa libération des prisonniers, il aura le caractère d’un demi-mensonge et d’une demi-vérité : si Dieu seul est propre à ‘«’ ‘ châtier le méchant ’» et à ‘«’ ‘ récompenser le bon ’», une justice humaine est nécessaire ; la condamnation aux galères reste, toutefois, abusive. Le curé réprimandera plus tard l’acte du personnage en déclarant que don Quichotte a ‘«’ ‘ lâché le loup au milieu des brebis ’» et a violé les commandements du roi 1167 . Mais la distance qui sépare les deux passages permet d’atténuer la sanction et de préserver au précédent discours une partie de son intégrité : la froide raison et la discipline autoritaire ne l’emportent pas sur une réflexion éclairée par une connaissance des faits. De même, le langage de Sancho ira en s’affinant : suivant les conseils humanistes de bon gouvernement de son maître sans renier sa culture populaire, il dirigera l’île de Barataria en sage ; mettant en accusation certaines pratiques politiques, il se distinguera par des jugements lucides et malicieux. En somme, lui et don Quichotte suivront une évolution parallèle au cours de leurs aventures, l’un s’enrichissant des préceptes des lettrés et l’autre du savoir peuple.

Il est donc un langage juste pour Cervantès : celui qui allie la noblesse de la pensée et des valeurs et l’empirisme du bon sens, autrement dit l’héritage de l’érudition et la connaissance expérimentale. À l’aube du XVIIe siècle, alors que s’instaurent de nouvelles manières d’appréhender le monde, la culture tirée des livres n’a plus la même aura qu’à la Renaissance : même si Rabelais a toujours eu le souci d’articuler le savoir et la vie pratique, tout principe apodictique dicté par un ouvrage de fiction ou autre est jugé douteux tant qu’il n’a pas fait l’épreuve de l’observation directe des phénomènes. L’expurgation des romans de chevalerie menée dans Don Quichotte est donc un prétexte pour déclarer la guerre aux ratiocinations qui méprisent les données du quotidien. Cependant, la subtilité du dialogisme veut qu’elle ne soit ni un éloge de la vie prosaïque ni un rejet catégorique de la tradition savante.

Notes
1158.

Pour un examen complet des traductions partielles et totales du roman ainsi que des imitations qu’il a suscitées au Grand Siècle, nous renvoyons à M. Bardon, Don Quichotte en France au XVII e et au XVIII e siècle : 1605-1815, Genève, Slatkine Reprints, 1974 [1ère éd. Paris, 1931]. Signalons qu’avant le « Traitté […] de Don Guichot » écrit par Fæneste et le Berger extravagant de Sorel, le Moyen de parvenir atteste déjà son succès par deux allusions qui y sont faites aux fous et aux moulins à vent (op. cit., chap. 33, p. 89 et chap. 80, p. 256, signalées dans The Palace of Secrets…, op. cit., p. 147).

1159.

L’ingénieux Hidalgo…, op. cit., t. I, chap. 13, pp. 124-128.

1160.

Ibid., t. I, chap. 10, pp. 106-109.

1161.

Ibid., t. I, chap. 29, pp. 285-286 et p. 294.

1162.

Ibid., t. I, chap. 31, pp. 301-304.

1163.

Ibid., t. II, chap. 10, pp. 71-72.

1164.

Ibid., t. II, chap. 5, pp. 39-43.

1165.

Ibid., t. II, chap. 7, pp. 52-54.

1166.

Ibid., t. I, chap. 22, pp. 204-211.

1167.

Ibid., chap. 29, p. 290.