CONCLUSION

‘Le moment exceptionnel de la naissance d’un art nouveau donne au livre de Rabelais une incroyable richesse ; tout y est : le vraisemblable et l’invraisemblable, l’allégorie, la satire, les géants et les hommes normaux, les anecdotes, les méditations, les voyages réels et fantastiques, les disputes savantes, les digressions de pure virtuosité verbale. Le romancier d’aujourd’hui, héritier du XIXe siècle, éprouve une envieuse nostalgie de cet univers superbement hétéroclite des premiers romanciers et de la liberté joyeuse avec laquelle ils l’habitent.
M. Kundera, Les Testaments trahis 1178 .’

Le roman du XVIe siècle a été délaissé par les études des spécialistes du genre comme par celles des seiziémistes. Il faut se réjouir que l’on en vienne aujourd’hui à analyser des textes antérieurs à l’extrême fin du siècle sous le jour soit de la théorie du roman et de la fiction, soit des critères empiriques de distinction entre les formes de récits d’imagination, soit des points de passage avec la production romanesque des Anciens et de l’Europe contemporaine 1179 . Le caractère massif de la pratique de l’édition ou de la réédition, de la traduction et de l’adaptation explique en partie la désaffection de la critique pour les manifestations du genre à la Renaissance. Il est vrai que nombreux sont les romans de chevalerie en prose écrits au XVe siècle ou avant à paraître alors ; les translations de romans grecs et latins du passé, de récents romanzi et libros de caballerías ainsi que de romans sentimentaux et pastoraux font également florès. À y regarder de près, les nouveautés dans le domaine font exception. À part la Pyrenée de Belleforest, les Bergeries de Juliette de Montreux et les textes de Sala, de Maugin et de Des Gouttes, qui modernisent les techniques d’écriture des cycles médiévaux, peu de romans permettent d’accréditer l’idée que la France a participé au mouvement européen de renouvellement du genre avant 1592, année où commence la vague des récits ‘«’ ‘ d’amours infortunées »’ et où paraît le premier roman de Verville. Il faut peut-être voir les choses autrement et considérer le phénomène d’imprégnation des matières romanesques de l’Antiquité, du passé national et des nations étrangères comme un signe de l’attention portée par le public français à ce type de narration. De fait, les hommes tout autant que les femmes de l’époque sont d’incorrigibles lecteurs de vieux romans, de traductions de romans d’amour et d’Amadis : n’en déplaise aux doctes férus de littérature sérieuse et aux autorités religieuses, les romans sont prisés à la cour de François Ier et d’Henri II ; les plus lestes d’entre eux sont lus jusque dans les couvents. Des traducteurs entreprennent, pour leur part, de réévaluer certains sous-genres romanesques en élaborant un embryon de théorisation à leur sujet. Mais selon nous, la véritable innovation vient de Rabelais, d’Hélisenne de Crenne, de Des Autels et d’Aneau : ces praticiens ont une conscience assez nette de l’évolution du roman ainsi que de la liberté formelle qui le caractérise pour lui conférer une originalité qui n’a rien à envier aux textes publiés en Italie et en Espagne. De fait, ceux que M. Kundera appelle les « premiers romanciers », dont Rabelais est la figure de proue, inventent une forme « hétéroclite » à partir de matériaux de toute nature. Malgré la difficulté de notre pays à se libérer de l’emprise du fonds médiéval, nous soutenons que le procédé de la variété  de nature linguistique, contrairement à la description qu’en donne l’essayiste tchèque  et l’enthousiasme avec lequel quelques auteurs le pratiquent ont fait naître un « art nouveau » en France entre 1532 et 1564.

À présent que l’analyse de la poétique romanesque que nous souhaitons mettre au jour est faite, il faut lui trouver un nom. Comme le dernier chapitre de l’étude l’a laissé entendre, nous pensons que cette forme a des affinités étroites avec le courant humaniste, pour plusieurs raisons. D’abord, en dépit du mépris manifesté par de nombreux humanistes à l’égard du roman, certains d’entre eux, comme Amyot, Colet et Gohory, pour la France, et Giraldi, Pigna et Malatesta, pour l’Italie, ont pris le parti de légitimer cette forme. L’expression roman humaniste n’est donc pas nécessairement un oxymore. Ensuite, le genre pratiqué par nos auteurs soulève des questions propres à la première Renaissance : outre le fait qu’il engage une conception spécifique du langage, il participe au mouvement de renouvellement des méthodes de pensée et d’exégèse. Enfin, un faisceau d’œuvres contemporaines converge vers l’épistémologie qu’il véhicule. À partir des premières guerres civiles, qui engendrent un processus de dérèglement profond des rapports de l’homme au monde, les productions littéraires reflètent, au contraire, un déclin de l’épistémè de ce que l’on pourrait appeler l’» humanisme triomphant ». Puisque la vraie question est dans la délimitation de notre période d’étude, reportons-nous aux textes romanesques qui ne sont pas le fruit d’une traduction et qui ont été composés entre 1564 et 1592 et voyons s’ils allient de la même manière que nos romans narration et plurilinguisme 1180 . Pour ce qui est de la Pyrenée de Belleforest, censée combiner le code de l’allégorie à celui du récit, il semble qu’il ne s’agisse pas exactement d’un roman : non seulement la pastorale elle-même n’est pas traitée selon le modèle académique, mais l’intrigue tourne court. Les Bergeries de Juliette, au contraire, sans ériger, comme la Diana, l’inconstance en système d’organisation des événements, introduisent la dimension du hasard dans le régime académique et confèrent un destin aux personnages ; sous la plume de Montreux, l’allégorie, fiction d’abstractions et non d’individus, se voit dotée d’un « monde possible ». Les Avantures de Floride, pour leur part, publiées entre 1592 et 1596, réalisent la diversité formelle de nos romans de manière exubérante : sur mille quatre cents pages, Verville mêle les matières et les codes du récit sentimental, chevaleresque et pastoral. Mais le dynamitage du récit traditionnel prend un tour particulier ici dans la mesure où le narrateur met à tous endroits en évidence son système de production du texte, conférant ainsi non seulement une unité à un ensemble disparate, mais aussi un caractère novateur à son entreprise de restituer l’ordre dynamique de la nature. Du Vray et parfaict amour, œuvre mystérieuse par ses conditions de publication et par son attribution, ne relève pas de cette nouvelle poétique, que l’on pourrait qualifier de « baroque narratif ». Le roman a paru en 1599, mais une épître du soi disant traducteur M. Fumée, datée de 1569, atteste qu’il a dû être écrit trente ans avant sa publication. Il s’agit d’une imitation de la forme du roman grec : conformément aux ambitions savantes d’Héliodore, cette histoire des amours de Théogènes et de Charide allie plaisir de la fable et enseignement philosophique et éthique ; les ‘«’ ‘ plus rares matieres et sentences »’ sont rassemblées dans une table à la fin du livre. On le voit donc, sans être oubliée, la technique de composition des romanciers du milieu du siècle, dont l’œuvre de Fumée se rapproche le plus, a été transformée à partir des années 1560. Dans les Bergeries de Juliette et Du vray et parfaict amour, la cohabitation harmonieuse de modèles variés prend, qui plus est, un accent différent de celle de nos auteurs en raison du choix d’un sous-genre spécifique pour informer la structure de l’œuvre  la pastorale et le roman grec.

À présent que la poétique de nos auteurs est repérable en synchronie et en diachronie, une reprise des diverses conclusions de notre étude et une analyse de sa postérité vont montrer qu’elle constitue un maillon essentiel de l’histoire du roman occidental.

Notes
1178.

Paris, Gallimard, « Folio », 1993, pp. 11-12.

1179.

Tels sont les apports essentiels des quatre colloques organisés sur le sujet au cours des dix dernières années : celui de Tours, intitulé Le Roman à la Renaissance, a eu lieu en 1991 mais les actes n’en sont pas encore publiés ; celui de Gargnano s’est tenu en 1993 et est publié sous le titre Il Romanzo nella Francia del Rinascimento : dall’eredità medievale all’Astrea, op. cit. ; celui de Saint-Quentin-en-Yvelines, intitulé Du Roman courtois au roman baroque, s’est déroulé en 2002 et ses actes devraient paraître sous peu ; il en va de même pour ceux du colloque de Lyon, qui a eu lieu en 2002, et qui s’intituleront probablement Le Renouveau d’un genre : le roman en France au XVI e siècle.

1180.

Les romans en question ont tous été évoqués au fil de notre développement antérieur. Les conclusions que nous allons avancer brièvement nous viennent de trois communications du colloque de Lyon, dont la question de départ était : y a-t-il des romans en France au XVIe siècle ? Il s’agit des articles de F. Lavocat, « Jeux pastoraux : allégorie et fiction », de G. Polizzi, « Le ‘Polypaston’ : définitions du roman vervillien » et d’A. Blanckaert, « Du Vray et parfaict amour (Martin Fumée, 1599) : une ‘histoire’ entre imitation et invention », in Le Renouveau d’un genre…, op. cit.