Le roman humaniste : un genre à part entière

Si le roman a vu le jour dans le monde hellénistique et romain des premiers siècles de notre ère, la souplesse exceptionnelle de sa forme lui a permis d’être pratiqué jusqu’à aujourd’hui. Il faut considérer que du Satiricon et des Éthiopiques à Cent ans de solitude et aux Versets sataniques, en passant par la Princesse de Clèves, Robinson Crusoé et l’Idiot, il s’agit du même genre ; il est né en Europe et a essaimé dans d’autres continents. Parmi ses invariants universels, il en est un fondamental : la mise en corrélation d’images de discours et de visions du monde. Non seulement les nouveaux romanciers de la Renaissance l’ont exploité avec ferveur, mais ils l’ont infléchi dans le sens de l’assemblage éclectique d’énoncés et d’idéologies. En cela, le rapprochement des Livres rabelaisiens, des Angoysses douloureuses qui procedent d’amours, de la Mythistoire barragouyne de Fanfreluche et Gaudichon et d’Alector n’est ni fortuit ni arbitraire.

La première partie de notre étude a tâché de faire le point sur la situation du roman français au XVIe siècle. Les emplois du substantif roman ont révélé le décalage entre les usages linguistiques et la production du temps : tandis que des matières narratives variées se répandent dans le pays, les lettrés continuent à désigner par ce mot les seuls romans de chevalerie  ancienne ou nouvelle manière. D’autre part, ses emplois dépréciatifs, qui lui donnent une acception plus restreinte encore, attestent l’animosité éprouvée par les doctes en général à l’encontre des histoires de paladins. Il faudra attendre la première moitié du Grand Siècle pour que le champ sémantique de roman s’élargisse au reste de ce que l’imprimerie et les traducteurs appellent des « histoires » ; mais l’utilisation péjorative du nom ne faiblira pas, bien au contraire. À l’époque qui nous préoccupe, les insuffisances du lexique se doublent d’une carence théorique : tandis que les poéticiens italiens débattent, à partir de 1554, du genre de l’Orlando furioso et de la Gerusalemme liberata, nos translateurs se penchent sur l’intérêt de la lecture de l’Histoire Æthiopique et des livres d’Amadis… Il est vrai que la France n’a pas à son actif une forme qui reprend les codes d’écriture des romans médiévaux et qui répond en partie aux règles fixées par Aristote pour l’épopée. Elle aurait pu, cependant, faire écho à la codification féconde du romanzo ou se lancer dans une analyse des romans sentimentaux ou pastoraux importés d’Espagne ou d’Italie  elle aurait, en ce cas, devancé ses voisins. Mais elle est restée bien en deçà des efforts conceptuels des traités du Cinquecento. Certes, les auteurs des arts poétiques ont tenté, avant le Tasse, de faire de l’Arioste un modèle à suivre pour écrire des épopées attrayantes et Gohory a cherché à intégrer le roman de chevalerie à la fiction narrative noble, qui assume son caractère fabuleux tout en affirmant une certaine éthique. Mais quand celui-ci fait mention du concept de variété, c’est seulement dans une perceptive oratoire, alors que sous la plume de Giraldi et de Pigna, la molta varietà désigne la technique de l’entrelacement ainsi que l’insertion de digressions dans le cours du récit. La réflexion italienne sur le poème chevaleresque n’a donc pas eu d’écho direct dans notre pays ; au XVIIe siècle, seule la théorie de l’épopée romancée a été exploitée par les théoriciens. Un essai de définition d’un genre narratif neuf a pourtant eu lieu : Amyot, en 1548, et Gohory, de 1554 à 1575, ont donné le même nom histoire fabuleuse à deux formes romanesques distinctes : l’helléniste, louant la maîtrise artistique d’Héliodore, a rapproché la poétique du roman grec de celles du récit historique et de l’épopée, tandis que le passionné d’alchimie a défendu la liberté imaginative des romans de chevalerie et leur profondeur de sens. Ces ébauches de théorie ont-elles permis que les contemporains repèrent les critères définitionnels respectifs de ces types de romans ? Rien n’est moins sûr. Pour le montrer, prenons ici l’exemple d’un docte avisé comme Peletier, qui étudie en 1555 la présence du thème de la fortune dans le récit épique, en invoquant les métaphores du ‘«’ ‘ Théâtre de ce monde, dont le Poème est le miroir ’». Après avoir montré de quelle manière les « infortunes » et les « félicités » alternent dans les quatre premiers livres de l’Énéide, le poéticien met en rapport le changement brusque de situation avec la technique de la suspension de la narration et l’effet qu’elle a sur le lecteur :

‘Et parmi l’universel discours, il fait bon voir, comment le Poète, après avoir quelquefois fait mention d’une chose mémorable […] la laisse là pour un temps : tenant le Lecteur suspens, désireux et hâtif d’en aller voir l’événement. En quoi je trouve nos Romans bien inventifs 1181 .’

Sûrement Peletier songe-t-il au roman d’Héliodore, qui ajoute au procédé celui du début in medias res : il semble au fait de l’incidence des tromperies de la Tychè sur la structure narrative grecque. Il passe ensuite de la varietà causée par un arrangement particulier des actions à la variété thématique en ajoutant « en passant » que le « Poète Héroïque » peut traiter des ‘«’ ‘ aventures des Chevaliers », ’des « amours », etc., à la manière de l’Arioste, qui a fait emprunt de cette matière chevaleresque dans le Roland furieux. Après la mention implicite des deux orientations de la théorie du roman au milieu du siècle, tout devient confus : d’un côté, l’Art poétique préconise au poète de recourir, par l’agencement savant de la trame narrative, au procédé du suspensà l’œuvre dans les Éthiopiques ; de l’autre, il ne fait pas l’effort de distinguer le roman grec du roman de chevalerie, ni le romanzo de l’épopée. Le moins que l’on puisse dire, c’est que les analyses d’Amyot et de Gohory  si toutefois elles ont été lues n’ont pas toujours été bien entendues. Pour notre part, elles nous ont intéressée en ce qu’elles mettent le doigt sur la subjectivité de la notion de plaisir dans la réception du genre romanesque ; en tant que traducteurs, ils savent combien la production de romans est conditionnée par les goûts du public auquel elle est destinée. Cela rejoint ce que nous avons pu déceler de la méthode de francisation des Amadis : la volonté d’Herberay d’agréer à son lectorat lui impose d’adapter le langage et l’idéologie du texte espagnol aux attentes de celui-ci ; la restitution fidèle de la langue étrangère passe ainsi au second plan par rapport au rendu d’une vision collective du texte. Cette manière de pratiquer la traduction au XVIe siècle, qui se situe dans la continuité de la ‘«’ ‘ mise en roman ’» médiévale, fait du translateur de romans un artisan du verbe, qui n’exploite qu’en partie les affinités du genre avec la vie de la langue.

Notre seconde partie s’est attachée à montrer qu’en marge de la production romanesque majoritaire, il existe des œuvres qui sont le résultat d’un effort conscient de créativité. Sans considérer que nos quatre romanciers inventent ex nihilo le contenu de leurs textes, nous avons montré que nous avions affaire à une écriture de la compilation. De fait, le ‘«’ ‘ nouveau roman ’» de la Renaissance résout sans difficulté le paradoxe que constitue, pour un lecteur du XXIe siècle, la volonté d’affirmer son originalité, d’un côté, et le fait d’emprunter à tout moment des genres et des formes d’expression à la culture de son temps. Ce qui le place dans la marginalité par rapport aux autres publications, c’est avant tout le caractère problématique de l’agencement des énoncés, autrement dit le fait que chacune de ses manifestations constitue un ensemble hybride et infiniment ouvert. Nous avons constaté, d’abord, que la poétique de la variété langagière s’est affirmée sans tambours ni trompettes doctrinaux : dans le métadiscours lapidaire qu’ils ont élaboré pour définir l’appartenance générique de leurs livres, Rabelais, Des Autels et Aneau ne sont pas allés à l’encontre des préjugés des lettrés et des hommes d’Église à l’égard du roman ; ils ont seulement tenté de promouvoir la narration fictionnelle en usant des syntagmes veritable histoire et histoire fabuleuse. Ce faisant, ils ont repris la notion de fabulosa narratio forgée par Macrobe au sujet des récits mythologiques à portée philosophique ou ésotérique moins qu’ils se sont inspirés de la conception lucianiste des rapports du vrai et du faux. Ces bribes conceptuelles ont laissé entière liberté à la nouvelle forme romanesque de s’assimiler un large panel de matériaux verbaux : le manque de règles dont elle aurait pu souffrir lui a en fait permis de transformer la bâtardise dont on accablait le roman en une foisonnante bigarrure. Considérant, comme Érasme, que la pensée est inséparable des mots, nos auteurs ont fait le choix de créer des langages qui sont autant d’énoncés singuliers. Certes, les interférences entre le récit et ces diverses prises de parole tendent à rapprocher leurs œuvres d’autres genres pratiqués à la Renaissance, à savoir le dialogue et le recueil de nouvelles. Mais la hiérarchie que le nouveau roman établit entre les modes de la narration et du discours, sa manière de multiplier les actes langagiers et la subtilité avec laquelle il les imbrique les uns aux autres le distinguent finalement des Dialogues de Tahureau, des Propos rustiques de Du Fail et même de l’Heptameron. Pour cette raison et pour l’hésitation constante de sa structure entre plusieurs genres encadrants, nous ne saurions souscrire à l’idée de M. Jeanneret selon laquelle la désaffection des auteurs pour les formes narratives longues s’explique par la prolifération massive de collections de contes et de mélanges savants. Le nouveau roman a, certes, bénéficié de ce découpage des connaissances en « modules » ; sa forme relativement brève lui a même permis d’accentuer la technique de la compilation d’histoires, de pièces de rhétorique, de sentences doctrinales, d’exemples moraux, de descriptions zoologiques, etc., par une intensification remarquable des décrochages énonciatifs. Mais il se distingue des ‘«’ ‘ répertoire[s] de morceaux détachables’ ‘ 1182 ’ ‘ ’» que sont les recueils narratifs ou les commentaires dialogués en ce que les unités langagières qu’il rassemble, solidement rattachées au récit principal et au mouvement des débats intradiégétiques, ne sont ni supprimables ni déplaçables. De fait, la facture romanesque crée une solidarité forte entre les multiples niveaux narratifs et discursifs qu’elle génère. Il se trouve, par ailleurs, qu’il existe plusieurs niveaux d’infléchissement par lesquels le nouveau roman réinterprète dans la masse de sa structure les éléments étrangers en leur donnant de nouvelles fonctions. De leur côté, les Angoysses et Alector mettent en œuvre une copia restreinte dans la mesure où ils présentent de manière essentiellement idéalisée des genres traditionnels et des langages en vigueur dans les hautes sphères de la société. Les Livres de Rabelais et la Mythistoire, pour leur part, accueillent joyeusement non seulement des formes érudites de composition et d’expression, mais encore des registres et des types de discours populaires ; en cela, ils pratiquent une copia langagière étendue. La mimèsis romanesque confère donc systématiquement une visée axiologique aux images de langages qu’elle produit : elle ne copie pas un modèle, mais recrée une prise de parole et une vision du monde spécifiques.

La troisième partie de notre travail a posé le problème des enjeux esthétiques de la fragmentation du texte romanesque. De fait, le lecteur est conçu par les œuvres comme l’instance qui parachève le processus de brouillage herméneutique et cognitif qu’elles produisent et qui essaie de le dépasser. Nous sommes partie du constat selon lequel elles lient intrinsèquement hétérogénéité formelle et obscurcissement de l’accès à la fois à leur sens et au réel. Réactivant les deux sens de logos parole et faculté de raisonner , les auteurs font s’entrechoquer les points de vue interprétatifs supportés par les divers langages : la signification du texte se perd dans le brouhaha d’une infinité de voix, tandis que la représentation du monde se morcelle en des vérités limitées et provisoires. La complexité de l’imitation langagière tient, en particulier, au fait que le locuteur-romancier ne s’oppose pas directement aux énoncés importés et à leur idéologie, comme c’était le cas dans les petits genres plurilingues des soties ou des fabliaux. Sa posture énonciative est d’autant plus fuyante qu’il ne fait pas des matériaux qu’il imite l’objet d’une parodie purement polémique, trouvant sa fin en soi : il en donne ‘«’ ‘ une représentation littéraire équitable’ ‘ 1183 ’ ‘ ’», avant d’en infléchir la portée. L’étude de l’épistémologie véhiculée par les textes de Rabelais nous a montré, par ailleurs, que tout signe linguistique est significatif dans le roman et doit être pris en compte pour cerner les partis pris de la conscience subjective qui s’y exprime. Appelé à mesurer les implications déroutantes de l’incarnation du Verbe divin dans le langage humain, le lecteur se trouve alors confronté au déferlement d’une parole incontrôlable ; la tonalité humoristique qui caractérise les interventions du narrateur et de nombreux personnages l’oblige également à analyser avec précaution les modalités de réinterprétation des énoncés. Mais la présence de formes de discours qui mettent en œuvre une manière antithétique de débattre, tels le dialogue non dialectique et l’éloge paradoxal, nous a permis de comprendre que la pensée dialogique cherche à appréhender des réalités par nature complexes : peut-être un vrai valable pour tous les hommes existe-t-il, mais il faut que chacun des candidats à la parole s’exprime sur le sujet. Du coup, c’est à une saisie concomitante de toutes les unités discursives mises en corrélation que nous sommes appelés : parce que la vérité n’est pas donnée avant sa mise en débat, nul ne peut l’approcher de manière dogmatique et parce que la discussion entre les locuteurs n’est jamais totalement achevée, il faut chercher ce qu’il y a de recevable dans chaque opinion. Or ce passage obligé par une pesée puis par une relativisation des langages d’autrui n’aboutit pas au constat que toutes les vérités se valent : l’exercice de libre examen des implications idéologiques de chaque parler est supposé s’achever dans la reconnaissance de la voix de l’instance auctoriale. Dès lors, la performance de la poétique romanesque se traduit par la genèse concomitante de la subjectivité de l’auteur et de celle du lecteur. Dans l’instant où il fait usage de sa sensibilité linguistique, le lecteur devient un sujet à part entière : la confrontation à l’altérité et l’éventuelle saisie de l’intention du maître des échanges lui permet de prendre conscience de ses capacités critiques. Enfin, le Moyen de parvenir et Don Quichotte nous ont semblé deux textes symptomatiques de la remise en cause que subit le roman humaniste à partir de la fin du siècle. Tout en utilisant le procédé de la varietas, Verville et Cervantès se défient de la culture savante, ce qui se traduit soit par un dynamitage de toutes les formes de doxa, soit par une sélection et une organisation méthodique des emprunts langagiers. L’équilibre instable qu’avaient réussi à créer les romans de la Renaissance, entre la liberté de parole laissée à autrui et la formulation d’un discours personnel et entre l’éparpillement du sens et son établissement, est alors ouvertement brisé.

Le roman humaniste a plu au public populaire tout en trouvant grâce auprès de lettrés sensibles à son hétérogénéité stylistique et à la prise de conscience qu’il suppose que langage et pensée sont nécessairement intersubjectifs. S’il se présente comme un genre hybride, il est tenu à une cohérence linguistique et herméneutique supérieure. De fait, la disposition des énoncés et son efficace maintiennent à chacune de ses manifestations son ouverture tout en lui conférant une unité organique. En somme, Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau font le constat que le microcosme narratif ne saurait embrasser le réel dans sa diversité et que pourtant, sans lui, celui-ci resterait inintelligible.

Notes
1181.

Art poétique, op. cit., livre II, chap. 8, p. 310.

1182.

Le Défi des signes…, op. cit., p. 60.

1183.

M. Bakhtine, Esthétique et théorie…, op. cit., p. 221.