2. Le récit composite de la Renaissance et l’évolution ultérieure du roman

Nul n’ignore que Rabelais, quoiqu’il n’ait pas été considéré par ses contemporains ni par les historiens successifs de la littérature comme un romancier, a été érigé en modèle par de nombreux auteurs : Sterne, Diderot, Balzac, Flaubert, Céline et Rushdie, entre autres, s’en sont inspirés, voire s’en sont réclamés. Est-ce à dire, comme le soutiennent M. Bakhtine et M. Kundera, qu’il est le premier romancier ‘«’ ‘ moderne »’ ‘ 1184 ’ ‘ ’? Nous éviterons d’entrer dans le débat en affirmant, avec D. Viart, que trop souvent est ‘«’ ‘ ‘moderne’ ce à quoi l’on choisit de s’intéresser’ ‘ 1185 ’ ‘ ’». De fait, ont tour à tour été qualifiés de romanciers modernes D’Urfé, Lesage, Stendhal, Balzac ou encore Flaubert 1186  ! Le parti pris positiviste qui a marqué les études sur le roman de la fin du siècle dernier jusqu’à ces dernières décennies est également contestable en ce qu’il suppose une évolution linéaire et ascendante du genre depuis ses origines. Nous estimons, pour notre part, que des auteurs phares, parmi lesquels nous osons mettre nos romanciers, ont contribué à développer ses rouages formels et à approfondir ses ambivalences herméneutiques. En ce sens, nous nous proposons d’analyser, dans ses grandes lignes, l’influence des techniques d’écriture du roman humaniste sur les compositions romanesques postérieures.

Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau, nous l’avons dit, n’ont pas inventé de toutes pièces leur manière de composer : ils ont surtout puisé dans la pratique antique du genre  de Lucien ou d’Héliodore  et dans celle du passé national. Mais à partir de ces manières d’utiliser le récit romanesque en même temps qu’à partir des multiples modes d’expression littéraire et de types sociologiques de parler, nos auteurs ont créé un genre nouveau. Celui-ci se caractérise, tout d’abord, par une conception de la parole non pas comme une donnée, mais comme une hypothèse de travail pour accéder au réel. Plus qu’auparavant, en effet, le roman montre qu’il imite des langages : les signes verbaux s’avèrent à la fois le support d’une vision du monde et l’objet d’une représentation. Il n’est pas besoin d’insister sur le parti qu’ont tiré les romanciers ultérieurs de cette perte de la soudure entre le discours et l’idéologie qu’il véhicule : tandis que Balzac relève les tics de langue de Grandet ou les défauts de prononciation de Gobseck, Flaubert détourne des clichés linguistiques de leur contexte, dans Bouvard et Pécuchet, et Camus parodie le jargon médical, la rhétorique judiciaire et l’amphigouri de l’administration ou de la presse à sensation, dans la Peste. Une telle réappropriation de discours émanant de diverses autorités constitue la véritable explication du rejet pluriséculaire du roman de la part des doctes :

‘Si le roman a été considéré comme dangereux et nocif, ce n’est pas seulement qu’il peut tout dire, librement et sous toutes ses formes, […] c’est qu’il entend le dire sous la forme même, et avec l’autorité même, de ces discours autres. C’est que le roman est par nature impérialiste, il « colonise », et annexe sans vergogne les territoires des alentours, il reprend les thèmes et les procédés de la comédie, de l’histoire, de la satire, du poème lyrique, du poème didactique, de la réflexion philosophique, etc. 1187 .’

Par ailleurs, le roman des années 1530 à 1560 se trouve cultiver une écriture de la variété ; en ce sens, il s’agit de la première organisation évidente du plurilinguisme dans le domaine romanesque. Dès le XVIIe siècle, le principe de la bigarrure langagière a été utilisé comme un critère spécifique de composition : de l’Astrée à Psyché et Cupidon de Lafontaine, en passant par l’Histoire comique de Francion, nombreux sont les romans français à avoir assimilé cet aspect du legs de la Renaissance. La tendance à l’accumulation d’images d’énoncés n’a pas été véritablement codifiée avant le XXe siècle, mais depuis les analyses de Bakhtine, le repérage du phénomène  souvent sous la forme de métaphores séduisantes  est courant 1188 . Quant à l’enjeu cognitif de la facture romanesque, qui repose sur l’interrogation des limites du savoir humain, il est parfois présenté comme en lien avec le recul de la vision théocentrique du monde. M. Kundera se plaît ainsi à penser que ‘«’ ‘ François Rabelais a entendu un jour le rire de Dieu et que c’est ainsi que l’idée du premier grand roman européen est née’ ‘ 1189 ’ ‘ ». ’Il a pourtant tort d’imaginer, comme Bakhtine, que seul le roman humoristique a la faculté de mettre en cause l’accès à la vérité : les Angoysses et Alector montrent assez que la problématisation des rapports entre un locuteur et son langage et les conflits idéologiques sont également le lot de la prose à dominante sérieuse. Mais il a raison de croire que la sagesse du roman est périssable : elle peut être minée à la fois de l’extérieur, quand la censure ou un gouvernement totalitaire interdit la circulation des œuvres, et de l’intérieur, quand des auteurs font paraître sous le titre de « romans » des œuvres ‘«’ ‘ qui n’apportent aucun changement ni à notre compréhension de l’homme ni à la forme romanesque’ ‘ 1190 ’ ‘ ’». En dehors de ces trois aspects fondamentaux, nous pouvons signaler des apports plus anecdotiques du roman humaniste à l’histoire du genre. Nos auteurs ont fait, d’abord, la démonstration du principe selon lequel le roman peut investir n’importe quels chronotopes : après quatre siècles d’hégémonie de la matière chevaleresque, Rabelais a choisi de situer ses premiers récits dans l’espace-temps carnavalesque, tandis qu’H. de Crenne a opté pour un univers intimiste favorable à la peinture de la passion féminine ; Aneau, pour sa part, a inventé une forme composite de merveilleux, à mi-chemin entre celui des romans grecs, des romans de chevalerie et des contes de fées, et Des Autels a ramené la noblesse des paysages fictionnels contemporains à la trivialité. De plus, chacun d’eux a évincé le narrateur de sa position de surplomb : la technique du transfert de son rôle sur des doubles intradiégétiques a montré les possibilités offertes par le mélange du récit et du discours et par les niveaux multiples d’emboîtement des histoires ; Aneau, pour sa part, a eu le génie de réaliser un système de relais extrêmement complexe de la voix du conteur sans utiliser le cadre de la narration à la première personne. Avec les Livres de Rabelais, les Angoysses et la Mythistoire, le lecteur, de son côté, s’est vu largement sollicité soit par l’usage d’une prose orale, soit par la reprise du principe de l’adresse inaugurale en plusieurs endroits du récit. De façon plus générale, la fiction romanesque, ennemie de l’univocité, s’est voulue à partir des années 1530 un laboratoire où expérimenter de nouveaux modes de réception du récit : sa composition bigarrée impose de chercher des critères d’organisation et de s’introduire dans les débats engagés entre une foule d’instances discursives. Les personnages, quant à eux, y sont conçus avant tout comme des locuteurs. Beaucoup de protagonistes secondaires de nos romans restent des types hérités de la tradition narrative ou théâtrale : ils ne possèdent pas de caractères propres. Même mieux dégrossis, les héros incarnent d’abord des positions culturelles ou sociales, qui peuvent changer au cours du récit ; seul Panurge tend, avec ses perplexités existentielles, à acquérir le statut d’un ‘«’ ‘ vivant [avec] entrailles’ ‘ 1191 ’ ‘ ’». Mais le « réalisme » psychologique n’est pas nécessaire pour que le lecteur soit emporté sur les ailes de l’imaginaire : le caractère sporadique de la présentation des personnages a-t-il jamais empêché d’entrer dans l’univers fictionnel du Château ou de l’Insoutenable légèreté de l’être ?

Après la Renaissance, la fin du XIXe siècle et le début du suivant constituent une autre époque de transition dans l’histoire du roman. Alors que, selon M. Bakhtine, le courant « réaliste » a fini d’imposer à la pratique européenne du genre les caractéristiques stylistiques des romans de Rabelais, de Cervantès, de Fielding, de Smolett ou de Sterne, qui sont celles de la prose humoristique, se manifeste alors une perte de foi en la raison, en la place centrale de l’homme dans l’univers et dans le progrès des connaissances. De grandes sommes tentent de revenir au procédé de la copia verbale pour faire du texte le réceptacle du chaos du monde. Mais ce n’est plus avec ce que M. Kundera appelle la ‘«’ ‘ liberté joyeuse ’» des premiers romanciers : si le mécanisme génératif conditionne toujours en partie leur sort interprétatif, les romans encyclopédiques de Proust, de Joyce, de Mann et de Musil se veulent précisément des romans dont l’intention d’ensemble se perd. De manière générale, tous les romans écrits à partir de cette période attestent un parti pris de fragmentation et de désordre, tant dans l’agencement des matériaux linguistiques que dans la mise en œuvre de la signification. En cela, la pratique romanesque du XIXe siècle subit une mise en cause en partie similaire à celle que l’ère baroque avait infligée à la poétique éclectique humaniste : dans les deux cas, le choix d’une position antirationaliste pousse à prôner l’incapacité de l’esprit humain à rendre compte du sens du monde, à douter de la possibilité pour le langage d’atteindre le réel et à substituer à l’exploration de la vérité philosophique celle du moi. On l’aura compris, les différences entre ces deux moments de la crise de la conscience européenne tiennent à la spécificité de leurs fondements épistémologiques. Robinson formule parfaitement, dans le Voyage au bout de la nuit, l’origine de la folie de ce siècle, à savoir le nivellement des valeurs :

‘« D’abord Ferdinand tout n’arrive-t-il pas à se valoir en présence d’une intelligence réellement moderne ? Plus de blanc ! Plus de noir non plus ! C’est la mode ! Pourquoi dès lors ne pas devenir fous nous-mêmes ?… Tout de suite ! Pour commencer ! Et nous en vanter encore ! Proclamer la grande pagaïe spirituelle ! Nous faire la réclame avec notre démence ! Qui peut nous retenir ? Je vous le demande Ferdinand 1192  ? ».’

Le premier critère de reconnaissance de ce second mode de composition, en lien avec les postulats nihilistes de la philosophie, les conclusions relativistes de la science et le constat de l’opacité du sujet par la psychanalyse, est qu’il véhicule une vision morcelée de l’existence 1193 . Tandis que dans l’Éducation sentimentale, un des romans à amorcer le renouvellement du genre, la réalité est traduite en fragments de vie simplement juxtaposés, la Métamorphose et le Procès soulignent le hiatus indépassable entre la logique sociale et la subjectivité de l’individu. La descente de l’écriture romanesque dans le moi ne supplée pas le manque d’intelligibilité du monde extérieur : prenant conscience qu’il évolue dans le temps, le sujet perd tout ancrage ontologique ferme. En lisant la Recherche du temps perdu, nous sommes ainsi réduits à suivre les états successifs de la pensée du narrateur-personnage, la discontinuité de ses émotions et les ambiguïtés de ses opinions ; de même, dans l’Homme sans qualités, plusieurs vérités nous sont proposées, mais rien ne nous permet d’espérer dépasser nos incertitudes. Il s’avère, par ailleurs, que l’impuissance du lecteur à mettre en œuvre avec succès sa faculté de jugement est renforcée par la dissolution des prises de parole : le mode de pensée dialogique se délite dans la mesure où l’origine des discours est instable et que leur visée polémique cesse d’être cultivée. En l’occurrence, l’effacement des oppositions temporelles ainsi que des marques de distinction entre le récit et le discours des personnages contribue à accentuer la dissolution des actes de langage. Dans la Route des Flandres, les différents moments de la diégèse se télescopent ainsi en permanence et nous ne pouvons déterminer l’identité du narrateur. De fait, des idées et des interrogations sont bien exprimées, mais elles portent sur le contenu du récit qui, lui-même, n’est pas régi par le principe de la linéarité temporelle ou causale ; chaque reconstruction mémorielle du passé souligne bien des partis pris idéologiques, mais nous ne saurons jamais à laquelle nous en tenir. Nous découvrons ici un autre aspect  la liste n’est pas exhaustive  du roman de l’ère du soupçon, à savoir le caractère auto-réflexif de son écriture. Si les conventions narratives ont été mises à nu par Cervantès, Scarron, Sterne et Diderot, le développement de l’histoire devient un objet essentiel de réflexion pour les romanciers : comme le dit J. Ricardou, le ‘«’ ‘ récit d’une aventure » ’tend à se transformer en ‘l’» aventure d’un récit »’ ‘ 1194 ’ ‘. ’En somme, alors que le réel s’avère de plus en plus complexe, que le vrai se révèle inaccessible, que l’individu se fait étranger à lui-même et que la reconstruction du puzzle formel et herméneutique du texte paraît problématique, le roman du XXe siècle choisit de cultiver le fonctionnement autarcique de son univers verbal.

Par conséquent, Rabelais, H. de Crenne, Des Autels et Aneau ont inventé entre 1532 et 1564 un art narratif remarquable par son originalité et par la contribution qu’il a apportée à l’exploration des capacités du genre. Sa poétique, l’épistémologie qu’il postule et l’éthique de la compréhension qu’il sollicite font d’un apparent défaut de structure le fondement d’une nouvelle forme d’écriture. Est-il tout à fait anodin que la plupart auteurs ait trouvé dans le foisonnement de la vie lyonnaise un terreau fertile pour la composition de ses textes ? À part Hélisenne, qui est native d’Abbeville, qui a habité à Saint-Germain-des-Prés mais dont on ignore presque tout de l’activité littéraire, le parcours de Rabelais, de Des Autels et d’Aneau est relativement bien connu. Il faut constater ainsi la convergence des idées des deux censeurs de la Défense en matière de poésie lyrique et de prose oratoire ; il apparaît qu’ils ont communément fréquenté E. Dolet et de S. Gryphe, également côtoyés par Rabelais à Lyon. Sans affirmer que les trois écrivains se sont rencontrés, il nous semble que le climat de la ville, sensible aux idées nouvelles et tolérante à certaines formes d’hétérodoxie, a pu favoriser l’émergence d’une manière d’écrire qui refuse par nature l’imposition d’un joug à l’exercice de la parole et de la pensée. Non sans quelque parti pris, nous nous plaisons à imaginer que Lyon a été le berceau principal de la création d’un roman véritablement français.

Notes
1184.

Tous deux ne départagent, cependant, Rabelais et Cervantès qu’avec moult précautions.L’Esthétique et théorie du roman, op. cit., pp. 130-131, affirme ainsi que Rabelais a eu une « influence immense sur toute la prose romanesque » mais que « Cervantès se dresse aux côtés de Rabelais, et en même temps, en un certain sens, le dépasse ». De même, tandis que L’Art du roman, op. cit., p. 14, fait de Cervantès le fondateur du roman européen, Les Testaments trahis, op. cit., p. 27, saluent en Rabelais celui qui a posé la première pierre de l’édifice romanesque.

1185.

Le Roman français au XX e siècle, Paris, Hachette supérieur, « Les Fondamentaux », 1999, p. 8.

1186.

Voir respectivement G. Genette, Figures I, Paris, Seuil, « Points », 1966, p. 110 ; G. Lanson, Histoire de la littérature française, Paris, Hachette, 1912 (?), p. 669 ; M. Raimond, Le Roman, Armand Colin, « Cursus », p. 60 ; P. Chartier, Introduction aux grandes théories du roman, Paris, Bordas, 1990, p. 150 ; et R. Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, op. cit., p. 31.

1187.

P. Chartier, Introduction aux grandes théories du roman, op. cit., p. 5.

1188.

Outre Kundera, dans L’Art du roman, op. cit., p. 82, nous pouvons citer D. Viart : il ouvre son exposé sur Le Roman français du XX e siècle, op. cit., p. 9, sur le constat que « l’histoire du roman est celle d’une continuelle appropriation des formes littéraires à son profit ».

1189.

L’Art du roman, op. cit., p. 191. Il complète plus loin cette idée en expliquant que la présence d’un Deux absconditus a entraîné le retranchement des valeurs universelles dans l’univers subjectif des hommes(p. 193) :

L’art inspiré par le rire de Dieu est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. À l’instar de Pénélope, il défait pendant la nuit la tapisserie que des théologiens, des philosophes, des savants ont ourdie la veille.
1190.

Les Testaments trahis, op. cit., p. 28.

1191.

Nous détournons la formule bien connue de P. Valéry dans Tel Quel, citée par P. Hamon en exergue de « Pour un statut sémiologique du personnage », dans Poétique du récit, Paris, Seuil, « Points », p. 115.

1192.

In Œuvres complètes de L.-F. Céline, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1981, p. 424.

1193.

Cet aspect du roman du XXe siècle a été largement commenté. Voir, en particulier, l’Histoire du roman moderne, Paris, A. Michel, 1962,de R.-M. Albérès ; l’Esthétique du roman moderne, Paris, Nathan, « Université », 1993, de B. Valette ; et Le Roman français au XX e siècle, op. cit., de D. Viart.

1194.

Extrait des Actes du colloque de Strasbourg, datés de 1971, cité par B. Valette dans Esthétique du roman moderne, op. cit., p. 226.