INTRODUCTION GÉNÉRALE

Se rendre dans un commerce constitue une démarche quotidienne pour tout un chacun. Difficile donc de l’ignorer, même si elle se cache derrière une apparente banalité. C’est justement cette apparente banalité semblant dissimuler quelque chose qui titille l’esprit du linguiste, à plus forte raison quand l’étudiante en linguistique se trouve régulièrement engagée dans des rencontres de ce type en tant que vendeuse. Les petites phrases échangées lors de ces rencontres constituent une véritable richesse pour qui tente de mieux comprendre et de décrire l’utilisation du langage au sein d’une société donnée : elles traduisent indirectement les règles qui régissent les relations entre les individus d’une communauté parlante. Les interactions auxquelles donnent lieu ces rencontres ne sont pas sans soulever de questions : que se dit-on dans les commerces ? (Dumas, Hmed, Lorenzo & Palisse, 2001). Peut-on s’y comporter comme bon nous semble ? Inlassablement renouvelées, ces interactions se déroulent-elles toujours selon le même schéma ? Le contexte peut-il influer sur les participants ? Sur leur interaction ?

Initiée dans le cadre de mes travaux de Maîtrise et poursuivie lors de mon Diplôme d’Études Approfondies, ma recherche sur les commerces s’est centrée sur la librairie-papeterie-presse où je travaillais et sur un tabac-presse. Elle a permis de clarifier certains points.

Dès lors, j’ai dirigé mon questionnement de linguiste dans la direction suivante : les conclusions inférées de ces recherches sont-elles spécifiques aux interactions de commerce ou peuvent-elles être transférées à d’autres types d’interactions semblables ? Les interactions à fonction transactionnelle comportent toujours une partie transactionnelle au cours de laquelle le bien est échangé, mais la partie relationnelle est-elle actualisée de manière systématique ou peut-elle être élidée ? Autrement dit, fait-elle partie intégrante du script ? Les deux types de politesse identifiés comme relevant d’une politesse « familière » par rapport à une politesse plus « formelle » constituent-ils les seuls types de politesse ? Le script est-il immuable ou modifiable par des éléments de nature externe à l’interaction tels que les données contextuelles, par exemple ? Dans le but d’obtenir quelques réponses à ces questions, j’ai orienté ma réflexion vers un autre type d’interactions à fonction transactionnelle : les interactions de service. En plus des interactions recueillies à la librairie-papeterie-presse et au tabac-presse, je suis partie collecter de nouveaux corpus dans une banque, un bureau de poste et une mairie dans le but de comparer les interactions de commerce et les interactions de service, de chercher des régularités ou des dissemblances dans le fonctionnement de ces interactions, tant sur la base de leurs critères internes que de leurs critères externes.

La présente recherche est donc orientée vers une visée comparative qui s’appuiera sur la linguistique interactionniste sous ses différents aspects et empruntera parfois des notions à l’analyse conversationnelle. Pourquoi un champ disciplinaire aussi large ? Tout d’abord, parce que souvent noyée sous les discours, l’interaction ne s’offre pas spontanément au linguiste : il doit la reconstituer à partir des multiples traces et indices qu’elle laisse apparaître. Ensuite, parce que son étude nécessite une formation plurielle et qu’aucune discipline constituée à l’intérieur des sciences humaines ne permet d’épuiser sa richesse.

Ces difficultés liées à la reconstitution de l’interaction m’ont conduite à poser un regard « éthologique » sur les interactions de commerce et de service, c’est-à-dire à proposer une lecture des données fondée sur une démarche inductive. Sans me lancer dans la démonstration d’une hypothèse prédéterminée ou appliquer puis illustrer une ou des théories à des cas authentiques, je partirai des données empiriques pour élaborer une analyse comparative de différents types d’interactions au sein d’un genre interactionnel, en cherchant également à établir une analyse systématique de ce genre interactionnel, et donc décrire un genre d’activité langagière spécifique tels que l’ont fait Traverso pour la conversation familière (1996), Adam et Bonhomme pour le genre publicitaire (1997), Charaudeau pour le discours d’information médiatique (1997), Charaudeau et Ghiglione pour les talk-show télévisés (1997), ou encore Witko pour le conseil municipal (2001).

Par ailleurs, cette recherche s’inscrit également dans la continuité de l’intérêt suscité depuis quelques décennies par le quotidien chez les chercheurs de diverses disciplines dont les études les plus nombreuses relèvent de la (micro)sociologie (Goffman, 1973a et b ; Maffesoli, 1979 ; Dollé, 1984 ; Certeau, 1990 et 1994, Trognon & al., 1994 ; Javeau, 1991 et 1998 ; Juan, 1998) ou de la pragmatique (Cosnier, Gelas & Kerbrat-Orecchioni, 1988 ; Juven, 1997 ; Bujon, 1999 ; Lorenzo, 1999 ; Gauthey, 2002 ; Dugarret, 2003).

La nature de l’objet questionné dans cette recherche empirique nécessite trois entrées distinctes afin d’obtenir une bonne adéquation avec les outils descriptifs : la première en rapport avec un problème de définition des interactions de commerce et de service, la seconde avec la relation plus ou moins familière qu’entretiennent les participants, et la dernière en rapport avec le script et la manière dont les participants l’actualisent. La présentation de mon travail analytique ne s’organisera cependant pas autour des trois entrées précitées : le contexte situationnel a des implications à plusieurs niveaux tandis que la relation s’établit tout au long de l’interaction et que le script la guide depuis le début jusqu’à la fin.

Les objectifs et la structure de la présente recherche s’articuleront donc autour de trois pôles :

Ainsi orienté, ce travail s’articule autour de deux niveaux d’analyse : un niveau micro et un niveau macro, même si le recours à une telle dichotomie peut sembler quelque peu réductrice (Vion, 1992 : 260). Ces niveaux s’imposent pourtant comme point de départ : seule une première approche macroscopique du système autorise un accès détaillé aux échanges ainsi situés et permet de caractériser le processus d’échange dans sa globalité. Pour ces motifs, l’analyse du cadre situationnel se doublera d’une analyse interne de l’interaction orientée vers les pratiques transactionnelles et les modalités relationnelles qui les accompagnent. L’analyse séquentielle se présente alors comme un élément de jonction entre les niveaux extra-discursif et intra-discursif.

Notes
1.

Ou presque… Sur les détournements de cadre, cf. Vosghanian (2002) où le magasin de retouche est détourné de sa fonction première pour se transformer en « salon de papotages », et Doury (2001) qui montre que certaines interactions commerciales reposent sur ce que Goffman (1991) a identifié comme une différence de cadrage : « du point de vue du client, l’interaction est une discussion argumentative, alors que, du point de vue du commerçant, la dimension argumentative est subordonnée à une double finalité : la réalisation d’une transaction commerciale, et le maintien d’une relation cordiale » (Doury, 2001 : 120).