A. Problèmes méthodologiques

1. Interaction et rencontre

Situer l’interaction dans un ou plusieurs courants disciplinaires revient à la définir telle qu’elle est comprise et utilisée au sein du champ disciplinaire concerné, c’est-à-dire à dépasser le sens commun d’action réciproque. Le concept d’interaction est un concept ancien qui a été élaboré, utilisé puis repris par divers domaines de recherche. Charaudeau et Maingueneau signalent, en effet, son apparition dans le domaine des sciences de la nature et des sciences de la vie avant qu’il soit adopté dans la seconde moitié du XXe siècle par les sciences humaines (2002 : 318). Il y désigne les interactions communicatives, c’est-à-dire « toute production pluri-sémiotique inscrite dans un parcours énonciatif contextuellement marqué » (Nuchèze, 1998 : 8). En tant que production pluri-sémiotique, le concept d’interaction englobe

‘toute action conjointe, conflictuelle ou coopérative, mettant en présence deux ou plus de deux acteurs. À ce titre, il recouvre aussi bien les échanges conversationnels que les transactions financières, les jeux amoureux que les matchs de boxe (Vion, 1992 : 17).’

En tant que tel, le concept d’interaction communicative s’étend des interactions verbales aux interactions gestuelles, en passant par les interactions nécessitant ou non une certaine proximité des participants à l’échange communicatif.

La définition, souvent reprise, de Goffman est plus restrictive dans la mesure où elle limite le concept d’interaction à l’interaction en face à face, excluant par-là même les interactions à distance ou différées telles que les interactions téléphoniques ou épistolaires.

‘Par interaction (c’est-à-dire l’interaction de face à face) on entend à peu près l’influence réciproque que les participants exercent sur leurs actions respectives lorsqu’ils sont en présence physique immédiate les uns des autres ; par une interaction, on entend l’ensemble de l’interaction qui se produit en une occasion quelconque quand les membres d’un ensemble donné se trouvent en présence continue les uns des autres ; le terme « rencontre » pouvant aussi convenir (Goffman, 1973a : 23, souligné par l’auteur).’

Le côté restrictif de cette définition ne constitue cependant pas un obstacle pour la prise en compte des interactions questionnées : elles se déroulent toutes en situation de face à face. De plus, la définition goffmanienne offre l’avantage de présenter en quelques mots les deux principaux usages de ce terme. En effet, l’interaction, c’est avant tout un processus d’influences mutuelles que les participants à l’échange communicatif, les interactants, exercent les uns sur les autres. Mais, l’interaction c’est également « le lieu où s’exerce ce jeu d’actions et de réactions » (Charaudeau & Maingueneau, 2002 : 319). En ce sens, « interaction » est synonyme de « rencontre » : elle représente la totalité des événements qui contribuent à la formation d’un échange communicatif complet. Par ailleurs, l’échange communicatif complet appartient toujours à un genre particulier d’interaction communicative empruntant essentiellement le canal gestuel ou verbal, ce dernier type se subdivisant en conversations, interviews, réunions de travail, enquêtes, entretiens, débats, etc. 2 .

Il subsiste cependant un problème avec la définition goffmanienne qui assimile « interaction » et « rencontre », problème que Vion pose en ces termes :

‘En quoi le renvoi d’un concept comme interaction à un terme aussi vague que rencontre peut-il présenter un intérêt quelconque ? Ne risque-t-on pas, par une telle relation d’équivalence, de se condamner à ne plus pouvoir décider de ce qu’est, et de ce que n’est pas, une interaction ? Pourquoi n’y aurait-il pas au sein d’une même « rencontre », plusieurs interactions successives ? (1992 : 146, souligné par l’auteur).’

Le rapprochement des concepts d’« interaction » et de « rencontre » semble effectivement favoriser les confusions. Dans les lieux de passage très fréquentés comme le tabac-presse et la librairie-papeterie-presse, il est parfois difficile de marquer de façon précise le début et la fin d’une rencontre ou d’une interaction, surtout lorsqu’elles ne coïncident pas pour les participants. Afin de résoudre ce problème de découpage de l’unité supérieure qu’est l’interaction, il convient, dans un premier temps, de chercher des critères distinctifs pour ces deux unités. Après avoir passé en revue les critères de temps et de lieu, d’unité thématique, de schéma participationnel et de la présence de séquences démarcatives, Kerbrat-Orecchioni propose la définition suivante :

‘Pour qu’on ait affaire à une seule et même interaction, il faut et il suffit que l’on ait un groupe de participants modifiable mais sans rupture, qui dans un cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, parlent d’un objet modifiable mais sans rupture (1990 : 216).’

Une fois encore, la définition n’est pas sans soulever de nouvelles interrogations : que faut-il entendre par « modifiable mais sans rupture » ? Appliquée au groupe de participants et au cadre spatio-temporel, cette définition permet de dépasser le problème de distinction entre « interaction » et « rencontre » soulevé par la définition goffmanienne. Ainsi, en cas d’affluence au tabac-presse ou à la librairie-papeterie-presse, lorsque les commerçants servent plusieurs clients à la fois avec un tempo rapide et soutenu (cf., par exemple, corpus librairie-papeterie-presse : interactions n°6 et n°11), la rencontre des participants correspond à leur interaction : groupe de participants et cadre spatio-temporel modifiable mais sans rupture, même s’il faut bien garder à l’esprit le fait que le nombre d’interlocuteurs du commerçant sera supérieur à celui des clients. En contre-partie, la définition de Kerbrat-Orecchioni ne permet pas de rendre compte de toutes les interactions : elle exclut d’emblée les conversations à bâtons rompus que les participants conduisent de manière peu suivie en changeant fréquemment de sujet. Bien qu’il soit particulièrement rare d’avoir une rupture totale de l’objet de conversation, ces cas ne doivent cependant pas être ignorés (pour un exemple de rupture totale dans l’objet conversationnel, se reporter à l’histoire de l’agrafe rapportée par Vosghanian, 2002 : 173-192).

Vion, quant à lui, établit une distinction entre « interaction » et « rencontre » à partir de la notion de cadre interactif dont l’objectif consiste à déterminer la spécificité d’une interaction donnée, autorisant par-là même l’établissement de sa durée.

‘En même temps qu’ils construisent du sens, les sujets sont amenés à se positionner dans la mesure où « il n’est pas de parole qui ne soit émise d’une place et convoque l’interlocuteur à une place corrélative » (Flahault 1978 : 58). Ce positionnement revient à faire de chaque sujet l’artisan de la construction des places et donc d’un espace interactif. […] L’espace interactif se construit à tout moment dans et par les activités discursives, les choix lexicaux, les attitudes, les manières de s’impliquer ou d’interpeller (1992 : 111-112).’

En ce sens, une rencontre particulière peut se composer de plusieurs interactions successives, chacune d’entre elles étant définie par un cadre interactif spécifique. De ce point de vue, en considérant toujours les cas problématiques d’affluence au tabac-presse et à la librairie-papeterie-presse, pour les clients, la rencontre avec le commerçant correspond à leur interaction, alors que pour le commerçant, une rencontre peut se composer de plusieurs interactions délimitées par le changement de cadre interactif, c’est-à-dire les arrivées et départs de clients. Or cette nouvelle définition soulève un problème d’un autre ordre : la relation interlocutive est élaborée par « la co-activité des sujets » (ibid., 112). Comment, dès lors, rendre compte des interactions au sein desquelles un participant est physiquement présent mais passif d’un point de vue communicatif ? C’est notamment le cas du chercheur parti collecter des données sur le terrain qui se trouve présent dans l’espace interlocutif mais ne participe pas à la relation interlocutive 3 .

Au vu de ces différentes définitions et des problèmes qu’elles soulèvent, il semble utopique de vouloir trouver une définition générale de l’interaction qui soit applicable à tous les types d’interaction. Au mieux, on peut proposer une définition susceptible de couvrir un genre particulier d’interaction. Dans les corpus soumis à analyse, le découpage de l’unité supérieure « interaction » se fera en fonction du groupe de participants qui peut être modifié à condition qu’il n’y ait pas de rupture, tout en prenant en compte la continuité et le caractère modifiable du cadre spatio-temporel et de l’objet, ainsi que le cadre interactif pouvant faire intervenir des participants physiquement présents, mais passifs d’un point de vue communicatif dans la mesure où leur simple présence peut exercer une influence ou imposer des contraintes sur l’interaction des participants interactivement actifs.

En ce qui concerne les sciences humaines et sociales, et l’analyse du discours plus particulièrement,

‘l’approche interactionniste a mis l’accent sur la nécessité de privilégier le discours dialogué oral, tel qu’il se réalise dans les diverses situations de la vie quotidienne. C’est en effet celui qui offre le plus fort degré d’interactivité (Charaudeau & Maingueneau, 2002 : 321, souligné par les auteurs).’

Ainsi, tout discours implique nécessairement, quelle que soit sa nature, une forme d’interaction entre les participants qui revêtent tour à tour le rôle d’émetteurs et de récepteurs de discours. Cependant, le « degré d’interactivité » peut être plus ou moins marqué, l’interaction en face à face semblant à tous égards inclure le plus grand nombre de mécanismes propres à l’interaction. Parallèlement, ce courant a également montré et souligné l’importance et le rôle que jouent certains phénomènes dans l’élaboration du discours. Il en va ainsi des marqueurs conversationnels en tous genres ayant un rôle de révélateur et de « signalement » (Traverso, 1999 : 48) 4 , des reprises, reformulations, inachèvements, rectifications, bafouillages, etc. L’importance des dimensions relationnelle et affective a aussi été mise en valeur en tant qu’elles contribuent au bon fonctionnement des communications humaines. Ces dernières ne peuvent effectivement être réduites à un simple échange d’informations : elles sont envisagées en tant que constructions collectives dont chacune des composantes peut donner lieu à négociation entre les interactants 5 . De multiples règles préexistent ainsi aux interactions – syntaxiques, lexicales, conversationnelles, etc. – certaines d’entre elles étant suffisamment floues « pour qu’il soit possible et même nécessaire de "composer" avec elles comme on "compose" une interaction » (Charaudeau & Maingueneau, 2002 : 322). C’est ce qui permet à Winkin de comparer les participants à une interaction aux interprètes d’une partition musicale :

‘Mais, dans ce vaste orchestre culturel, il n’y a ni chef, ni partition. Chacun joue en s’accordant sur l’autre. Seul un observateur extérieur, c’est-à-dire un chercheur en communication, peut progressivement élaborer une partition écrite, qui se révélera sans doute hautement complexe (1981 : 8).’

Tel est donc l’objectif que s’efforcent d’atteindre les chercheurs en interaction : « reconstituer les partitions » sous-jacentes à la réalisation des interactions, et, au-delà, chercher des régularités propres à un genre interactionnel.

Notes
2.

Sur la typologie des interactions, cf. Kerbrat-Orecchioni (1990 : 13-133) et Vion (1992 : 119-142).

3.

Sur le rôle de l’observateur dans le cadre participatif, se reporter au chapitre 2.

4.

Sur les marqueurs conversationnels, on pourra se reporter à Auchlin, 1981 ; Luzzati, 1982 ; Gülich & Kotschi (1983 et 1987), Vincent (1993), Morel & Danon-Boileau (1998), Bouchard (2000), ou encore Bruxelles & Traverso (2001).

5.

Sur les négociations conversationnelles, cf. Kerbrat-Orecchioni (2000).